3.4.1.4. L’énonciation dans les cahiers

La question de l’énonciation a été mise au cœur de l’analyse linguistique par Benveniste, qui approche le langage comme le lieu d’émergence de la subjectivité : « c’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet » (BENVENISTE, É. 1966 : 259) 540 . Cette opération s’effectue grâce à certaines formes de la langue, notamment le pronom « je » qui permet l’énonciation. Or dans les cahiers, le recours à la première personne est rare.

En bambara, la première personne apparaît sous la forme du pronom personnel sous forme emphatique « ne», dans le contexte particulier qui est celui des formules magiques dont nous avons étudié plus haut les modes d’énonciation (cf. supra 2.4.3.3). Dans certains cas, sa valeur personnelle est immédiatement annulée dans la formule « nekarisa », moi Untel qui indique la place d’un sujet, qui à l’oral se nommerait « moi Madou » par exemple. Il s’agit là d’un effet lié à la scripturalisation qui laisse vide la place où s’inscrit l’identité de l’énonciateur dans l’usage effectif de la formule. Mais même dans les cas où le nom propre figure, la possibilité de le remplacer par un autre, s’agissant de formules relativement fixes, rend caduque l’assignation du discours à ce locuteur.

Nous avons repéré un seul usage du pronom personnel en bambara, dans les deux pages déjà commentées du cahier de Makan Camara où il reprend les formules classiques du communiqué pour noter sur son cahier le jour et l’heure du décès de son père (Annexe 6, cahier 2, p. 2). Le pronom personnel apparaît ici sous la forme du pluriel de politesse, dans le texte en bambara « allay’anfakorobakakalifaminè », Dieu a rappelé à lui notre père. Cette première personne du pluriel est reprise dans la mention en français de l’année de décès de son père qui apparaît quelques pages plus loin : « [année] du déçai de nos père ».

En français on repère des usages plus larges de l’énonciation à la première personne.

Dans la chronique familiale ou personnelle, qui peut apparaître comme le lieu naturel d’une expression à la première personne, la prégnance du modèle du carnet de famille, qui recense de manière impersonnelle les membres de la famille explique que certains scripteurs s’en passent. S’y manifeste un souci d’identifier, comme cela se pratique sur les documents officiels, les individus dont sont consignées les dates de décès, naissance, mariage. Cette pratique renvoie à la nécessité de préparer le recours à l’état civil, comme nous l’avons vu plus haut (cf. supra 2.3.2.3). L’écriture à la première personne apparaît cependant parfois dans les pronoms possessifs (par exemple, pour les décès de « ma mère », « mon père » dans le cahier de Ganda Camara).

Le texte commenté plus haut de Moussa Camara, « l’histoire des faits qui on[t] passé », est celui dans lequel la prise de distance avec le modèle de l’état civil est la plus grande, puisque la prise d’écriture s’y déploie dans la perspective d’une « histoire » personnelle, annoncée comme telle (3.3.2.3.). Si le pronom personnel « je » est présent dans un énoncé (« j ais perdu ma mère »), c’est le pronom possessif qui revient le plus fréquemment « ma première femme, mon second mariage, ma mère, mon quatrième fils, mon fils » [orth. rétablie]. Moussa Camara ayant été scolarisé exclusivement en français, le recours à cette langue peut s’expliquer par sa plus grande aisance en cette langue, dès qu’il s’agit de formes scolaires d’expression. En effet, un texte à la première personne pourvu d’un titre annonçant une « histoire » peut être considéré comme s’inspirant du modèle scolaire de la rédaction.

On rencontre des usages de la première personne du singulier dans d’autres textes. Par exemple dans les notations telles que les « infos sur mes champs » de Madou Camara où il formule ainsi les dates qu’il souhaite retenir concernant ses cultures : « j’ai semé mon champ (...) j’ai été au hameau » (Doc. 23). Dans son cahier, Makan Camara note « J’ai acheté une pompe une clé une pince dimanche le 19 mars 1998 » (Annexe 6, cahier 2, p. 6).

Le résultat sur les langues de l’écrit obtenu ici conforte les hypothèses émises plus haut pour expliquer le privilège au français dans certains cahiers, notamment celle selon laquelle le français est la langue qui s’impose dans la reprise de certaines formes, dont l’énonciation à la première personne.

Mais du point de vue de la méthode, cette voie d’investigation s’avère limitée. Isoler les recours, au demeurant fort rares, à la première personne du singulier comme moments du passage d’une écriture pour soi à une écriture de soi nous semble de nature à faire manquer la singularité de notre corpus.

Nous reprendrons la question de l’écriture de soi en conclusion de ce chapitre. Pour le moment, pour maintenir la perspective qui est la nôtre d’un travail sur les modes d’appropriation de l’écrit, il nous semble plus pertinent de continuer à situer l’implication du scripteur dans l’écart avec les normes et modèles qui circulent. A cet égard, l’acte de copier, souvent conçu comme le lieu d’une écriture impersonnelle, permet en réalité d’observer la manière dont le scripteur s’affirme dans ses choix dans l’écriture du cahier.

Notes
540.

Sur la notion de subjectivité, nous nous référons à l’entrée « Subjectivité » du Dictionnaire d’analyse du discours (CHARAUDEAU, P. & MAINGUENEAU, D. 2002), rédigée par C. Kerbrat-Orrecchioni, également auteur de L’énonciation. De la subjectivité dans le langage (KERBRAT-ORRECCHIONI, C. 1980).