Nous avons indiqué d’emblée que la pratique de tenir un cahier à soi s’observe de manière privilégiée chez certains scripteurs, notamment des hommes. Pour tenir un cahier, il faut qu’au moins quatre ordres de conditions soient réunis : il faut savoir écrire (la délégation peut s’opérer à la marge, mais la tenue d’un cahier semble réservée aux lettrés 550 ), avoir du temps pour écrire, posséder un matériel minimal (un cahier, un bic), disposer d’un endroit à soi où ranger cet objet. Pour ce qui est du matériel, nous avons indiqué que la tenue d’un cahier ne signifie pas qu’un cahier neuf soit acquis, puisque l’écriture peut démarrer sur cahier reçu lors d’une formation. Ce dernier cas n’élargit pas le spectre des scripteurs possibles au-delà des individus dont les compétences sont socialement reconnues, puisque ceux-ci sont les seuls bénéficiaires des formations.
Au-delà de ces pré-réquisits minimaux (qui ont pour corollaire la rareté des femmes), une diversité de profils apparaît parmi les scripteurs de notre corpus.
Du point de vue des filières, l’alphabétisation et la scolarisation sont toutes deux pourvoyeuses de scripteurs de cahiers : nous avons étudié les cahiers de scripteurs alphabétisés seulement (par exemple Mamoutou Coulibaly), scolarisés seulement (Moussa Coulibaly) et bi-alphabétisés (Moussa Camara). Les usages divers de l’arabe dans les cahiers suggèrent que l’investigation sur le rôle des filières islamiques reste à poursuivre.
Du point de vue des générations lettrées, la pratique de tenir un cahier à soi semble également transversale : nous avons examiné les cahiers de scripteurs issus des différentes générations lettrées que nous avons dégagées 551 .
Quant au niveau de formation, on constate là encore une diversité de niveaux, aussi bien parmi les alphabétisés (la double page analysée en ouverture est d’un scripteur visiblement moins familier avec l’écrit que Baba Camara, qui tient très régulièrement plusieurs cahiers dont un relevé pluviométrique) que parmi les scolarisés (du niveau 6ème aux études supérieures).
Enfin, si l’on reprend un critère qui nous a paru essentiel dans la 1ère partie, celui de la reconnaissance sociale ou non du statut de lettré, on peut préciser que la tenue d’un cahier est observée aussi bien chez des lettrés reconnus que chez des individus (souvent de la GL 4) dont les compétences restent socialement inexploitées.
Cette disparité des profils de scripteurs de cahiers permet de souligner l’extension de la pratique selon les âges et les profils lettrés. Cependant, cela ne signifie pas que la pratique revête le même sens dans tous les cas.
Pour reprendre le dernier critère, celui de la reconnaissance sociale des compétences (dont un indicateur est le fait de se voir confier un poste dans l’AV), on voit que selon que cela est ou non le cas, la pratique de tenir un cahier n’est pas interprétée de la même manière. Dans le premier cas, le transfert sur des champs privés des dispositions couramment mises en œuvre dans le champ professionnel ou public est un prolongement naturel de ses activités, souvent sur une sphère domestique où ce scripteur, chef de famille, exerce une autorité également reconnue socialement (cas de Mamoutou Coulibaly, notant des dates de semis). Dans le second cas, le cahier constitue parfois la seule pratique, il est le lieu où s’opère le repli sur le privé d’une compétence non reconnue socialement.
Nous avons indiqué au fil de l’analyse que certaines pratiques s’ordonnent à une différence de niveau de formation et à la pluralité ou non des socialisations à l’écrit. Ainsi, l’usage contrasté des langues dans un souci de distinction ne se repère que chez des scripteurs scolarisés au moins jusqu’en 7ème et dont la socialisation à l’écrit s’est prolongée (par des expériences professionnelles de l’écrit et des pratiques estudiantines).
Les pratiques des anciens élèves nous semblent cependant montrer des traits communs. Sur ce point, la spécificité de notre terrain et de notre enquête jouent, qui nous ont conduit à nous entretenir davantage, et sans doute plus librement en raison de la proximité d’âge, avec les jeunes adultes. Les pratiques des anciens élèves sont souvent marquées par une référence au temps scolaire, dans sa double dimension de temps d’étude et de moment où se développent en marge des pratiques de l’écrit extra-scolaires. Les pratiques de l’écrit dans ces cahiers font référence à une culture juvénile, et manifeste un intérêt pour ce qui est diffusé à la radio (informations, chansons). Ces pratiques montrent que l’on écrit aussi pour le plaisir.
Cependant, la possibilité que des personnes non-lettrées détiennent un cahier sur lesquels elles feraient écrire pour elles par d’autres n’est pas exclue. Un exemple d’un tel cas est donné par A. Petrucci, avec le livret de Maddalena Grattaroli qui date du XVIe siècle (PETRUCCI, A. 1988 : 836-837). Cette femme non-lettrée, originaire de Bergame (Italie), fait écrire plus de cent personnes dans ce document pour la tenue de sa charcuterie.
Citons simplement un scripteur par GL : Dramane Coulibaly pour la GL 1 ; Ba Madou Sanogo pour la GL 2 ; Mamoutou Camara pour la GL 3 ; Mamoutou Coulibaly pour la GL 4 ; auxquels s’ajoute Ganda Sanogo, issu de la 4ème cohorte de l’école de Kina.