3.5.2. Le goût d’écrire

Dans enquête ethnographique sur l’écriture de soi dans un village du Sud Ouest de la France, Vera Mark rappelle que les autobiographies paysannes sont le fait de personnes qui se sentent en rupture avec leur milieu d’origine. Cette figure de l’autodidacte populaire constitue un des cas d’acculturation exemplaire que nous avons cités. Mais V. Mark poursuit en indiquant un autre type, plus commun.

‘La pratique de l’écriture peut aussi trouver sa source dans une disposition familiale à investir les apports du capital scolaire, moins aux fins d’une ascension sociale qui marquerait une rupture, difficile à gérer avec le statut de la famille, que dans un processus de culture individuelle dont l’expression passe par une pratique en amateur, au sens premier, de l’écriture (MARK, V. : 374).’

L’idée selon laquelle une telle pratique tiendrait à une disposition familiale nous semble difficile à explorer concernant notre terrain. En revanche la notion de pratique en amateur, sans visée d’ascension sociale déterminée (même si cet horizon peut demeurer), nous semble éclairante.

Nous la prolongeons ici en indiquant que l’idée qu’écrire est un plaisir est exprimée dans les entretiens, dans les déclarations et dans la manière dont ceux-ci se sont déroulés.

Dans les cahiers, nous avons eu l’occasion de relever cette dimension ludique dans la pratique de l’inscription, par laquelle le scripteur s’approprie l’espace graphique en y apposant sa marque. Plusieurs écrits exhibent aussi des signatures calligraphiées avec soin dans un souci visiblement esthétique. Plus rarement, le jeu apparaît dans des notations cryptiques.

Sur ce point, on peut appliquer à l’écriture ce que Roger Chartier dit de la lecture. Dans Pratiques de la lecture, il nuance ainsi les propos de Bourdieu selon lesquels « Il est probable qu’on lit quand on a un marché sur lequel on peut placer des discours concernant les lectures » (CHARTIER, R. 1985).

‘C’est une perspective un peu réductrice, parce qu’il est sûr que même dans les sociétés traditionnelles, qui sont pourtant plus éloignées de l’écrit imprimé que la nôtre, il est des situations et des besoins de lecture qui ne sont pas réductibles à une compétence de lecture prisées sur un marché social, mais qui sont, dans un certain sens, très profondément enracinées dans des expériences individuelles ou communautaires (op. cit.). ’

Les expériences individuelles, de l’école ou de la migration, constituent des moments forts dans les trajectoires des jeunes adultes. Le cahier permet alors d’en conserver des souvenirs (du temps scolaire ou étudiant, mais aussi de la migration comme dans le carnet de secret de Moussa Coulibaly), et de maintenir le lien avec la culture urbaine, qui s’organise autour de l’intérêt pour des événements qui dépassent l’échelle locale (compétitions de football dont les comptes-rendus apparaissent dans les cahiers ; informations nationales et internationales, comme dans le cahier de Makan Camara), et de la diffusion de produits culturels, notamment musicaux, à une plus large échelle également. Les pratiques de l’écrit autour des chansons participent des usages de l’écrit qui s’appuient sur des goûts que l’on désigne comme individuels et par lesquels une communauté affective se constitue en partie grâce à l’écrit 552 .

Notes
552.

Même si cela ne concerne pas une pratique sur un cahier, on peut citer les expressions qu’emploie Lassine Camara (GL 4, 7ème) en entretien pour décrire la pratique de la demande de dédicace à la radio. Il désigne la demande de dédicace comme « sεbεn nidungɔfoliw », litt. écrit pour une salutation amicale, le terme de « nidungɔfoliw » étant composé à partir de « nidɔngɔ » / « nidungɔɔ »/ plaisir, ce qui plaît personnellement ; goût, choix personnel (Bailleul). Il poursuit en expliquant « donc nin de ka di i ye, i bε i kanuñɔgɔnw foli bila a la »¸ donc [le morceau] qui te plaît, tu salues tes amis avec celui-là. Là encore le terme de « kanuñɔgɔɔn », que nous traduisons par ami, est chargé affectivement.