Questions de méthode

Suivant la première ligne d’investigation, liée à des enjeux méthodologiques, nous avons tout d’abord identifié un contexte et des acteurs locaux, puis détaillé leurs pratiques de l’écrit, plus particulièrement leurs pratiques d’écriture, avant de nous arrêter sur une de ces pratiques, la tenue d’un cahier à soi.

Cette logique, d’exposition plus que de découverte, nous a amenée à privilégier dans chaque partie un type de matériau empirique, ou une approche singulière pour les matériaux convoqués à plusieurs reprises.

La première partie s’appuie sur le traitement d’un questionnaire que nous avons passé à l’échelle d’un village, sur des entretiens semi-directifs (utilisés pour reconstituer des trajectoires), sur des observations et sur un test des compétences.

Elle a permis de dégager les déterminants majeurs de l’alphabétisation à Kina, notamment ceux du sexe et de la génération (dans un emploi du terme de génération que nous avons justifié, en montrant la pertinence d’une approche par générations lettrées à l’échelle de ce village). Des caractéristiques communes à chacune de ces générations, en termes de filières et de langues d’apprentissage, et plus largement de socialisations à l’écrit ont été dégagées. Pour chaque génération lettrée, le recours à des portraits a permis de mettre au jour les tendances partagées, et de faire ressortir la singularité de certaines configurations (selon le sexe, mais aussi la position dans la fratrie, le statut de la famille, l’expérience migratoire, le détail du parcours scolaire, etc.).

A ce stade de l’analyse, nous avons introduit, grâce aux entretiens, une première approche des pratiques de l’écrit des enquêtés. Des profils ont ainsi pu être mis en place, qui associent la formation (les filières traversées et les langues acquises), la rentabilité sociale des compétences acquises, et les grands domaines de la pratique où celles-ci s’exercent. Une ligne de partage a émergé entre des scripteurs reconnus, dont les pratiques privées prolongent les pratiques professionnelles et publiques, et des scripteurs dont l’essentiel des pratiques relève d’un domaine que nous avons premièrement identifié comme « à soi ». Au terme de cette partie, la nécessité d’entrer dans la considération du détail des pratiques est apparue.

La deuxième partie consiste en une revue des pratiques, que nous avons menée en croisant une approche par grands domaines (écrits du travail agricole, écrits administratifs) et une approche par formes graphiques transversales. Un nouveau type de matériau empirique est introduit et présenté dans cette partie, un corpus constitué à partir d’écrits que nous avons recueillis en les photographiant. Ce corpus permet d’une part d’établir le répertoire des pratiques (et de justifier le choix des domaines de pratiques et des formes graphiques), d’autre part de dégager les normes et modèles scripturaux. Les entretiens sont à nouveau convoqués, cette fois comme récits de pratiques et comme sources pour reconstituer des discours sur l’alphabétisation. L’observation d’usages collectifs et individuels permet également de progresser dans l’analyse.

L’ambition d’exhaustivité qui nous anime ici nous fait courir deux risques majeurs. Le premier est de manquer des domaines importants (nous avons indiqué par exemple que les écrits relatifs à la santé constituent un axe de recherche à poursuivre, que nous n’avons pas envisagé car nous disposons de trop peu de données ; le registre scolaire est, par la construction de notre objet autour des pratiques des adultes, écarté, mais constitue bien sûr un autre domaine d’investigation de choix). Le second risque couru est celui d’aborder certains domaines trop superficiellement (ainsi, l’analyse des écrits du travail agricole pourrait être approfondie en recourant à d’autres outils, permettant des observations plus fines des processus collectifs d’écriture et des négociations orales qui les entourent, par exemple la vidéo). Cependant, nous assumons cette approche transversale, qui nous a paru nécessaire en abordant un champ de recherche peu balisé. Cette revue est du reste indispensable à la compréhension d’une pratique qui mêle des registres d’écriture et des dispositifs graphiques hétérogènes, celle de tenir un cahier.

La troisième partie constitue une investigation de ces supports d’écriture que sont les cahiers à soi. Nous justifions tout d’abord la possibilité de traiter le cahier comme un genre, en montrant que, par-delà l’hétérogénéité des notations et les variations des manières d’écrire, il s’agit bien d’une pratique socialement constituée. La sous-partie du corpus général que constitue le corpus des cahiers est notre principal matériau empirique à ce stade. Nous en faisons un usage un peu différent de celui qui est mis en œuvre dans la deuxième partie, puisque nous considérons comme échelle d’analyse un scripteur et son cahier, ou parfois un scripteur et ses divers cahiers et carnets. L’enjeu méthodologique est d’articuler l’analyse des écrits, au plus près des formes graphiques et linguistiques, la reconstitution d’un contexte d’écriture quand elle est possible, et le profil et la trajectoire singuliers d’un scripteur. Les entretiens sont ainsi utilisés dans leur double dimension de récits de pratiques (quand ils peuvent nous éclairer sur les raisons de la tenue d’un cahier, sur le contexte d’écriture d’un cahier) et de récits de formation (comme dans la première partie).

Cette première articulation des trois parties qui constituent notre travail rend compte de sa dimension expérimentale sur le plan méthodologique.

En effet, la place que nous avons accordée à l’analyse des productions écrites nous a amenée à nous poser des problèmes qui sont rarement mis au centre des travaux sociologiques sur l’écriture. L’analyse des productions est souvent menée sur des corpus singuliers - copies d’élèves ou tests. Notre choix d’analyser des écrits très divers nous a conduit à emprunter à la linguistique des outils de description et des catégories d’analyse. Nous avons également attaché une importance particulière à la présentation des écrits produits, non pas comme des illustrations mais comme des documents. Cette approche nous amène enfin à aborder de manière neuve des questions méthodologiques classiques des sciences sociales.

Tout d’abord, la notion d’observation se décline différemment quand il s’agit d’observer des productions écrites. En effet, qu’est-ce qu’observer des écrits ? Nous nous sommes appuyée ici sur l’acquis méthodologique des travaux d’anthropologues ou d’historiens sur les écrits « ordinaires ». Nous avons retenu de ces travaux, premièrement, qu’il faut regarder et lire ces textes en les rapportant aux normes écrites et non à la langue parlée (BRANCA-ROSOFF, S. 1989) ; deuxièmement, que ces normes ne sont pas forcément scolaires ou savantes, mais peuvent être professionnelles (BORZEIX, A. & FRAENKEL, B. 2001) ou techniques (WEBER, F. 1993).

Si l’hétérogénéité des matériaux est le lot de tout chercheur qui recourt à l’ethnographie, celle-ci est le plus souvent pensée comme articulant entretiens et observations. Or une approche des pratiques de l’écrit doit combiner une observation des productions écrites, une observation de leur contexte d’écriture et une identification des acteurs. Il faudrait donc disposer, pour chaque pratique dont on veut rendre compte, du document écrit, d’un compte-rendu d’observation des circonstances de sa production et d’un entretien avec le ou les scripteurs. Dans notre recherche, le deuxième élément manque souvent. Pour ce qui est des cahiers, nous en rendons compte par le fait que le contexte d’écriture est rarement public, et donc difficile à observer. Si l’on s’en tient aux deux autres types de matériaux, nous avons mis en œuvre trois types d’articulations différentes entre entretien et écrit.

Premièrement, l’entretien peut être utilisé comme un récit de pratiques, que l’on confronte aux pratiques de l’écrit attestées par les productions écrites. Ici, l’articulation entre entretien et observation de l’écrit prend une figure classique, qui consiste à mettre en regard ce que les acteurs disent qu’ils font, et ce que l’on constate qu’ils font. Cette première figure correspond à notre approche initiale des écrits : face à des discours enthousiastes sur l’alphabétisation, mais qui ne semblaient pas correspondre à des pratiques effectives, le fait d’observer des productions nous a permis de constater à la fois l’écart avec les discours, et l’engagement effectif de certains scripteurs dans des pratiques.

Deuxièmement, on peut recourir à l’écrit comme support à un entretien. Ce procédé nous est apparu extrêmement riche. Rétrospectivement, il nous semble même que nous aurions pu, dans certains cas, laisser dans le cours de l’entretien semi-directif une place plus importante à la lecture commentée des cahiers 553 . L’intérêt de ce dispositif est tout d’abord de permettre d’expliciter des notations qui restent obscures à la lecture. Il permet également de reconstituer des contextes d’écriture : on peut ainsi préciser les modèles (imprimés ou manuscrits) auxquels l’enquêté a eu recours dans ses pratiques de copie, ainsi que les sources orales des transcriptions (radio, interaction personnelle, etc.). Cette lecture commentée est aussi une occasion d’observation, permettant par exemple de repérer l’écart entre ce qui est montré et ce qui est commenté, dans les cas où l’enquêté s’attarde sur certains passages alors qu’il passe rapidement sur d’autres. L’analyse du commentaire requiert alors une double contextualisation par rapport au temps de l’écriture et à celui du commentaire.

Troisièmement, les productions écrites peuvent être considérées comme des matériaux spécifiques qui permettent de poser de nouvelles questions, auxquelles l’entretien peut éventuellement permettre de répondre. L’analyse sociologique permet de rapporter les normes et modèles scripturaux observés à des contextes de socialisation à l’écrit liés à des parcours de formation et à des trajectoires professionnelles ou migratoires singulières. L’analyse linguistique, menée dans son détail, en portant une attention particulière à l’usage des signes de ponctuation ou de mise en forme graphique, permet de poser des questions nouvelles : ainsi, l’interprétation des rapports entre les langues de l’écrit que nous proposons s’appuie sur une analyse des formes du mélange de langues dans les productions observées.

Ce premier fil de la réflexion, par lequel nous rendons compte de la progression de notre travail, trouve son aboutissement dans l’étude de la tenue d’un cahier à soi. En effet, à la différence des pratiques décrites dans la deuxième partie, la tenue d’un cahier, en tant que pratique individuelle, souvent prise dans un temps long, est le lieu où peuvent le mieux s’articuler dans l’analyse la trajectoire du scripteur et sa production écrite.

Notes
553.

Cela ne signifie pas que nous revenions sur la pertinence de l’entretien semi-directif pour appréhender notre objet. Comme B. Lahire le souligne, l’entretien semi-directif est un outil efficace pour faire apparaître un ensemble de pratiques qui ne seraient pas spontanément évoquées par les enquêtés. Seule une grille très détaillée permet de poser « une multitude de petites questions extrêmement précises, notamment en matière de pratiques de lecture et d’écriture » (LAHIRE, B. 1996 : 110). S’il faut être sensible aux effets de ce dispositif sur notre terrain, et toujours s’attendre à ce que les enquêtés répondent dans un premier temps selon les attentes (HOFFMAN, B. 2000), l’orientation de la grille vers une description des pratiques permet de limiter ce biais.