Avancées

Le second fil qui nous permet de rendre compte de la progression de notre travail est argumentatif, et s’organise autour de notre problématique principale, celle de l’appropriation.

Notre idée initiale était d’appréhender l’appropriation en travaillant sur des pratiques non fonctionnelles, notre hypothèse, très large, pouvant être formulée ainsi : on alphabétise les paysans pour améliorer la production cotonnière et l’organisation des collectivités villageoises, mais ils doivent bien faire autre chose de l’écriture. Notre point d’arrivée est l’étude de cahiers à soi. Cependant, entre ces deux moments, la possibilité d’isoler un registre de l’écrit personnel, qui ne relèverait pas des modèles imposés est apparue caduque. Il ne faut donc pas se méprendre : le travail sur les cahiers ne constitue pas un retour à l’hypothèse initiale. Celle-ci postule en effet une séparation des registres (personnel et professionnel, privé et public) dont tout notre travail consiste à montrer qu’elle est socialement construite.

La notion d’appropriation a été déclinée de deux manières complémentaires au cours de notre travail. En abordant les profils, nous avons retenu comme critère de l’appropriation le réinvestissement des compétences et dispositions lettrées dans des domaines distincts de ceux dans lesquels elles ont été constituées. En étudiant les pratiques, nous avons situé l’appropriation dans la manière dont les scripteurs se saisissent de normes et modèles scripturaux imposés pour les faire servir à d’autres fins.

Dans le premier sens, exploré en première partie, l’appropriation peut être le fait de scripteurs qui, tout en n’étant pas sollicités à l’échelle de la collectivité, manifestent tout de même un intérêt pour l’écrit qui les amène à développer leurs pratiques. D’autres, dont les compétences sont socialement reconnues et collectivement mobilisées, usent également de l’écrit dans la constitution d’une sphère à soi que différents dispositifs permettent d’isoler (choix du français comme langue d’écriture, adoption d’un cahier distinct des cahiers professionnels ou familiaux).

Dans le second sens, l’appropriation s’observe dans la manière dont ces scripteurs manipulent, reprennent, détournent parfois les modèles imposés, par exemple en réutilisant la forme de la comptabilité enseignée dans les formations pour des comptes privés. Dans notre deuxième partie, nous avons relevé une multiplicité de configurations de cet ordre, qui nous ont permis d’avancer que le caractère personnel des écrits tient moins à un contenu intime qu’à une manière propre de se saisir des modèles et des normes qui circulent.

Ce sens de l’appropriation est central pour aborder l’étude du genre du cahier que nous menons en troisième partie. Cette étude permet de faire progresser l’analyse en montrant que l’objectivation de cette sphère à soi est permise par un dispositif et un support d’écriture singuliers : la tenue d’un cahier à soi. Or celle-ci est mise en œuvre, avec des enjeux différents, par des profils de scripteurs divers.

Dans les processus de redéfinition des rapports entre soi et les autres qui sont en cours sur notre terrain, l’écrit occupe une place importante.

L’écrit est central dans la logique d’identification et de contrôle des individus. Celle-ci s’effectue à travers des écrits qui leurs sont imposés, et par la reprise que les individus lettrés en font. La question de la réaction des individus non lettrés à ces processus n’est abordée que marginalement dans notre étude, mais eux aussi sont des acteurs dans ces processus, selon des modalités que nous avons esquissées en travaillant sur la question de la délégation d’écriture.

L’écrit contribue par ailleurs à modifier le partage entre public et privé. Il est constitutif de certains processus de privatisation, objectivant la scission des exploitations agricoles et des familles reconnues civilement, rendant de plus en plus nécessaire une maîtrise, individuelle ou à l’échelle d’une famille restreinte, de l’écriture.

L’écrit est enfin une ressource qui permet de constituer une sphère à soi dans la pratique de la tenue d’un cahier. Le cahier peut permettre de mettre en scène son statut de chef de famille ou de chef d’exploitation, coïncidant alors avec une sphère du privé reconnue socialement, dans le cas d’un homme exerçant effectivement de telles responsabilités. La plupart du temps toutefois le cahier ne se limite pas à cela, mais comporte des notations plus hétérogènes. Il constitue une mémoire parfois collective, plus souvent individuelle, retraçant un parcours scolaire, professionnel ou migratoire auquel le scripteur est attaché. Il contribue à l’émergence de nouvelles formes du rapport à soi, par la constitution d’un univers de références propres, dans des ordres variés, de la religion à la culture juvénile urbaine.

Si des formes d’injonction à écrire trouvent un écho dans les cahiers (injonction à écrire à la première personne dans la forme scolaire de la rédaction, injonction à une gestion rationnelle de son exploitation dans le « carnet d’exploitation »), l’injonction à une écriture de soi n’est pas présente sur notre terrain, à la différence des sociétés occidentales contemporaines, où la tenue d’un journal intime est une activité courante, et attendue à certaines périodes de la vie. Nous soutenons qu’il s’agit d’un genre, au sens où cette activité est répandue et qu’il s’agit d’une pratique connue. Cependant, ce genre est une forme ouverte, presque expérimentale. La diversité des manières dont les individus s’en emparent, le foisonnement des thèmes, des formes et des modèles, font des cahiers des objets dont notre étude est loin d’avoir épuisé la richesse.