Le statut ambigu du bambara comme langue écrite

Notre enquête montre que le bambara est une langue de l’écrit mobilisée par les villageois.

Il ne s’agit pas de revenir sur les études qui pointent les faiblesses de l’alphabétisation en bambara ou de l’école. Nous avons travaillé dans un village caractérisé par un fort engagement en faveur des institutions d’éducation, et au sein de ce village, auprès de personnes qui, pour la plupart, utilisent l’écriture (même si l’enquête auprès des femmes nous a permis de rencontrer des personnes dont les usages effectifs sont quasi nuls). Dans ce contexte, nous avons pris le parti d’observer les pratiques de l’écrit là où elles sont présentes, plutôt que de mesurer leur extension. Cependant, la récurrence des pratiques observées invite à penser que la singularité du village d’enquête réside moins dans les pratiques observées que dans leur concentration 555 .

Notre premier résultat concernant les langues de l’écrit est que pour les alphabétisés et les scolarisés bilingues, le bambara est une langue qui fait partie du répertoire scriptural souvent. La comparaison des cahiers des alphabétisés et des scolarisés montre que les premiers, qui usent essentiellement du bambara (plus rarement de l’arabe), couvrent un spectre de registres et de genres discursifs aussi large que les seconds. Les anciens élèves de l’école bilingue ont une maîtrise inégale du code orthographique du bambara (ce constat est également valable pour le français) mais y recourent généralement dans certains de leurs écrits. Nous avons donc montré que le bambara est, sur notre terrain, une langue écrite couramment utilisée.

Cependant, cela ne signifie pas qu’il concurrence le français. L’examen des productions des bilettrés (scolarisés bilingues ou bialphabétisés) montre un déséquilibre net en faveur du français. Ce rapport des langues n’est pas fondé sur une analyse statistique, dont nous avons pointé les limites en troisième partie. Il s’appuie sur une analyse du statut énonciatif des différentes langues dans les productions bilingues, et sur l’examen des profils de scripteurs. Si certains scripteurs pratiquent un mélange des langues généralisé, ceux qui ont été le plus loin dans leur cursus scolaire ou qui ont connu une socialisation à l’écrit dans le contexte d’un emploi formel, manient les langues de l’écrit en recourant à des dispositifs graphiques de mise à distance du bambara au sein des écrits en français. Ces procédés signalent qu’ils ont intégré la hiérarchie des langues caractéristique de la situation diglossique du Mali. Nous avons démontré ce point par des analyses de textes portant notamment sur l’usage des guillemets.

Ainsi, pour reprendre une distinction posée en introduction, si le bambara est une langue de l’écrit, utilisée comme telle, le statut de langue écrite ne lui revient que de manière secondaire.

Nous rejoignons ici les résultats des enquêtes sur l’école bilingue 556 , qui indiquent que la volonté affichée de donner accès au français et au bambara comme langues écrites se heurte au réalisme des parents et enseignants, qui souhaitent voir les enfants accéder à la connaissance de la seule langue officielle, et qui jouit du plus grand prestige, le français.

Ce second résultat, sur le statut secondaire du bambara dans les écrits à soi, a pour corollaire le privilège du français dans ces écrits chez les scripteurs bilingues. Nous retrouvons ici un élément important de notre analyse : le registre du personnel se constitue dans les cahiers en empruntant des matériaux et des formes expressives hétérogènes, loin de la spontanéité que l’on pourrait lui associer. La transposition du schéma diglossique, valable à l’oral, selon lequel la langue première est la langue de l’expression de soi alors que la langue officielle est réservée à des situations formelles, ne vaut pas pour l’écrit.

Notes
555.

Rappelons que la pratique de tenir un cahier à soi a été observée lors de notre premier séjour dans ɲdifférents villages et bourgs autour de Koutiala.

556.

Nous nous sommes notamment référée notamment à l’enquête de T. Tréfault (TRÉFAULT, T. 2000).