Les tribus du Puget Sound renouent avec le canoë de mer de leurs ancêtres

Quelques années plus tard ce fut aux tribus du Puget Sound d’envisager, sous l’impulsion de leurs « frères » canadiens, le retour du canoë de mer. A l’occasion de la fête du centième anniversaire de l’État de Washington, les politiques invitèrent les tribus du Puget Sound et des environs à prendre activement part à cette manifestation. Elles acceptèrent et choisirent comme ambassadeur culturel, le canoë. Ce dernier avait permis par le passé le développement et la prospérité de la culture indienne de la côte. Il pouvait dans le présent être un moyen d’expression « de l’invisible dans le visible », avoir « une valeur participative » et créer « une identité partagée » (Daviet, 1997 : 289).

Le 20 juillet 1989, une trentaine d’embarcations de voyage et de compétition, soit environ une centaine de personnes, se rassemblèrent sur le site suquamish Ole-Man-House pour célébrer le retour du canoë. L’équipage heilsuk qui avait fait le voyage par la mer depuis le Canada était également présent. A la fin de la journée, tout le monde se retrouva autour d’un feu pour discuter et le leader heiltsuk, Frank Brown, profita de ce moment pour prendre la parole :

‘«We invite all the tribes to come to our village […]. In four years we want you to come up to Bella Bella and we’re going to host an encampment of ocean-going canoes » 5 (cité par Lincoln, 1995 : 162-163).’

Les Heiltsuk venaient de lancer un défi aux tribus du Puget Sound : prendre les canoës, naviguer le long du Pacifique et participer au grand rassemblement prévu dans leur village à Bella Bella en 1993. A ce moment précis, les tribus du Puget Sound étaient loin d’imaginer que cette aventure allait provoquer une prise de conscience ethnique et les pousser à se s’approprier et réorganiser l’identité tribale.

Ces tribus comme beaucoup d’autres peuples autochtones dominés politiquement et enclavés dans des États-nations, ont refaçonné leur identité ethnique pour faire face à des pressions et des changements socio-économiques et politiques. Néanmoins la situation autochtone nord-américaine est très particulière car le gouvernement fédéral entretient avec les tribus indiennes une relation qui sous-tend une obligation fiduciaire et une tutelle fédérale. L’État est très présent dans la vie des Amérindiens et pas seulement, contrairement à ce que l’on a pu croire, pour promouvoir l’assimilation et la démobilisation ethnique. Le gouvernement fédéral a été comme l’a montré Cynthia Enloe (1981) et Joane Nagel (1993-94-96) un facteur important dans la mobilisation ethnique même si ce n’était pas son intention première. Il a participé à la construction de l’ethnicité autochtone en institutionnalisant les tribus et en leur octroyant une reconnaissance.

C’est à ce paradoxe que je vais m’intéresser et à la manière dont les tribus vont l’utiliser. Il leur a souvent porté préjudice, mais aujourd’hui, il leur permet de réorganiser une identité ethnique qui leur assure un développement sociopolitique autonome et de se construire en tant que nation souveraine. Tout au long de cette étude, j’essayerai de répondre à ces quelques interrogations : quel rôle l’Etat fédéral a-t-il joué dans la reconstruction de l’ethnicité amérindienne ? Pourquoi et comment les Suquamish se sont-ils réappropriés le modèle politique de l’organisation tribale imposé par le gouvernement américain ? Pourquoi, comment et dans quel but ont-ils réorganisé leur identité tribale ? Quelles ont été leurs stratégies et mobilisations ? Quelles ressources ont-ils mobilisé pour atteindre leurs objectifs ? Quel rôle et quelle place le canoë a-t-il eu dans ce processus de reconstruction ? En quoi ces choix ont-il été stratégiques et opératoires ? Qu’apportent-ils à la réflexion sur la problématique de l’ethnicité et en particulier sur la place de la souveraineté tribale au coeur du fédéralisme américain et des nations autochtones dans les États-nations ?

J’adopterai un plan en cinq chapitres.

Le premier chapitre sera consacré au cadre théorique dans lequel je situe mon travail et à la méthode utilisée. Dans un premier temps, je donnerai une définition de l’ethnicité en m’appuyant sur les travaux de Fredrik Barth. Puis, je développerai la théorie constructiviste de Joane Nagel dans laquelle j’inscris ma problématique de l’ethnicité. J’utiliserai son concept de réorganisation ethnique car il me permet de m’intéresser à la réorganisation culturelle de l’identité ethnique et à la place à accorder à l’invention de la tradition et à l’authenticité dans ce processus. Je peux également m’attacher à la réorganisation sociopolitique, au rôle de l’État fédéral dans la construction de l’identité ethnique et notamment au processus de tribalisation. J’aborderai aussi dans ce point, le principe d’auto-identification et tous les termes de tribu, peuple et nation qui peuvent lui être associés. Enfin, toutes ces dimensions du concept de réorganisation ethnique m’amèneront à m’interroger sur ces deux derniers concepts : « autodétermination interne » et « souveraineté tribale ». Comment le droit international, les États-Unis et les peuples autochtones définissent ces deux notions ?

Je présenterai dans un deuxième temps, le terrain, la réserve de Port Madison des Suquamish et la méthode que j’ai choisi pour mener cette recherche. C’est à travers mes expériences de terrain et une présentation de mes interlocuteurs que j’aborderai la question méthodologique. Je montrerai comment je suis entrée dans ce terrain ; comment ma position a évolué durant ces cinq années ; comment et pourquoi j’ai utilisé la caméra. Quels effets cela a-t-il eu sur mon travail et mon rôle d’anthropologue ?

Le deuxième chapitre aura pour objet, l’interprétation coloniale du modèle tribal. Je déterminerai quelles ont été les frontières ethniques des Suquamish, en décrivant l’organisation sociale et politique de la vie villageoise et nomade de ce groupe, avant l’arrivée des colons. Puis j’expliquerai le fonctionnement de l’administration coloniale et l’idéologie sur laquelle elle repose pour justifier sa gestion du territoire indien. Je développerai deux instruments du processus de tribalisation de la politique coloniale : les traités et les réserves avec l’exemple du traité de Point Elliott et la réserve de Port Madison. Enfin, je montrerai que la colonisation a provoqué et imposé aux Amérindiens des changements. Le gouvernement américain a mis en place un ensemble de lois très ambiguës et paradoxales qui n’ont eu de cesse d’osciller entre un modèle assimilationniste et paternaliste.

Le troisième chapitre concernera la renaissance de la culture des anciens. Je m’attacherai à montrer pourquoi et comment les Suquamish ont participé au renouveau amérindien. Quels choix et stratégies ont-ils élaboré ? J’aborderai tout d’abord le contexte des années 70 et 80. Le mouvement pan-indien et la politique d’autonomie gouvernementale tribale du gouvernement fédéral ont contribué au développement socio-économique et politique des réserves. Les tribus ont acquis un statut politique en optant pour la mise en place de Conseils tribaux qui leur conféraient une autonomie administrative. C’est le cas des Suquamish qui ont depuis 1965 une Constitution et un Conseil tribal. Cette autonomie administrative s’est traduite par divers projets de restitution, transmission et partage de la culture des anciens, comme celui de la création d’un musée devenu un symbole de la renaissance culturelle et un instrument de la décolonisation de la pensée. Je terminerai ce chapitre en développant un autre élément très significatif de ce processus de renouveau : la stratégie intertribale. Les Suquamish ont comme une dizaine d’autres tribus du Puget Sound transcendé leur identité tribale pour construire une solidarité interethnique régionale. Ces tribus se sont inventées, sous l’impulsion du gouvernement fédéral et de leurs frères canadiens, une identité et une culture commune, en réactivant et réinterprétant un élément ancien, le canoë.

Le chapitre quatre portera sur la revitalisation de l’identité collective. Je démontrerai que l’utilisation du canoë dans le cadre du voyage en mer favorise l’apprentissage des savoirs et des connaissances. Elle sert aussi à mettre en avant les particularités ethnoculturelles et à les valoriser comme on pourra le voir avec l’exemple du voyage à Ahousaht de 1999. Le canoë devient l’instrument d’une nouvelle tradition plus performante comme j’ai pu le remarquer avec le projet du Wellness Program des Suquamish. Ce projet novateur consistait à acheter un canoë en fibre de verre et à l’associer, dans le cadre du voyage annuel de 2001, à un projet socioculturel tribal afin de revaloriser et renforcer l’identité collective de la tribu.

Quant au dernier chapitre intitulé « une souveraineté tribale au cœur du fédéralisme américain », il souligne l’importance de la réorganisation ethnique et ses effets sur la construction de la souveraineté tribale suquamish. Le chemin est encore long mais on peut déjà noter dans un premier temps, l’affirmation d’une autonomie gouvernementale interne. Elle s’exprime par des projets socioculturels très révélateurs de l’instrumentalisation du modèle politique tribal et de la réappropriation de l’identité tribale. La tribu s’investit dans des activités socioculturelles liées au canoë et accorde un intérêt tout particulier à la collaboration et aux partenariats avec des institutions comme les écoles. On peut également observer plusieurs phénomènes de recomposition de l’identité collective. J’ai déjà abordé au chapitre IV, un premier phénomène, avec l’exemple du Wellness Program. Je vais dans ce dernier chapitre parler d’un autre exemple de recomposition : le Full Circle Cedar Carving. Ce projet de fabrication d’un canoë en cèdre est très représentatif. Il a lieu sur le territoire tribal et repose sur une technique qui nécessite la maîtrise d’un ensemble de savoir-faire, gestes et rituels et un travail collectif. Enfin, c’est à travers la description de la cérémonie de bénédiction et de mise à l’eau du canoë qu’on pourra lire l’expression d’une identité collective. Ce modèle de participation sociopolitique m’amènera à poser la question de la définition du droit à l’autodétermination de la souveraineté tribale dans un État fédéral.

Notes
5.

« Nous invitons toutes les tribus dans notre village […] Dans quatre ans, nous voulons que vous veniez à Bella Bella. Nous sommes prêts à accueillir tous les canoës de haute mer. »