La réorganisation culturelle

Pour Joane Nagel, l’ethnicité comprend deux éléments essentiels : l’identité ethnique et la culture. Le premier permet de répondre à la question « qui sommes-nous ? » et fait référence aux frontières ethniques qui déterminent l’appartenance, la taille et la forme de l’organisation ethnique. Le second, la culture, ou plutôt la croyance en la spécificité culturelle, répond à la question « que sommes nous ? ». Elle fournit le contenu et le sens de l’ethnicité en attribuant une histoire, une idéologie, un univers symbolique et un système de sens particuliers au groupe. La culture n’est donc pas qu’un héritage de l’histoire et est comme l’ethnicité et la tradition, un construit émergent et problématique (Martiniello, 1995). Elle n’est pas pour reprendre la définition de Richard et Nora Marks Dauenhauer,

‘« monolithic, but its meaning or meanings are negotiated among the persons who form it. Cultures are always in flux, not frozen, but adapting to fit changing needs. […] Cultures continually reinvent themselves, consciously or unconsciously, as they change and adapt » 8 (2004 : 260-261). ’

Nagel distingue quatre techniques de construction de la culture (la restauration, la renaissance, la révision et l’innovation). Les formes culturelles du passé peuvent être soit ravivées et restaurées. Il s’agit dans ce cas de réintroduire dans la culture contemporaine des pratiques culturelles oubliées ou désuètes. Ou bien elles sont revues et reconstruites, dans ce cas les éléments culturels actuels sont modifiés. Enfin, de nouvelles formes culturelles peuvent aussi être créées (Nagel, 1996 : 47).

Le principe de réorganisation culturelle implique aussi bien la restauration et la renaissance que la révision et l’innovation et pose la question de l’invention de la tradition et de l’authenticité. Je considère dans cette recherche que la tradition ne peut être envisagée d’un point de vue essentialiste et ne peut être considérée comme une collection de coutumes archaïques. La tradition est quelque chose de vivant et une partie intégrante du présent (Harkin, 1997, Hanson, 1989-97, Dauenhauer & Dauenhauer, 2004). Elle est, comme la culture et l’ethnicité, constamment renégociée et redéfinie et comme l’écrivent Richard et Nora Marks Dauenhauer, « Creativity and change are a healthy part of any living tradition » 9 (2004 : 271) et F. Allan Hanson, « […] invention is a normal and inevitable part of the perpetuation and use of all culture and tradition » 10 (1997 : 196).

L’aspect « inventif » et « créatif » de la tradition est pour Michael Harkin (1997) intéressant d’un point de vue méthodologique et théorique car il permet de prêter attention à la façon dont les symboles culturels peuvent être déployés, manipulés et reformulés à travers les époques, à des fins notamment politiques. De plus, penser la tradition en terme d’invention et donc de changement permet, on l’a évoqué avec le concept d’ethnicité, d’envisager un autre modèle théorique que l’acculturation et l’assimilation pour ces groupes ethniques soumis aux pressions et aux changements.

Le canoë, ce « symbole latent » comme le définit Harkin est un bon exemple de la manière dont les tribus du Puget Sound, à l’exemple des Suquamish, mobilisent et réinterprètent certaines ressources pour maintenir une continuité historique, une spécificité culturelle, une ascendance commune et entretenir les frontières de leur organisation sociale et politique. En devenant un moyen de transport obsolète, le canoë est apparu comme un « symbole potentiel ». Mais la politique assimilationniste menée par le gouvernement américain a provoqué une discontinuité historique. Le canoë a perdu son intérêt symbolique et est devenu un « symbole latent ». Aujourd’hui, il est à la fois, nous dit Harkin, le symbole d’une « historic culture » et de la revitalisation de la culture contemporaine et en ce sens il s’agit d’une « new tradition  » qui réconcilie l’ancien et le nouveau monde (1997 : 98-110).

Ce moyen de transport si désuet est rempli d’anecdotes de voyage personnelles et collectives, passées, présentes et à venir. Il est un grand livre ouvert de la tradition orale dans lequel la nation suquamish marque son histoire ancestrale et écrit son histoire contemporaine selon ses propres termes : « we don ’t pratice it, we live it ». Ce système de communication visuelle, au contenu hautement symbolique, transforme les valeurs culturelles et sociales en matière à penser un droit à la souveraineté, à l’autodétermination, à vivre conformément à ses valeurs et croyances et à être respectés par ses voisins. Le canoë redevient un instrument fonctionnel comme à son origine. Il n’est certes plus un moyen de se déplacer pour faire la guerre ou du commerce mais il permet de renforcer les liens communautaires, de reconnecter les hommes avec leur passé, leurs racines, la mer et leur territoire.

L’utilisation de ces termes d’« invention  » et de « new tradition » pose la question de l’authenticité de la tradition et peut être considérée comme politiquement incorrecte par nos interlocuteurs autochtones, très concernés par ces questions en ces temps de revendication identitaire. La tradition et l’authenticité sont souvent pour eux, des garants de leur identité et de leurs droits autochtones. Je tiens donc à rappeler que ma démarche n’est pas ici de déterminer le degré d’authenticité du voyage en canoë ou de la construction d’un canoë ou bien encore des danses et des chants. Mais plutôt de voir comment ces concepts peuvent m’aider à conceptualiser les mobilisations ethniques et le processus de réorganisation ethnique en m’intéressant notamment à la dimension symbolique de l’ethnicité. Je considère donc que l’invention n’est pas incompatible avec l’authenticité. Les traditions peuvent être, d’après Harkin, « authentic, in the sense that they move people affectively (and move them to action), despite the fact that they may be « art ificially » constructed and framed » 11 (1997 : 98). L’authenticité se mesure en fait par l’efficacité des symboles et leur capacité à former et motiver le groupe. Harkin le démontre en prenant deux exemples. Tout d’abord le potlatch qu’il pense être «  […] less a symbol of tradition that a means of validating traditional symbols » 12 (1997 : 103). Les potlatch sont pour lui des représentations sociales du modèle théorique de l’authenticité,

‘« […] the potlatch is a means of testing the authenticity of claims precisely by means of determining who will support them. The strength of claims, such as claims to titles, is measured by the ability of the claim effectively to manipulate symbols, to persuade with references to myth and genealogy, to achieve a « conversational » accord among the assembled community » 13 (1997 : 101). ’

Quant au canoë, il le définit comme :

‘« a latent symbol of an historic culture that had disappeared. It came to represent the entire range of material and ideological culture of the precolonial Heiltsuk; or more accurately, it was a vehicule for feelings about that disappeared world. These feeling are condensed and mobilized by such symbols, which make them politically potent » 14 (1997: 108).’

Ce sont les sentiments contenus dans le symbole qui lui donnent son authenticité et sa force. L’authenticité repose dans la capacité de ce dernier à dégager ou à évoquer des émotions fortes qui rassemblent une communauté et lui donnent une légitimité.

Notes
8.

« monolithique, mais sa ou ses significations sont négociées par les gens qui la façonnent. Les cultures sont toujours en mouvement, pas statiques, mais adaptées pour répondre aux besoins de changement […] Les cultures se réinventent continuellement, consciemment ou inconsciemment, comme elles changent et s’adaptent. »

9.

« Créativité et changement sont une partie saine de n’importe quelle tradition vivante ».

10.

« l’invention est une partie normale et inévitable de la continuité et de l’utilisation de toute culture et tradition ».

11.

« Les traditions peuvent être authentiques, dans la mesure où elles touchent l’affect des personnes (et les poussent à l’action), malgré le fait qu’elles peuvent être « artificiellement » construites et encadrées. »

12.

« moins un symbole de la tradition qu’un moyen de valider des symboles traditionnels. » 

13.

« […] le potlatch est un moyen d’examiner l’authenticité des demandes précisément en détermimant qui les financera. La force des demandes, telles que les demandes pour valider des titres, est mesurée par la capacité à manipuler les symboles et à persuader, en faisant références au mythe et à la généalogie, pour atteindre une entente « conversationnelle » au sein de la communauté rassemblée ».

14.

« un symbole latent d’une culture historique qui avait disparu. Il est venu représenter l’éventail complet de la culture matérielle et idéologique précoloniale heiltsuk; ou plus exactement, il était un véhicule de ces sentiments d’un monde disparu. Ces sentiments sont condensés et mobilisés par de tels symboles, qui les rendent politiquement efficaces. »