3. Expériences de terrain et observations participantes

En 2000, le « chef » des Suquamish, Bennie Armstrong, acheta un canoë en fibre de verre afin que sa famille puisse accepter l’invitation lancée par les Songhee (Victoria, Canada). Quelques autres Suquamish dont des responsables du Wellness Program et du Youth Center se joignirent à la famille Armstrong. De retour de ce voyage ils demandèrent au Conseil tribal dont Bennie était le président, de financer l’achat d’un canoë de fibre de verre afin que plus de jeunes puissent participer à ces rassemblements et en particulier à celui prévu en 2001 par les Squamish (Vancouver, Canada). Le Conseil accepta et en juillet 2001 une quarantaine de jeunes et moi-même embarquèrent. Je naviguai à bord du canoë Wes-i-dult de Ed Carriere et les jeunes à bord du nouveau canoë en fibre de verre acheté par la tribu.

Quelques semaines avant le départ, au cours d’un des nombreux entraînements à la navigation en mer, je fis la rencontre de Nigel Lawrence, le responsable du Youth Center et le capitaine du nouveau canoë en fibre de verre. Nigel me renseigna sur l’organisation et la préparation de cette nouvelle odyssée et sur le projet qui lui était associé. Ma position était désormais différente. Je connaissais mieux le milieu et ses habitants et j’avais une expérience du voyage. Nous étions tous mieux préparés. La tribu était toujours représentée par le canoë de la famille de Ed. L’embarcation le Raven, prêtée depuis 1993 à la tribu, par un propriétaire blanc de Seattle, était absent. Mais il y en avait deux nouvelles en fibre de verre : le canoë Tana Stobs de la famille de Bennie et le Dukwčəł qui appartenait à la tribu. Le Youth Center et le département Human Service s seservaient de ce dernier pour réaliser différents projets socioculturels. Ces nouvelles embarcations offraient la possibilité aux jeunes et adultes de prendre part à cette nouvelle aventure. L’objectif était de leur faire oublier, le temps d’une journée, d’une semaine voire de deux ou trois semaines, leurs problèmes familiaux et scolaires. Car dans un environnement amical et sécurisant, il est plus facile de faire passer des messages tels que : « ne fumez pas, ne buvez pas et ne touchez pas à la drogue car ces comportements ne s’accordent pas avec la tradition et la pensée indienne ».

L’ambiance était à l’apprentissage et à l’échange. Chacun avait une place à tenir et un rôle à jouer en tant que capitaine, témoin, pagayeur, grand frère, aîné. On était loin du périple de 1999, où il était plutôt question de découverte et d’exploration. Je me souviens que dans ce voyage, il y avait eu peu de personnes en mesure de m’expliquer ce qui se passait sous mes yeux. Pourquoi les canoës devaient-ils exécuter trois allées et venues en forme de cercle avant d’accoster ? Pourquoi et comment fallait-il se présenter avant de poser le pied sur un territoire étranger ? Quelles étaient les significations de tels ou tels chants et danses et pourquoi y avait-il des échanges de cadeaux ? Je me suis sentie beaucoup mieux dans ce deuxième voyage. Je n’étais plus l’anthropologue ou l’étudiante mais un membre de l’équipage, l’hôte, la « frenchy » comme les jeunes se plaisaient à m’appeler avec ironie. Je participais à l’entraînement et à l’apprentissage des protocoles, des chants et des danses. Je préparais avec les enfants et les aînés, les cadeaux (colliers, bandeaux en cèdre, nourriture etc.) qui allaient être distribués lors des potlatch.

Forte de cette nouvelle position, je décidai d’utiliser une caméra pour filmer le voyage et en particulier les danses, les chants, les arrivées, les départs, les potlatch très ritualisés et cérémonieux. Car « les capacités d’observation et d’implication que l’on attend d’un ethnologue » nous dit François Laplantine « ne concernent pas seulement le fait de voir et de comprendre ce que l’on voit, mais de le faire voir » (1996 : 27). Dans ce cas, la caméra est un outil très utile à l’ethnographie, elle est « l’élaboration et la transformation scripturale de l’expérience ». Elle a, à l’image de cette « organisation textuelle du visible » qu’est l’ethnographie, cette fonction de lutter contre l’oubli (Laplantine, 1996 : 27). Elle me permit de prendre part au projet de transmission, de restitution et de partage dans lequel la tribu s’était engagée. C’était de ma part un engagement de plus sur le terrain et envers mes interlocuteurs et informateurs qui avaient compris bien avant mon arrivée que les médias étaient un moyen de diffuser leur image et de faire parler d’eux. La caméra est aussi un outil très utile à l’anthropologique appliquée et impliquée et à l’anthropologue qui doit faire preuve nous dit George Devereux (2000) de « subjectivisme objectif » et d’« empirisme instruit » pour les besoins de la connaissance de l’homme.

A notre retour de voyage fin août 2001, la tribu décida d’acheter un tronc de cèdre de dix-huit tonnes et de treize mètres de long et mit en place un projet de sculpture appelé Full Circle Cedar Carving. Elle envoya en octobre, cinq apprentis sculpteurs suquamish dans la réserve squamish de Vancouver. Les apprentis devaient s’initier avec le maître sculpteur squamish, Ray Natrall, à la technique de sculpture du canoë en cèdre de leurs ancêtres.

Ce projet était pour moi une occasion inespérée d’approfondir ma réflexion sur la place de cette embarcation dans la résurgence indienne. Jusqu’à maintenant, j’avais observé l’initiation à la pratique du canoë, à la collecte du cèdre et assisté à la préparation et participé au voyage annuel. Il me restait à étudier l’apprentissage de la technique de la sculpture du canoë. Mais je n’avais pas prévu de rester plus de trois mois et sans visa, il m’était impossible de prolonger mon séjour. Je suis donc rentrée en France avec cette impression désagréable d’être passée à côté du « terrain ».

Toutefois, quelques mois plus tard, une rumeur sur un deuxième projet de construction circulait dans mes correspondances avec certains responsables suquamish. La tribu envisageait de sculpter l’année suivante une autre embarcation avec la deuxième moitié du tronc. Je ne pouvais pas me permettre de passer une seconde fois à côté d’un tel événement. Un visa touriste de six mois et une caméra en poche, je me retrouvai en février 2002 à Seattle. Mais fin juillet, le nouveau projet n’était toujours pas commencé et je dus rentrer en France pour régler mon problème de visa. De retour en septembre, je dus faire le point avec le Conseil tribal qui s’interrogeait sur les raisons de ma présence dans la réserve depuis quelques mois et sur mon travail. Je le rassurai sur mes intentions lors d’une réunion où il me fut demandé de présenter, documents en mains, mon travail et la raison de mes allées et venues de toutes ces dernières années et plus particulièrement de ces derniers mois. Je négociai avec l’appui de certains leaders tribaux dont Bennie Armstrong le « chef » de la tribu, les modalités d’une collaboration. J’eus officiellement le droit en contrepartie de certains de mes travaux photographiques et de mes écrits, de continuer mes recherches dans la mesure où le Conseil en était informé et donc de prendre part au nouveau projet de sculpture.

Ce projet débuta finalement le 28 octobre et je réussis à négocier avec les responsables, la présence de la caméra. Ils étaient intéressés par l’idée car c’était une occasion de mettre en valeur le travail de la tribu. Cette démarche entrait dans ce travail de transmission, de restitution et de partage de leur culture. Le Conseil tribal était même prêt à financer une partie de mon budget photos et vidéos.

Je fus un peu sceptique au départ, non pas sur le projet mais sur l’idée de réaliser un film sur l’apprentissage de la technique de la sculpture du canoë. D’une part, parce que ce savoir-faire relevait du domaine masculin. Aucune femme n’avait rempli le formulaire d’inscription même si le discours officiel précisait que le projet était ouvert à la mixité. D’autre part, cette technique ancestrale nécessitait une relation et une communication particulière avec le canoë que mon esprit féminin et la caméra pouvaient gêner. Mais l’idée intéressait Chuck Wagner, le responsable du Wellness Program et Ray Natrall, le maître sculpteur squamish. Car cette expérience ne consistait pas simplement à fabriquer une embarcation et à apprendre une technique. Elle était aussi l’occasion d’échanger et de transmettre des savoirs et des connaissances et s’inscrivait dans des programmes éducatifs et sociaux.

La caméra me permit ainsi, malgré mon statut de femme, d’être présente pendant toute la durée du projet, soit quatre mois, je reviendrai sur ce point dans le chapitre V, durant lesquels je suivis au quotidien Ray Natrall et les six apprentis sculpteurs. Je pus discuter à maintes reprises avec Chuck sur les tenants et aboutissants de ce projet. Je pus également rencontrer certains partenaires, des directeurs d’écoles, des représentants de la cour tribale et Jerome Jainga, d’origine tsimshian. Jerome travaillait pour la tribu et était chargé de mettre en place un partenariat avec certains établissements scolaires.

Parallèlement à ce terrain, je suivis quelques séminaires à l’University of Washington notamment sur l’éducation indienne et la culture de la Côte nord-ouest avec le professeur Colleen Boyd. Je rencontrai le professeur Charlotte Coté de l’American Indian Studies (AIS) qui s’intéressait à la revitalisation de la tradition de la pêche à la baleine chez les Makah et à ses enjeux politiques, économiques, éducatifs et sanitaires. Je travaillai également avec des documentaristes indiens comme Rosemary Gibbons qui enseignait la technique du documentaire et qui réalisa en 2002 le film « A century of genocide in the Americas : the residential school experience » 28 . Et Jonathan Tomhave (Hidatsa), doctorant au Natives Voices, qui réalisa en 2005 un documentaire intitulé : What is a Real Indian ? ».

De plus, j’eus l’opportunité de participer en juillet 2002 au programme Sciences and Tribes Educational Partnership (STEP) en partenariat avec l’University of Washington. Pendant un mois, j’encadrai avec la participation d’aînés membres tribaux, une quarantaine de jeunes indiens de l’État de Washington. L’objectif de ce programme était de leur donner l’envie de poursuivre des études universitaires mais surtout de leur redonner goût aux études en les sortant des salles de classes où ils avaient tendance à être dissipés et en échec scolaire. L’apprentissage se faisait dans un environnement plus familier et les résultats étaient concluants. Les adolescents étaient plus attentifs, apprenaient et réussissaient mieux. Cette expérience me permit de mieux comprendre et d’interpréter le comportement des jeunes suquamish lorsqu’ils étaient en forêt à collecter du cèdre, ou bien dans les maisons communautaires à assister à des cérémonies ou lorsqu’ils pagayaient ou participaient en tant qu’apprentis sculpteurs à la construction d’un canoë. Ces jeunes étaient tout simplement enthousiastes, intéressés, attentifs, à l’écoute, patients et respectueux.

Ce travail de terrain m’a permis de réaliser plus d’une quarantaine d’entretiens avec des jeunes indiens, des chefs de tribus, des artistes et artisans, des aînés membres tribaux et non tribaux ; des spécialistes de la question indienne : professeurs d’université, directeurs de musée ; des directeurs d’école, des juristes et des jeunes documentaristes indiens. Ces entretiens ont été analysés et interprétés à la lumière d’une étude ethnohistorique et ethnographique du terrain. Mon approche ethnographique apparaît dans mes commentaires descriptifs sur les différentes techniques de collecte et de sculpture du cèdre, les cérémonies, les potlatch et les protocoles liés de prêt ou de loin à la culture du canoë. Je me sers à cette occasion de mes films pour revenir sur certains détails. Quant à mon approche ethnohistorique du terrain, elle s’appuie sur une série de travaux d’anthropologues. J’utilise également des archives, des filmographies, des documents ethnographiques et photographiques trouvés dans les différents musées de Colombie Britannique (Museum of Anthropology (MOA) de l’University of Bristish Columbia (UBC) de Vancouver 29 ), du Puget Sound (Burke Museum 30 de l’University of Washington, Museum of History and Industry de Seattle, Makah Cultural and Research Center de Neah Bay, Suquamish Museum de la réserve de Port Madison) et à la bibliothèque Special collections de l’University of Washington 31 et de l’University of Northwestern .

Notes
28.

Ce film traite de la question des pensionnats indiens. Il a été produit par Native Voices, le premier centre de formation aux médias destiné aux futurs documentaristes et cinéastes indiens. Ce centre travaille en partenariat avec l’American Indian Studies et le département de communication de l’University of Washington.

29.

L’University of British Columbia de Vancouver collecte du matériel ethnographique depuis 1927. Ce matériel lui a permis d’ouvrir un musée d’anthropologie en 1949.

30.

Fondé en 1885. Il est le plus vieux musée de l’État de Washington. Il doit son nom à Thomas Burke, juriste et à Caroline Mc Gilvra Burke, philanthrope et collectionneuse d’objets indiens.

31.

Consulter le site : University of Washington Libraries, « American Indians of the Pacific Northwest », Site of Digital Collections, Special Collections, [En ligne], http : //content.lib-washington.edu/sc.html, (consulté le 5 juin 2006). Pour la collection de photos Edward S. Curtis, consulter : Northwestern University Library, « The North American Indian Photographic Images », Site of Edward S. Curtis’s, [En ligne], http : //memory.loc.gov, (consulté le 5 juin 2006).