Chapitre II. L’interprétation coloniale du modèle tribal

Lors de la période glaciaire, il y a environ 10 à 15 mille ans, des peuplades migrèrent de l’Asie vers le Nouveau Monde en traversant le détroit de Béring et peuplèrent du nord au sud la côte ouest du Pacifique. Les familles installées le long de la côte nord-ouest notamment dans le Puget Sound 32 trouvèrent de grandes forêts de conifères (épicéa, sapin et cèdre) abritant une faune variée : cervidés (renne, élan, cerf), boucs des montagnes, chèvres et ursidés comme des ours ; une variété de plantes (ciguë, fougère, bulbe et racines etc.), et de fruits (différentes espèces de baies). La diversité et l’abondance des ressources aquatiques de cette région étaient aussi remarquables, les crustacés, les mollusques étaient abondants le long des plages (moules, huîtres, oursins, crabes, praires, etc.) ainsi que le poisson dont cinq espèces de saumon 33 , des poissons de mer migrateurs (hareng, éperlan), non migrateurs (morue, flétan) et des poissons d’eau douce (truite, esturgeon) (Suttles, 1990 : 16-30).

Les familles passaient le printemps et l’été dans des camps le long des rivières ou des rivages côtiers et se regroupaient l’hiver dans des villages où elles organisaient des cérémonies et des rituels. Elles collectaient dans ce milieu riche en ressources naturelles tous les éléments nécessaires à leur survie et au développement social et culturel de leur société. Elles utilisaient un ensemble de procédés techniques pour domestiquer la nature. Cette rationalité techno-écologique (Juillerat, 1999) supposait une logique symbolique entraînant des interdits et des dispositifs rituels. La nature et la culture formaient un tout indissociable. Ces communautés considéraient, à l’image des Achuars dont parle Philippe Descola (1986), tous les êtres de la nature comme des personnes dotées d’une âme et d’une vie autonome. Les lois qui les concernaient étaient donc à peu près identiques à celles de la société humaine.

Lorsque les premiers explorateurs et colons arrivèrent dans le Puget Sound à la fin du 18ème siècle, ils furent très surpris par la façon dont les habitants géraient cet environnement naturel. Ils ne comprirent pas cette relation dialectique qu’entretenait les Amérindiens avec la nature. Pour eux, la nature devait être domestiquée, transformée et productive. La terre devait être cultivée et appartenir à celui qui l’exploitait. La destinée de l’homme blanc était de faire fructifier cette nouvelle terre promise.

Ces deux mondes avaient du mal à cohabiter. La Couronne Britannique, dans un premier temps puis le gouvernement fédéral américain, dans un deuxième temps, signèrent des traités avec les communautés indiennes afin d’éviter des guerres et des conflits très néfastes à la colonisation et à la construction d’une unité nationale américaine. Les familles indiennes du Puget Sound furent « priées » par le gouvernement américain, de quitter leur village et de rejoindre d’autres groupes dans des réserves (Porter III, 1947). Le gouvernement chercha à établir et à consolider sur ces territoires des organisations politiques tribales uniformes et proches du modèle politique euro-américain (Cornell, 1988). Il reconnut que les nations indiennes étaient suffisamment souveraines pour signer des traités mais pas assez pour assurer leur protection et de ce fait devaient être mises sous tutelle fédérale. Cette ambiguïté juridique et législative fut à l’origine d’une politique tribale fluctuante et instable et d’un ensemble de pressions et de changements auxquels les tribus dites « domestiques dépendantes » durent faire face en faisant preuve d’adaptabilité et de créativité pour survivre.

Je traiterai donc en trois points, cette question de l’interprétation coloniale du modèle tribal. Tout d’abord, je décrirai l’organisation sociale et politique du mode de vie nomade des autochtones de la région du Puget Sound et leur rencontre avec les Blancs. Puis, je m’intéresserai à l’administration coloniale du territoire indien et à sa genèse. Je parlerai de la doctrine de la prédestination, de la politique des traités et son application dans la région du Puget Sound. Enfin, j’étudierai les pressions et les changements provoqués par l’établissement d’un modèle tribal imposé par le gouvernement. Je montrerai les conséquences de cette politique sur le paysage social et culturel autochtone et notamment les stratégies développées par les communautés pour survivre dans cette réalité dominée par la société blanche.

Notes
32.

Le Puget Sound est un bras de mer de l’océan Pacifique bordant le nord-ouest des États-Unis d’Amérique. Il doit son nom à George Vancouver qui en 1972 explora cette région et décida de lui donner le nom de son lieutenant, Peter Puget.

33.

King Salmon, Coho Salmon ou Silver Salmon, Chum Salmon, Pink Salmon et Socheye.