2. Une unité sociale et politique autonome.

De novembre à mars, les Suquamish abandonnaient leurs camps et s’installaient dans leurs villages permanents dont le plus important était le village D ’suq’wub 43 situéàAgate Passage près de l’île Bainbridge. Ce village fut établi par Schweabe un riche « noble » suquamish qui décida au début du 19ème siècle de bâtir pour sa parenté et quelques Suquamish, la Ole-Man-House 44 , l’une des plus grandes maisons communautaires permanentes et l’un des plus hauts lieux de rassemblements du Puget Sound (Wilson, 2002 : 3-5).Cette maison était de type shed-roof(toit à appentis). Les planches étaient posées horizontalement entre deux poteaux (cf. illustration II, type 3). Ce modèle était identique à celui de la côte salish centrale et était très répandu dans le Puget Sound. On pouvait aussi trouver le type gambrel-roof (toit en forme de pyramide : cf. illustration II, type 4) propre aux habitants du Puget Sound. Enfin, le gable-roof (toit à pignon : cf. illustration II, type 5) se caractérisait par des planches plantées à la verticale dans le sol à la manière des maisons du Sud-Ouest de la côte salish ou posées à la manière des shed-roof. Ce troisième modèle était très présent dans la construction des maisons temporaires des camps d’été, faites avec des charpentes en poteaux recouvertes de nattes (cf. photos VI et IX) (Suttles & Lane, 1990 : 491).

La Ole-Man-House faisait sept mètres cinquante de hauteur, trente mètres de large et trois cent mètres de long. Les poutres du toit étaient des troncs de cèdre d’un mètre de diamètre. Cette habitation pouvait accueillir une quarantaine de familles (Wilson, 2002 : 3-4). Elle représentait ce que Sophie Clément-Charpentier et Pierre Clément appellent :

‘« […] la trace visible la plus significative du patrimoine culturel d’une société. […] Une enveloppe matérielle qui est l’expression d’une infinité de traits culturels riches de nombreuses significations, caractéristiques d’une identité, de genres de vie spécifiques, d’un espace social dans lequel on se reconnaît, et par lequel s’organisent et se structurent la famille et le village. […] Un lieu privilégié où s’expriment et où se lisent nombre de signification du patrimoine culturel immatériel, propre à chaque groupe ethnique » (1999 : 65-79). ’

Cette maison représentait la vie communautaire socioculturelle et politique de la côte. Il était possible de déterminer la position d’un individu dans cette société simplement en regardant la place qu’il occupait dans cette maison qui servait à la fois de lieu d’habitation et de maison à potlatch (The Suquamish Museum, 1985).

Chaque famille occupait en fonction de sa position sociale dans le village, un des quarante appartements divisés en chambre par des nattes d’herbe suspendues au plafond. Une famille était généralement composée d’un homme, de sa ou ses femmes et de ses enfants, d’un ou deux autres parents célibataires et des esclaves. Les familles nobles comme celle de Sealth dont Schweabe, le père, était le « chef » du village D ’suq’wub et dont l’oncle paternel Kitsap était l’un des plus puissants « chefs » de guerre suquamish, d’Olympia à la rivière Fraser de 1790 à 1845 45 , occupaient les appartements du fond, à l’abri des courants d’air de l’entrée. Les roturiers occupaient les foyers situés des deux côtés de la maison tandis que la dernière classe, les esclaves, se mettaient où il y avait de la place.

Figure II. Trois types de maison
Figure II. Trois types de maison

Illustration : Sturtevant, William C. & Suttles, Wayne, 1990, Handbook of North American Indians Northwest Coast.

Ces positions sociales étaient définies en fonction de la richesse des familles et du système de parenté bilatéral qui reposait sur le lignage et le mariage. Les nobles validaient leur statut au sein de cette classe supérieure en accomplissant la grande cérémonie du Sgwigwi, terme de langue lushootseed qui signifie « inviter» et qui correspond au terme plus familier de potlatch (Thrush, Coll-Peter). Il s’agissait d’une fête au cours de laquelle des prestations et des distribution de dons avaient lieu à l’occasion d’événements sociaux et religieux importants (Schulte-Tenckhoff, 1986 : 55), comme un mariage, une naissance, un décès, l’attribution d’un nom ou pour honorer le saumon (sgwē’gwē). Les potlatch avaient lieu la plupart du temps dans les maisons à potlatch beaucoup plus grandes que celles destinées à l’habitation. Pour le sgwē’gwē la maison devait être construite par un homme qui possédait l’esprit hēyida ou tiō’łbax. A la mort de cet homme, la maison était donnée à son fils, si ce dernier possédait l’un de ces esprits.

Les roturiers vivaient dans la maison de leur parenté noble et étaient chargés de leurs corvées domestiques. Cependant, ils pouvaient accéder à cette parentèle par le mariage, lorsqu’ils avaient des compétences particulières ou étaient de très bons guerriers. Enfin, les esclaves n’avaient aucune parenté avec les deux premières classes. Ils étaient capturés durant les guerres ou échangés contre des biens lors des transactions commerciales. Cette classe sociale avait peu de chance de changer de statut 46 (Porter III, 1947 : 17).

L’aîné de la lignée noble la plus riche du village, avait la responsabilité d’organiser les fêtes et les cérémonies, de choisir les chants et les danses, d’accorder les noms héréditaires. C’était également à lui que revenait la décision de quitter le village d’hiver pour les camps d’été et de maintenir la paix dans les relations villageoises. Il était reconnu comme le « chef » du village et était entouré de quelques « sous-chefs » (Schulte-Tenckhoff, 1997), le plus souvent des frères ou des cousins. Il organisait des réunions durant lesquelles n’importe quelle personne pouvait donner son opinion à l’exception des esclaves qui pouvaient être présents mais n’avaient pas le droit à la parole. Les guerriers profitaient de cette occasion pour lui soumettre l’idée d’un raid (Haeberlin & Gunther, 1930 : 58-59). A sa mort, son fils lui succédait sauf si ce dernier était trop jeune. Dans ce cas l’oncle paternel occupait cette position jusqu'à ce que le fils soit capable d’assumer cette fonction. Si aucun des deux n’était capable d’assumer ce rôle, le pouvoir pouvait alors être assuré par un autre membre de la famille élargie (Porter III, 1947 : 20).

Seatlh succéda à son père. Mais il dut à la puberté partir à la quête d’esprits-animaux, les « helpers ». Il jeûna quelques jours en forêt, prit des bains dans les eaux glacées des rivières et entra en contact avec l’un des esprits les plus puissants, le Thunder Spirit. Cet esprit était représenté par le thunderbird 47 , un gigantesque oiseau dont le pouvoir était difficile à obtenir et se rencontrait en plongeant au fond des rivières. La personne qui le possédait pouvait déclencher un tonnerre et avait un pouvoir d’éloquence, de séduction et de persuasion. Cet esprit appartenait à la famille des Sklaletut qui apportaient la richesse, la puissance et permettaient l’accès à un haut rang social. Les Sklaletut voyageaient autour de la terre dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et terminaient leur voyage chaque année vers novembre durant la Spegpegud ou Winter Dance. A cette période, toutes les personnes en possession de l’un de ces esprits, tombaient malades. Cela durait quelques jours pendant lesquels le malade chantait la chanson de son esprit et exécutait une danse personnelle. Puis, l’esprit repartait pour un cycle d’un an. Le malade guérissait et donnait un potlatch pour marquer la fin du cycle. Il y avait aussi parmi les Sklaletut : le Clam et Duck Spirit, assurant à l’homme une pêche et chasse fructueuses ; le Loon et Grizzly Spirit, apportant la force, l’habileté et le courage aux guerriers ; le Hēyida et Tiō’łbax, permettant d’acquérir la richesse. Le Tiō’łbax était un esprit exceptionnel, connu par très peu de bandes (snohomish, duwamish, suquamish et nooksack).

Une deuxième famille d’esprits, les Xudā’b 48 étaient destinés aux chamans hommes ou femmes et étaient représentés soit par des objets ou par des animaux comme les Otter et Kingfisher Spirit. Ils étaient difficiles à obtenir et c’était souvent durant les cérémonies de décembre et de janvier où les esprits visitaient les villages et assistaient aux rituels qu’il était opportun après beaucoup de sacrifices, comme le jeûne, d’essayer d’entrer en contact avec eux (Haeberlin & Gunther, 1930 : 75-80). Ces esprits chamaniques aidaient les medecine men à guérir les gens. Durant l’une des plus importantes cérémonies d’hiver, la Spirit Canoe Ceremony, les chamans utilisaient des planches de bois peintes, en forme de canoë appelées Spirit Canoe (cf. photo X), qu’ils plantaient dans le sol. Ces objets symbolisaient leurs esprits auxiliaires (helpers) qui les aidaient à effectuer un voyage sur la terre des morts pour récupérer les âmes des malades (Porter III, 1947).

Photo X. Trois Duwamish Spirit Canoes.
Photo X. Trois Duwamish Spirit Canoes.

Celui de gauche représente un monstre mythique qui peut avaler la maladie. Les deux autres objets incarnent des esprits auxiliaires puissants qui apparaissent aux hommes sous une forme humaine. Photo : Porter III, Frank W., 1947, The Coast Salish People.

Les esprits avaient une place importante dans la vie des habitants du Puget Sound. Ils leurs fournissaient les compétences et les connaissances indispensables à leur survie et à leur prospérité. Seuls les hommes et les femmes 49 appartenant à la classe supérieure, pouvant jeûner pendant une longue période, endurer beaucoup de souffrances et d’épreuves, étaient en mesure de rencontrer un esprit. La classe moyenne ou roturière avait accès à des petits esprits. Quant aux esclaves, s’ils arrivaient à détenir un esprit puissant, ils pouvaient changer de classe et devenir des notables, mais cette situation était très rare (Haeberlin & Gunther, 1930 : 67-68).

Enfin, durant ces longues soirées d’hiver, les anciens transmettaient aux plus jeunes les mythes d’origine 50 qui leur expliquaient comment un personnage appelé transformer ou changer (Thrush, Coll-Peter), avait créé et donné du sens au monde lushootseed et quelle était la place de l’homme dans cet univers où les objets, les lieux mais également les plantes et les animaux étaient des êtres vivants possédant des esprits. Ces mythes continuent d’être transmis à la jeune génération et leur permettent de comprendre d’où ils viennent. A l’exemple de ce mythe d’origine suquamish qui m’a été raconté par Barbara, membre suquamish, un soir de juin 2005, en présence de sa petite fille :

‘« Dieu tourna ses mains, tourna ses mains, tourna ses mains et créa la terre ; tourna ses mains, tourna ses mains et créa l’eau. Avec ses doigts, il dessina des lignes, créa des rivières, des montagnes et des animaux. Il observa, observa et remarqua que les animaux ne savaient pas se servir de l’environnement et se nourrir.
Puis, il observa, observa et pensa qu’il manquait quelque chose : des hommes. Alors, il prit deux sacs, prit de la terre, modela des gens : petits, grands, gros, noirs, marrons, blancs et les mit dans le premier sac.
Puis, dans le second sac, il mit les langues, plein de langues. Puis, Dieu sema ici et là, puis encore là, un petit, un gros, un grand, des langues puis encore des langues. Ensuite, une fois qu’il fit le tour, il se rendit compte qu’il y avait encore beaucoup de langues et de gens dans son sac. Alors, il retourna au centre de l’univers, là où se trouvait le village des Suquamish et sema toutes les langues et les personnes qui restaient dans son sac.
Puis, il observa, observa et s’inquièta. Ces gens ne savaient pas se nourrir et utiliser l’environnement. Il laissa passer un jour puis deux. Il observa, observa, s’inquièta de voir ces gens qui s’arrêtaient au bord de l’eau et qui ne traversaient pas pour aller de l’autre côté où se trouvait la nourriture et des gens qui pouvaient les aider.
Dieu vit une baleine près de la côte, Dieu lui demanda si elle pouvait l’aider. La baleine lui répondit : Dieu, c’est toi qui m’a créé, bien sûr que je peux t’aider. Dieu prit la baleine, lui ouvrit le dos et y déposa des bâtons puis les hommes. La baleine traversa mais soudain plongea comme à son habitude ; Dieu récupéra les hommes, soigna la baleine et la remercia de son aide.
Dieu observa et s’inquièta, pourquoi ces stupides gens ne traversaient-ils pas ? Puis Dieu vit un saumon et lui demanda s’il pouvait l’aider. Le saumon lui répondit : Dieu, c’est toi qui m’a créé, bien sûr que je peux t’aider. Alors Dieu prit le saumon, lui ouvrit le dos et y déposa des bâtons et les hommes. Le saumon traversa mais comme à son habitude, il zigzagua et les hommes tombèrent. Dieu récupéra les hommes, soigna le saumon et le remercia de son aide.
Puis, Dieu observa, observa et s’inquiéta. Il vit un cerf qui traversait de l’autre côté, Dieu lui demanda s’il pouvait l’aider. Le cerf lui répondit : Dieu, c’est toi qui m’a créé, bien sûr que tu peux m’utiliser. Dieu lui ouvrit le dos et y déposa des bâtons et les hommes. Le cerf traversa la tête haute et déposa les hommes. Dieu le remercia. »’

Les répétitions dans ce récit ne sont pas anodines, elles sont une des particularités de la tradition orale. Elles permettent aux conteurs d’attirer l’attention du public. Ce mythe raconte comment les Suquamish sont arrivés sur terre et comment ils ont survécu grâce au cerf qui les a fait traverser de l’autre côté de la rivière, là où il y avait de la nourriture. Le cerf représente le canoë qui permet à l’homme de se déplacer pour trouver de la nourriture. Il montre aussi l’importance de la faune dans la vie des hommes et rappelle ce continuum particulier qu’il y a entre les êtres humains et les êtres de la nature.

Notes
43.

Mot de la langue lushootseed qui signifie « the place of clear salt water ».

44.

La Ole-Man-House ou Old Man House fut détruite par un incendie criminel en 1864. Old Man House vient du chinook « oleman » et veut dire « old ; worn out ». Le chinook était un mélange de français, d’anglais et de dialecte Chenooke de langue chinookan. Il fut inventé pour assurer les transactions commerciales. Les Indiens le considéraient comme la langue de l’homme blanc et le Blanc comme la langue des Indiens.

45.

Voir Theodore, William, 1934, « The Indian Chief Kitsap », Washington Historical Quartely, (25) 4 : 297-299. Consulter : Site of Digital Collections, Special Collections , University of Washington Libraries, PNQ 25, [En ligne], http : //content.lib-washington.edu/sc.html, (consulté le 5 juin 2006).

46.

Cela n’a plus été le cas avec l’arrivée à la fin du 18ème siècle des marchands européens qui ont permis à certains roturiers et esclaves de s’enrichir grâce notamment au commerce de fourrure. Ils ont pu donner des potlatch, étaler leur richesse et accéder à la classe des nobles.

47.

L’oiseau tonnerre et l’aigle sont les créatures les plus puissantes. Le clan de l’aigle et de l’oiseau tonnerre sont ceux des chefs et des nobles. L’oiseau tonnerre lance des éclairs avec ses yeux et provoque un tonnerre quant il bat des ailes (voir essai de Cumming, Margaret, Northwest Coast native American Masks, [En ligne], www.andrew.cmu.edu , (consulté le 9 septembre 2006).

48.

A la différence des Skaletut, les Xudā’b ne quittaient jamais le corps des chamans.

49.

Les femmes n’avaient pas accès aux esprits les plus puissants car elles n’étaient pas assez fortes pour supporter de tels esprits.

50.

Les mythes d’origine pouvaient varier le long de la côte salish. Cependant, aucun ne faisait référence à la thèse de la migration de l’Asie vers le Nouveau Monde, il y a 10 000 à 15 000 ans.