Le 20 mai 1792, les Suquamish étaient installés dans un camp d’été près de Jeff Head, sur l’île Bainbridge, lorsqu’ils aperçurent au loin une sorte d’oiseau géant qui flottait sur l’eau. Les hommes prirent leurs armes tandis que les femmes et les enfants coururent dans les bois. Sealth, alors âgé de sept ans, resta avec son père et son oncle Kitsap. Ce dernier remarqua le premier qu’il y avait des hommes grimpant à l’arrière de ce qui semblait être un gros canoë. Le grand bateau s’approcha lentement et jeta l’ancre. Le « chef » Schweabe et Kitsap poussèrent un canoë dans l’écume et atteignirent rapidement l’étrange vaisseau. Les deux hommes firent avec leur canoë un cercle complet autour du navire afin de se protéger des mauvais esprits. Schweabe hurla une salutation et les hommes du grand canoë lui répondirent. Il ne comprit pas leurs mots, mais il sentit à travers leurs gestes et leurs attitudes qu’ils ne voulaient aucun mal à son peuple. Le matin suivant, les Suquamish remirent à l’eau leurs canoës remplis de nourriture et de cadeaux. Les femmes et les enfants restèrent sur la plage à l’exception de Sealth qui accompagna son père. Les hommes pagayèrent jusqu’au grand bateau, tournèrent autour celui-ci, ramèrent le long de la coque et invitèrent ces étranges hommes blancs à participer à un grand potlatch.
Ils furent très impressionnés par ces grands hommes aux visages blancs, aux yeux clairs et aux cheveux colorés, parlant une langue incompréhensible et ne correspondant pas à la définition qu’ils avaient de l’homme mais qui ressemblaient par contre étrangement aux créatures des temps mythiques. Sealth fut particulièrement captivé et charmé par l’élégance, le ton amical et chaleureux de George Vancouver, le capitaine anglais du Discovery (Wilson, 2002 : 1-2). Après cette rencontre, les Suquamish n’eurent pas beaucoup de contact avec l’homme blanc.
En 1827, la Hudson’s Bay Company (HBC) 51 installa dans le Puget Sound un premier comptoir de commerce à Fort Langley, près de la rivière Fraser. Puis, elle en établit un deuxième à Fort Nisqually, près de la rivière Nisqually, en 1833 (Suttles & Lane, 1990 : 499).
Les échanges commerciaux entre les Indiens, les commerçants européens et les employés anglais de la Hudson’s Bay Company se passèrent plutôt bien. Les marchands européens se rendirent compte que l’Indien était un autochtone amical, un très bon commerçant ayant des richesses à échanger et dont la façon de vivre et les coutumes étaient différentes. Ils durent donc faire bonne impression auprès des Indiens en possédant des biens qu’ils appréciaient et en accordant une dimension sociale aux échanges commerciaux. Car dans la tradition indienne, les échanges permettaient d’acquérir, d’accumuler et de redistribuer des richesses non pas dans le but de réaliser des bénéfices et des gains mais pour maintenir ou acquérir un prestige et un statut social. Les commerçants se résignèrent à commencer tous leurs échanges commerciaux par des dons de cadeaux et des gestes d’hospitalité. Ils organisèrent des cérémonies, offrirent de la nourriture, de l’alcool et du tabac aux « chefs ».
Les Indiens les trouvaient étranges. Ils n’avaient pas de femmes et de familles. Ils ne connaissaient pas bien les règles, les us et les coutumes de cet environnement. Ils ignoraient les techniques de pêche, ne comprenaient pas les cérémonies. Ils ne savaient pas donner de bons conseils, signe d’un bon caractère. Ils n’employaient pas les expressions appropriées quand ils s’adressaient à d’éminents étrangers. Mais ils étaient conscients que les Blancs avaient d’extraordinaires richesses et comme eux, avaient un intérêt pour les affaires. Ils pouvaient répondre à leur besoin de prestige et à leur goût pour l’accumulation des richesses. Rapidement, les deux parties firent appel à des intermédiaires hommes et femmes afin d’éviter les conflits d’intérêt. Certaines femmes indiennes se retrouvèrent mariées à des commerçants européens 52 et permirent d’accroître les partenariats commerciaux (Harmon, 1998 : 13-42).
Pour Alexandra Harmon (1998), ces concessions n’entraînèrent ni la fusion des deux sociétés ni la subordination de l’une par rapport l’autre. Mais plutôt une structure particulièrement extensible qui ne nécessita pas un changement fondamental de direction. Les gens continuèrent à se côtoyer sans renoncer à leurs valeurs et leurs habitudes distinctes. les Suquamish continuèrent à mener des raids contre leurs ennemis. Seatlh tendit une embuscade aux guerriers de la rivière Green. Il attaqua aussi les S'Klallam, un groupe du rivage nord de la péninsule Olympique et participa à des raids sur la rivière Snoqualmie. En 1841, il mena un raid sur le village Yila'lqo, à la confluence entre la rivière Green et Upper White pour se venger du meurtre d’un parent. Six ans plus tard, il aida les Suquamish à anéantir les Chemakum, un groupe rival, près de Port Townsend. Mais la mort de l’un de ses fils 53 au cours de cette expédition l’affecta. Il décida de devenir chrétien et se fit probablement baptiser par les Oblats de Marie-Immaculée de la mission Saint-Joseph d’Olympia dirigé en 1848 par le père Pascal Ricard. Sealth fut enregistré sous le nom de Noe Siattle. Cette conversion le transforma. Il renonça à faire la guerre et prêcha la paix et la coopération avec le colon blanc (Buerge, David M.) 54 .
En 1848, il invita deux missionnaires de l’église Catholique, le père Francis Norbert Blanchet et le père Modeste Demers à établir une mission dans son village. Ce fut la deuxième mission installée dans le Puget Sound. Mais les Indiens semblaient prêter peu d’attention à ces nouveaux rituels et enseignements religieux, sauf lorsque ceux-ci servaient leurs intérêts. Les changements provoqués par les contacts avec les explorateurs, les commerçants et les premiers colons ne faisaient pas oublier les traditions. Les missionnaires prirent conscience que le seul moyen pour réaliser le « Grand Mandat » 55 et les sortir de l’archaïsme en les éduquant et en congédiant toutes leurs spiritualités (Malinvaud, 2006 : 335), était de légitimer leur présence et de trouver une place dans cette société amérindienne. Ils devaient s’attribuer les faveurs des hommes éminents afin de s’assurer une éligibilité dans la structure sociale indienne et de jouer un rôle de médiateur. Le père Modeste Demers raconta dans les années 1840 :
‘« This adventure made me understand the importance of treating with caution the susceptibilities of the chiefs and to attract their consideration, in order to win to God the tribes that they govern » 56 (Cité par Harmon, 1998 : 48).’Les contacts avec le commerçant européen ne contrarièrent pas ou peu le quotidien des communautés. Au contraire, ils leur apportèrent de nouvelles opportunités de partenariat notamment avec des groupes, jusque là ennemis ou inconnus de par leur situation géographique. Ils favorisèrent également une plus grande mobilité sociale et la possibilité pour des individus de changer de rang social. Les esclaves et les roturiers eurent l’opportunité de s’enrichir et de gravir l’échelle sociale. Les Indiens continuèrent à pêcher, chasser, collecter et à accumuler des richesses pour assurer leurs besoins et maintenir leurs statuts sociaux. Les Européens furent avant tout de nouveaux partenaires commerciaux, même si contrairement à leurs partenaires habituels, ils ne partageaient pas le même système de valeurs et de croyances (Harmon, 1998 : 39).
Mais l’implantation de comptoirs commerciaux entraîna progressivement un déséquilibre des échanges et provoqua des bouleversements interethniques. Certaines communautés décidèrent de se rapprocher de ces comptoirs et furent exposées aux maladies européennes qui devinrent un fléau épidémiologique. La population indienne du Puget Sound fut rapidement décimée puisque en 1820 elle passa de 12600 à 5000 personnes (Suttles & Lane, 1990). Vint s’ajouter à cette catastrophe un autre fléau moins radical mais tout aussi efficace : l’alcool. Au départ, il fut donné dans un esprit d’hospitalité et de curiosité. Puis il devint un moyen pour les négociants de faire du commerce et d’entrer dans les bonnes grâces des Indiens. Ces derniers devenaient, sous l’effet de ce liquide, des vendeurs et des acheteurs disciplinés. Les missionnaires les trouvaient plutôt querelleurs et difficiles à convertir. Ils demandèrent à l’État américain de légiférer une loi sur le commerce de l’alcool afin de régler le problème. Mais les enjeux commerciaux étaient importants et il fallut attendre 1842 pour voir la mise en place d’une réglementation (Lembert, 1954 : 305-306).
En définitive, les Indiens puisèrent dans leur environnement naturel les ressources nécessaires à leur survie, au développement et au rayonnement de leur culture. Leurs contacts avec les explorateurs et les commerçants furent amicaux et commerciaux mais les maladies européennes et l’alcool provoquèrent une diminution fulgurante de leur population et ouvrirent la voie à la colonisation. Pour les colons, cette situation releva d’une sanction divine envers ces « païens sauvages » qui ne savaient pas s’occuper et faire fructifier la terre et devint un prétexte à la colonisation : acquérir, s’installer, faire fructifier des terres et devenir indépendant et libre. D’autant plus que le traité de Washington de 1846 donnait la région du Puget Sound aux États-Unis et offrait aux colons de nouvelles terres vierges à l’Ouest du Mississipi.
Cette compagnie anglaise fut fondée en 1670 et fit du commerce de fourrures.
Le mot « Européen » est ici utilisé pour définir le « Blanc » avant la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique en 1776.
Seatlh se maria avec La Dailiá, une femme d’origine duwamish qui vivait avec sa parentèle dans le villageTola'ltu le long du rivage de Elliott Bay. Sa femme mourut en donnant naissance à leur fille Wee-wy-eke qui prit plus tard le prénom chrétien d’Angeline (princesse Angeline). Sa seconde femme lui donna cinq autres enfants, deux garçons et trois filles (Boring, 1978).
Buerge, David M., « Chief Seattle and Chief Joseph: From Indians to Icons », Essay, Site of Digital Collections. Special Collections , University of Washington Libraries, [En ligne], http : //content.lib-washington.edu/sc.html, (consulté le 5 juin 2006).
La diffusion de l’Évangile et la conversion des incroyants.
« Cette aventure m’a fait comprendre l’importance de traiter avec prudence les susceptibilités des chefs et d’avoir leur considération, afin que ces tribus qu’ils dirigent soient gagnées par Dieu. »