2. La politique des traités

Le jeune gouvernement fédéral américain était conscient que la frontière entre l’Est et l’Ouest était de plus en plus instable. L’avancée vers l’Ouest semblait inévitable et le flux important de nouveaux immigrants allait poser la question de leur assimilation et de celles des nations autochtones non immigrantes dans cet espace national. Il devait contrôler les expansions territoriales pour éviter les conflits entre ces immigrants et les nations autochtones et permettre la formation de l’identité américaine, la fusion des groupes ethniques en une nouvelle race, celle de l’homme américain.

La Constitution américaine de 1787 régla la question en investissant le Congrès du pouvoir de faire du commerce et de conclure des traités avec les nations autochtones au détriment des États américains et des concurrents européens. Ce point fut précisé dans l’Article I section 8 clause 3 de la Constitution : « The Congress shall have the Power… to regulate the Commerce with foreigns Nations and among the several States, and with the Indian Tribes » 59 .

Les États-Unis ne pouvaient pas revendiquer les territoires occupés par les nations indiennes et devaient négocier et conclure des traités 60 avec ces dernières. Ce fut ce que suggéra George Washington en 1783, quatre ans avant l’adoption de la Constitution et six ans avant sa nomination au poste de premier président des États-Unis, lors d’une correspondance avec James Duane :

‘« […] la colonisation de l’Ouest et la paix avec les Indiens sont deux phénomènes si analogues qu’il ne saurait exister une définition de l’un sans prendre les autres en considération. Je ne le répéterai jamais assez : l’économique et le politique désignent très fortement cette solution comme le meilleur expédient pour être en bons termes avec les Indiens-de la même façon qu’il vaut mieux acheter leurs terres que d’essayer de les expulser de leur pays par la force des armes ; car, comme nous en avons déjà fait l’expérience, ce serait comme chasser les bêtes sauvages de la forêt : à peine la battue terminée qu’elles reviennent. Et c’est peut-être pour fondre cette fois sur ceux qui sont restés là ; alors qu’une colonisation graduelle forcera le sauvage, comme le loup, à se retirer; car l’un et l’autre sont des bêtes de proie, en dépit de leur apparence différente. En un mot, il n’y a rien à attendre d’une guerre avec les Indiens en dehors de la terre sur laquelle ces gens vivent, et il nous en coûtera moins d’argent et moins de sang de l’acheter. […] Dans un premier temps, on prendra bien soin, en établissant cette ligne de partage, ni de trop céder ni de trop empocher. Mais d’essayer de pénétrer les Indiens de la générosité de notre disposition à les arranger, et de l’obligation où nous sommes d’assurer le nécessaire à nos guerriers, à nos jeunes gens qui vont grandir, et aux étrangers qui arrivent d’autres pays pour vivre avec nous. Et, dans le cas où ils l’exigeraient, ou dans celui où ils sembleraient mécontents du tracé de la ligne de démarcation que nous jugerons nécessaire de fixer, nous leur verserons une compensation en échange des droits qu’ils revendiquent sur ces terres […] 61 . » (Cité par Delanoë et Rostkowski, 2003 : 101-102).’

Pour George Washington, l’Indien était un « Sauvage » qu’il valait mieux éviter de « chasser » de son territoire, car il y reviendrait à un moment ou à un autre. La solution se trouvait dans la négociation de l’achat des terres. Cela, disait-il, « coûtera moins d’argent et moins de sang » et dans la signature des traités qui devaient permettre de négocier des territoires, d’éviter des conflits armés et d’assurer l’expansion coloniale dans un climat de paix.

Les prises de position sur la question indienne changeaient en fonction du contexte colonial et du gouvernement en place. En 1801, Thomas Jefferson 62 , président des États-Unis s’exprima à son tour sur le problème indien : « En conduisant les Indiens vers l’agriculture […] l’industrie et la civilisation , je suis convaincu que nous agissons pour leur grand bien […] » (Cité par Delanoë et Rostkowski, 2003 : 85). La politique indienne pour Jefferson devait reposer sur le principe de l’« incorporation » à la nation américaine par l’agriculture, en rendant les Indiens dépendants de l’économie américaine : endettement, destruction des gibiers et rachat des terres indiennes à bas prix, ou par une déportation à l’Ouest du Mississipi.

En 1812, le problème indien prit une toute autre direction avec la défaite des Anglais alliés des communautés du Nord-Ouest et le traité de Gand de 1814 qui sanctionna l’hégémonie des États-Unis sur les nations autochtones situées à l’extérieur des frontières du territoire américain. Le gouvernement fédéral américain les considérait suffisamment souveraines pour être en mesure de signer des traités mais pas assez pour fonctionner comme des entités politiques indépendantes. Elles étaient, d’après la célèbre formule utilisée par le Juge de la Cour suprême des États-Unis, John Marshall, dans l’arrêt Cherokee Nation vs. State of Georgia de 1831, des « nations domestiques dépendantes » (Schulte-Tenckhoff, 1997 : 46-51).

Les tribus étaient à la fois souveraines et sous tutelle 63 fédérale. Elles avaient le droit à l’autodétermination interne, à une quasi-souveraineté souvent redéfinie par la législation du Congrès qui, en définitive, avait le pouvoir d’abroger unilatéralement ce droit.

Le Juge Marshall donna en 1832 lors du deuxième jugement de l’affaire Cherokee Nation vs. State of Georgia, une définition du traité :

‘« What is a treaty ? The answer is, it is a compact formed between two nations or communities, having the right of self government…The only requisite is, that each of the contracting parties shall possess the right of self government, and the power to perform the stipulations of the treaty » 64 (Cité par Schulte-Tenckhoff, 1997 : 173).’

Au cours des années 1830, plus de 90 traités furent signés avec les Indiens, contraints de céder cinquante millions d’hectares. La Manisfest Destiny 65 était à son apogée. La conquête de l’Ouest américain était en marche et inévitable. Le concept du pays indien à l’Ouest du Mississippi était dépassé et le problème de la gestion du territoire indien était à nouveau posé.

Notes
59.

« Le Congrès aura le pouvoir...de réglementer le commerce avec les nations étrangères, entre les divers États, et avec les tribus indiennes. »

60.

Les Delawares ont signé avec l’État fédéral en 1778, le premier traité de l’histoire de la politique fédérale indienne.

61.

The Washington Papers, 1955, Saul K. Padover ed., New York, Harper & Bros.

62.

Thomas Jefferson fut président des États-Unis de 1801 à 1809.

63.

Ce principe tutélaire tire son origine de la politique coloniale britannique et de la doctrine de la prédestination.

64.

« Qu’est-ce qu’un traité ? Voici la réponse, c’est un contrat passé entre deux nations ou communautés, ayant le droit de s’auto-gouverner…La seule condition requise est, que chacune des parties contractantes possédera le droit de s’auto-gouverner, et le pouvoir d’exécuter les clauses du traité. »

65.

Idée selon laquelle les Européens étaient voués à civiliser toute l’Amérique.