Le Conseil tribal s’est engagé à partir de 1965, à ce que la tribu devienne une
‘« true independent sovereign nation, […] a financially independent nation of people living on the Port Madison Indian Reservation, which is wholly owned and controlled by members who are grounded in their culture, drug and alcohol free, educated, healthy, and economically independent » 152 (The Suquamish Tribe, 2002 : 7). ’Mais la situation de la réserve dans les années 1970 était loin d’être favorable à un tel projet. La réserve était habitée par plus de 25.000 résidents mais seulement 254 habitants étaient d’origine suquamish alors que le Bureau des Affaires Indiennes avait recensé environ 575 membres tribaux. La tribu n’avait aucun revenu, le taux de chômage était élevé (23 %) et le niveau d’étude des membres ne dépassait pas le niveau du collège (United States. Dept. of Commerce, 1974 : 554-555). De plus, les maux liés à l’alcool, aux drogues, à la violence conjugale et à l’échec scolaire que Duran, Eduardo et Duran, Bonnie (1995) qualifient de Intergenerational Postraumatic Stress Disorder, en référence aux effets de la politique d’assimilation et d’ethnocide de la période coloniale, étaient très nombreux.
La priorité du Conseil tribal fut de protéger le territoire indien et les intérêts des membres tribaux vivant dans la réserve. Il s’agissait avant tout de restaurer, transmettre et inciter à la praxis de la culture, de développer les ressources communautaires, de promouvoir le développement économique et d’assurer la santé physique et morale de la communauté.
Pour accomplir cette « mission », le Conseil s’entoura du Conseil des anciens et des jeunes, tint compte de l’avis des membres tribaux durant les réunions annuelles du Conseil général et employa une centaine de professionnels pour assurer les différents programmes, services sociaux, culturels et économiques destinés à garantir le bien-être de tous les habitants de la réserve. La tribu construisit en 1979 153 un centre tribal. Il était destiné à accueillir les familles des membres tribaux, les diverses activités culturelles et sportives et la dizaine de départements (Administration, Fisheries, Natural Resources, Community Development, Finance, Human Service s, Maintenance, Cultural Resources, Legal and Personal departments) (cf. illustration III) chargés de développer les programmes socioculturels, économiques et environnementaux, financés par des subventions gouvernementales (fédérales et étatiques) et des fonds privés gérés depuis 1974 par le Conseil tribal 154 . Ce centre devait refléter la vitalité de la vie contemporaine suquamish. Il devait être selon Paul Eberharter, « […] a focal point and an element of identity for the town and the community » 155 (1993 : 75).
Organigramme élaboré d’après le Suquamish Tribe General Council Handbook, 2002.
En 1983, le département Community Development prit en charge le nouveau musée dont l’objectif était de préserver, protéger et enseigner l’histoire et la culture des tribus du Puget Sound Salish. La même année, le département Fisheries and Hatchery ouvrit l’infrastructure Grover’s Creek Fish Hatchery dans le cadre de son programme de protection et de préservation des ressources marines. Il devait s’assurer que les membres tribaux avaient accès, comme le prévoyait le traité, à ces ressources et ceci à des fins de subsistance et pour des besoins d’ordre culturel, cérémoniel et commercial.
L’industrie de la pêche (saumon, crustacés et mollusques) était une activité génératrice d’emplois et de revenus, à tel point qu’en 1997 la tribu créa sa propre entreprise (Suquamish Seafood Entreprise) malgré l’instabilité du marché, la concurrence étrangère, les quotas et la pratique saisonnière de l’activité 156 .
La tribu souhaitait développer l’activité commerciale de la réserve afin de promouvoir le bien être social et économique de ses membres. Elle créa Port Madison Entreprises (PME) dans les années 1990. Cette structure agit en qualité d’agence pour le gouvernement tribal suquamish. Elle fut chargée de superviser l’activité du casino temporaire Clearwater, inauguré en 1992 157 . Le département surveilla également l’activité du magasin de souvenirs du musée et du casino, et le Masi Shop (station d’essence). Enfin elle fut chargée d’acquérir de nouvelles terres et de trouver des locaux commerciaux disponibles afin d’augmenter l’activité commerciale de la réserve. Le casino fut pour la tribu, l’entreprise la plus importante en matière de création d’emplois et de revenus. En 1997, sur les 303 emplois créés par la PME, 292 étaient liés à l’activité du casino. Tandis que le Centre tribal n’employait que 161 personnes dont 60 étaient d’origine suquamish (cf. tableau I). Enfin, le tourisme fut également un enjeu économique et en particulier l’écotourisme et le tourisme culturel. Le Conseil tribal décida de donner au musée plus d’autonomie et le chargea de s’occuper du tourisme culturel. Le musée quitta en en 1997 le département Community Development et devint le Suquamish Museum Entreprise.
Tableau élaboré d’après le Suquamish Tribe General Council Handbook, 1998.
C’est également à cette période que le gouvernement fédéral octroya suite à la Tribal Self-Governance Act de 1994, l’autonomie gouvernementale au Conseil tribal. Cette décision fut un tournant dans la politique de développement tribale. Car le Conseil gérait désormais, de façon autonome et en fonction de ses priorités et ses méthodes, tous les financements alloués, aides fédérales, fonds privés et aides de l’État de Washington. De nouveaux projets plus en harmonie avec la culture et l’histoire des Suquamish virent le jour comme le Youth Center et Wellness Program du département Human Service s. La tribu ouvrit deux nouveaux locaux au village Suquamish afin d’accueillir, écouter et conseiller les jeunes et les adultes. Le Youth Center offrit aux jeunes des activités sportives et culturelles (j’y reviendrai dans le chapitre IV). Tandis que le Wellness Program proposa aux hommes et aux femmes ayant des problèmes de dépendances à l’alcool et aux drogues, des programmes de traitement mais également de prévention qui tenaient compte de leur origine culturelle. La plupart du temps, ce type de programme, très classique, était plutôt prévu pour une population blanche. Les Suquamish envisagèrent donc comme de nombreuses tribus, d’utiliser la culture et certaines ressources culturelles telles que la sweat lodge, la danse du soleil, le peyotl ou le canoë, comme des outils thérapeutiques plus adaptés aux Intergenerational Postraumatic Stress Disorder (Duran & Duran, 1995).
La sweat lodge fut utilisée par les anciens pour nettoyer leur peau, pour éliminer les impuretés de leur corps et pour purifier leur pensée, leur âme et leur esprit. Elle servait aussi à guérir d’une maladie, à se préparer à une cérémonie ou à chercher des conseils auprès des esprits. Elle est aujourd’hui un outil thérapeutique curatif contre l’alcoolisme car comme le précise l’anthropologue Roberta Hall :
‘« Because the sweat lodge produces a powerful physical and mental experience, it has been considered an antidote for alcohol, which also produces strong physical and mental reactions. […] Local control, cultural sensitivity, and the use of traditional cultural practice are positive steps » (Citée par Counselor Yazzie, University of Montana) 158 .’Elle est « un rituel qui permet une relative réharmonisation de la personne indienne avec l’Univers » (Vazeilles, 2000 : 195).
Quant à la danse du soleil, ce rituel avait lieu généralement à la fin du printemps et durant l’été. Il symbolisait la naissance, la vie et le renouveau du monde. Il pouvait avoir un niveau plus personnel et servir à trouver la direction de sa propre vie. Cette danse était régénératrice et c’est pour cette raison qu’elle est devenue un outil thérapeutique utilisé dans les programmes de traitement de l’alcoolisme. Interdite par le gouvernement fédéral dans les années 1881, elle est à nouveau pratiquée en 1920 dans le Sud-Dakota par les Oglala de Pine Ridge et les Brûlés de Rosebud. Mais elle ne renaît au grand jour, d’après Danièle Vazeilles qui a assisté à une danse du soleil en août 1970 et 1971 à Pine Ridge, que dans les années 1970. Elle permet aux tribus de se « ressourcer », d’affirmer leur unité en tant que groupe homogène et avec les autres hommes et d’atténuer leur anxiété et leur désarroi (1977 : 151-165).
Puis, il y a le peyotl et la Native American Church (NAC) également appelé la Peyote Church.Cette église fit son apparition dans les années 1800. A l’époque, les tribus étaient chassées de leurs territoires ancestraux de pêche et de chasse, confinées dans des réserves et n’avaient pas le droit de pratiquer certaines cérémonies jugées trop païennes et entravant l’assimilation. Un besoin de repères culturels et spirituels se fit ressentir face à cet ethnocide colonial, et ce fut à cette période qu’apparut dans le sud-ouest, la Peyote Church. Cette église apporta avec sa cérémonie du peyotl, une alternative aux pratiques tribales et au christianisme missionnaire. Elle l’utilisa pour les baptêmes, les funérailles et pour guérir les maladies et notamment l’alcoolisme. Elle est aujourd’hui très active dans le traitement des substances nocives et apporte de l’espoir, une nouvelle manière de vivre et de combattre l’alcoolisme. Le professeur Garrity du département de médecine de l’University of Kentucky explique que :
‘« Patients are cured by partaking of peyote and absorbing its pure healing power. […] The peyote offers the opportunity for understanding yourself through “ritualized introspection and self-examination”. The Peyote road encourages and stresses, among other things, abstinence of alcohol, self-dependence, and devotion to one’s family » (Professeur Garrity, University du Kentucky, department de Médecine) 159 . ’Enfin, il y a le canoë, qui comme on le verra dans le chapitre IV, est utilisé par les Suquamish comme un outil pédagogique, de prévention et de traitement de l’alcoolisme et des drogues.
La guérison doit passer par un processus de la décolonisation de la pensée. Car guérir le corps n’est pas suffisant, il faut s’intéresser à l’âme, à l’esprit, à l’inconscient individuel et collectif, lié à un lourd passé d’oppression et d’ethnocide. Le processus de guérison ne peut pas se faire sans une restitution et revitalisation de la culture des anciens et de certaines valeurs culturelles qui permettent de guérir les blessures du passé, de revaloriser une identité individuelle et collective et de développer une conscience ethnique.
La fin des années 1990 est véritablement propice à une planification des prestations de services en fonction des situations et des priorités tribales qui jusqu’a présent n’avaient pas été prises en compte du fait de l’omniprésence et du contrôle rigoureux du Bureau des Affaires Indiennes. Des fonds tribaux commencent à être générés grâce aux activités du casino 160 et de l’industrie de la pêche. Cependant, on est encore loin d’une indépendance financière. Les dépenses restent supérieures aux bénéfices malgré les dons de la PME et de la Seafood Entreprise et les aides fédérales (BIA) (cf. tableau II).
Enfin, le casino a mis en place en collaboration avec le département Human Resources un programme de formation pour permettre aux membres tribaux d’occuper des postes à responsabilités dans la PME. Car malgré la politique du traitement préférentiel, 74% des employés du casino sont blancs et la plupart occupe des postes à responsabilités tandis que seulement 22 de ces postes sont occupés par des Indiens dont 13 sont d’origine suquamish (General Council Handbook, 1998/2002).
Tableau élaboré d’après le Suquamish Tribe General Council Handbook, 2002.
De plus, pour inciter les Suquamish à travailler au casino, la PME finance en collaboration avec le département Community Development, le programme Housing and Urban Development,afin de mettre plusieurs maisons à la disposition des salariés indiens. Car il est difficile ces dernières années de trouver des habitations à vendre en dessous de 130.000 US$. L’entreprise essaye également de financer une assurance et une mutuelle santé pour tous ses employés à plein temps.
La tribu a aussi un département de police qui assure la sécurité des habitants de la réserve ; un département « juridique » dont la fonction première est de faire respecter les droits tribaux, la souveraineté et d’assurer des conseils juridiques. Une cour tribale qui gère toutes les affaires criminelles et sociales qui concernent la réserve et ses membres (violence domestiques, protection de l’enfance, affaires de drogues…).
Le Conseil tribal a donc atteint une autonomie gouvernementale, les nouveaux projets sont nombreux et en lien avec les priorités tribales : la culture, l’éducation, la santé et l’économie. Cependant, il faudra encore du temps avant que la tribu obtienne une autonomie financière. Mais elle en prend le chemin en inventant, innovant et s’investissant dans des programmes plus proches de sa réalité, développés selon ses propres besoins et adaptés à un environnement tribal.
« Une véritable nation souveraine indépendante […] une nation financièrement indépendante vivant dans la réserve indienne de Port Madison, laquelle réserve est détenue et contrôlée par des membres qui sont éduqués, sobres, en bonne santé, économiquement indépendants et attachés à leur culture. ». The Suquamish Tribe, March 17, 2002, « Suquamish Tribe Vision Statement », General Council Handbook, p.7.
Voir l’article de Dunagan, Christopher, April 1980, « Suquamish, a Tribal Center open to all », Bremerton Sun, p.9.
Le Bureau des Affaires Indiennes ne s’occupait plus de la gestion des fonds alloués mais imposait toujours ses priorités et ses méthodes.
« Un foyer et un élément de l’identité pour la ville et la communauté. »
L’activité saisonnière concerne également la vente de feux d’artifice durant la période de juillet et des fêtes de fin d’année. La réserve est le seul lieu où il est possible de s’en procurer, la vente y est légale comme le jeu.
Le casino Clearwater fut financé grâce à un prêt auprès d’une institution bancaire. La tribu choisit le personnel, engagea des consultants pour construire les infrastructures et devint une des seules tribus de l’État de Washington à être actionnaire majoritaire d’un casino. Il faut rappeler que le Congrès vota en 1988 la loi sur la régulation du jeu en terre indienne (Indian Gaming Regulatory Act) (IGRA). Cette loi favorisa et réglementa l’expansion du jeu dans les réserves.
« Parceque la loge de sudation produit une expérience physique et mentale puissante, elle a été considérée comme un antidote contre l’alcool, qui produit également des réactions physiques et mentales fortes [... ]. Le contrôle local, la sensibilité culturelle, et l’utilisation de la pratique culturelle traditionnelle sont des étapes positives ». Counselor, Yazzie, « Sweat lodge », Site of Counselor Yazzie’s Introduction For Culture Treatment, [En ligne], http://www.montana.edu/wwwai/imsd/alcohol/Rae/counselor.htm , (consulté le 23 octobre 2006).
« Les patients sont soignés en prenant du peyotl et en absorbant son pouvoir de guérison [... ] Le peyotl permet de mieux se connaître grâce à ‘‘des introspections ritualisées et une auto-analyse’’. Cette méthode encourage et insiste parmi d’autres choses, sur l’abstinence à l’alcool, l’auto-dépendance, et la dévotion à une famille ». Counselor, Yazzie, « Native American Church », Site of Counselor Yazzie’s Introduction For Culture Treatment, [En ligne], http://www.montana.edu/wwwai/imsd/alcohol/Rae/counselor.htm , (consulté le 23 octobre 2006).
Le casino Clearwater a été reconstruit et inauguré en juillet 2003. Il entre dans un grand projet de complexe touristique (terrain de golf, hôtel…). Forsman, Leonard, Feburary 2004, « The Suquamish Tribe : Comprehensive Economic Strategy Report », Suquamish Tribe, Seattle, Washington State.