En juin 1983, les Suquamish inaugurèrent l’ouverture du musée avec la présentation de l’exposition permanente Eyes of Chief Seattle 162 . Une deuxième exposition permanente intitulée « Ole man house, the people and their way of life at D’suq’wub » fut présentée lors du centième anniversaire de la création de l’État de Washington.
La première exposition retrace l’histoire des premiers habitants du Puget Sound, des Suquamish et de leur porte parole, le chef indien Seattle. Elle est divisée en trois grands thèmes : la période précoloniale (avant l’arrivée des Blancs), la colonisation (du premier contact à la création des réserves) et la vie contemporaine des Suquamish. La deuxième exposition raconte la vie autour de la maison communautaire du villageD’suq’wub.
Toute cette scénographie repose sur une collection importante de photographies (plus de 2000 photos), d’objets patrimoniaux (les vestiges découverts durant les fouilles furent complétés par des donations et des emprunts) (cf. tableau III), d’histoires orales (plus de 150 entretiens furent réalisés avec des membres suquamish 163 autour des thématiques suivantes : la famille, l’éducation, l’enfance, l’école et la religion) et sur deux films réalisés par la tribu : « Come Forth Laughing » en 1983 et «Waterbone. Gift of the Indian Canoe » en 1989. Le premier retrace l’histoire de la culture suquamish à partir de huit témoignages d’aînés. Le deuxième film, en partie financé par la Washington State Centennial Commission, parle de la contemporanéité des communautés indiennes du Puget Sound. Il évoque le retour du canoë et traite de la renaissance culturelle des tribus et de leur détermination à préserver leurs croyances, leurs traditions et les ressources naturelles.
Enfin, le musée possède un petit magasin de souvenirs qui vend des tee-shirts, des livres sur la culture des Indiens de la Côte nord-ouest et des objets fabriqués par des artistes indiens etc.
Tableau élaboré d’après The Suquamish Museum, 1985, The Eyes of Chief Seattle.
Parmi toutes ces ressources, la plus difficile à obtenir mais probablement la plus significative de ce travail de restitution d’une mémoire collective et d’une origine commune fut la parole des anciens. La culture indienne repose sur la tradition orale et est transmise par les anciens qui sont les « notables » de la mémoire collective (Namer, 1987). Mais depuis la colonisation, ils n’assurent plus cette fonction, la transmission du savoir est donc interrompue et la mémoire sociale est « endormie ».
Par conséquent, lorsque la tribu souhaita interviewer les anciens, elle se heurta au silence de leur mémoire autobiographique. Comment réveiller et revaloriser la mémoire collective à partir de ces mémoires individuelles « censurées » qui risquaient de faire remonter à la surface des souvenirs douloureux ?
Elle décida d’utiliser ce que Gérard Namer appelle « la mémoire dialogue avec l’autre » en demandant à des historiens, des anthropologues et des membres tribaux de réaliser les entretiens avec les anciens. Ces derniers utilisèrent des objets et des photos pour raviver les souvenirs et réveiller la mémoire collective qui, rappelle Halbwachs, se déroule :
‘« […] dans un cadre spatial. Or, l’espace est une réalité qui dure : nos impressions se chassent l’une l’autre, rien ne demeure dans notre esprit et l’on ne comprendrait pas que nous puissions ressaisir le passé s’il ne se conservait pas en effet par le milieu matériel qui nous entoure. C’est sur l’espace, sur notre espace, -celui que nous occupons, où nous repassons souvent, où nous avons toujours accès, et qu’en tout cas notre imagination ou notre pensée est à chaque moment capable de reconstruire […] C’est là que notre pensée doit se fixer pour que reparaisse telle ou telle catégorie de souvenirs » (1997 : 209). ’Ces représentations matérialisées constituent des « machines » à penser et sont des supports d’une activité logique et réflexive (Coquet, 1997 : 130-131). L’objet se trouve selon Michèle Coquet, surtout dans les sociétés où l’écriture est peu ou pas utilisée,
‘« au point de jonction de la vie sociale et de la vie rituelle et religieuse, il exprime aussi bien un savoir-faire technique et une réflexion sur les formes, les matières, les couleurs, qu’un ensemble de conceptions sociales, politiques, symboliques, esthétiques touchant à la relation qui unit l’homme au monde et au groupe auxquel il appartient. […] Il recouvre une histoire spécifique, non seulement celle de sa création, mais aussi celle de son maniement, de sa transmission, des raisons de son avènement, etc. L’objet peut être à la fois « agi » et « agissant » puisqu’il est souvent susceptible d’être le lieu où se manifestent des puissances » (1997 : 129).’Mais la stimulation de la « mémoire-souvenir » (Bastide, 1970) ne fut pas suffisante, il fallut également revaloriser et légitimer le statut de « notable ». Car, la mémoire collective dépend certes d’une contrainte sociale- sur ce point Roger Bastide rejoint Maurice Halbwachs- mais elle est également pour Roger Bastide une structure et un système organisé de pensées et de gestes car :
‘« C’est la structure du groupe qui fournit les cadres de la mémoire collective, définie non plus comme conscience collective, mais comme un système d’interrelations de mémoires individuelles. […] Ce qui fait que ces images sont rappelées chaque fois que la communauté retrouve sa structure et peut reprendre, par l’intermédiaire de l’intercommunication des rôles, les mécanismes, vocaux ou gestuels, en tout cas toujours moteurs, venus des ancêtres» (Bastide, 1970 : 94). ’Le musée a donc revalorisé le statut de « notable » en faisant de la mémoire des aînés, l’élément moteur de son projet d’exposition. Il a reconnecté le groupe au « système de pensées et de gestes » de la tradition orale, l’a réunifié autour d’une origine commune et a engagé une revitalisation de l’identification ethnique.
De plus, pour palier à ces décennies de « non transmission générationnelle », à ce fossé générationnel entre grands-parents, parents et enfants et finalement à la disparition progressive de ces derniers témoins du souvenir, les responsables du projet muséal ont utilisé la mémoire historique (Halbwachs, 1997), pour solutionner le problème de la discontinuité de la mémoire sociale. Cette mémoire empruntée et artificielle est construite à partir d’un ensemble d’événements passés, choisis, rapprochés et classés suivant des nécessités ou des règles.
En contrôlant l’organisation culturelle de cette institution muséale, en sélectionnant les photos et les objets exposés et en produisant les discours qui accompagnent ces représentations, la tribu a construit et assis sa propre auto-identification. Le musée est devenu d’après Julie Broyles, une « communicative, informational, and symbolic resource through which the Suquamish represent their view of themselves, past, present, and future » 164 (1989 : 180). Il a permis selon David Forsman, membre suquamish, qui à l’époque s’occupait de la collection,
‘« a sense of cultural pride within the tribe…Through the museum we’ve been able to show people what our culture was, how great it was, to show our young people how good it was, and to show old people it was all right to be Indian » 165 (Cité par Broyles, 1989 : 180).’L’exposition fut présentée en 1982 au Museum of History and Industry de Seattle et à la ville de Nantes (ville française jumelée avec Seattle).
Voir dans le chapitre II, les entretiens sur les pensionnats réalisés avec Lawrence Webster et Clara Jones.
« une ressource communicative, informationnelle et symbolique à travers laquelle les Suquamish se représentent dans le passé, le présent, et le futur. »
« un sentiment de fierté culturelle dans la tribu... Grâce au musée nous avons pu montrer aux gens ce qu’était notre culture, c’était merveilleux de montrer à nos jeunes que leur culture était importante, et de montrer aux anciens qu’il n’y avait pas de mal à être indien. »