3. Une interaction intertribale

Trois années étaient déjà passées depuis le 100ème anniversaire de l’État de Washington et la tribu suquamish n’avait toujours pas de canoë de mer. Elle disposait de quelques canoës de compétition et de mer exposés au musée. Mais toutes ces embarcations étaient soit inadaptées à une navigation en mer ou trop abîmées pour pouvoir supporter un voyage de plus de 1000 kilomètres. De plus, la tribu ne pouvait pas envisager la restauration ou la fabrication d’un canoë de mer en cèdre. Elle n’avait pas l’argent pour financer un tel projet et aucun de ses membres ne maîtrisaient la technique de sculpture.

Malgré tout, certains Suquamish comme Jeff et Ed Carriere, Peg Deam, restaient persuadés de l’importance de ce rassemblement en territoire kwagiulth et décidèrent d’accepter la proposition de Frank Fowler. Ils formèrent un équipage, sollicitèrent l’aide financière de la Native-American Administration pour réparer le canoë de Martin Sherwood qu’ils appelèrent le Raven et prirent la mer le 25 mai 1993. L’équipage suquamish/duwamish rendit visite au fil de ce périple aux Jamestown S’klallam de Sequim, puis aux Elwha Klallam de Port Angeles qui prirent également part au voyage avec leur canoë, le Elwha Warrior. Les deux équipages devaient rejoindre le canoë Kwalia des Quileute, chez les Songhees de l’île Victoria au Canada. Les tribus de l’État de Washington avaient décidé de voyager et d’arriver ensemble en territoire kwagiulth et de se joindre aux tribus du Nord-Ouest du Canada (Haida, Haisla et Tsminshiam), du centre (Nanoose, Nanaimo, Esquimalt) et aux Makah et Quinault de l’État de Washington, pour la cérémonie de bienvenue organisée sur la plage du village Waglisla, le 7 juin. Quatre canoës Kwagiulth escortèrent vers le rivage plus de vingt un canoës. Les capitaines demandèrent chacun leur tour, aux chefs Kwagiulth, l’autorisation d’accoster leur territoire et de se joindre aux festivités, au Q’atuw’as : people gathering together in one place 184 . Leslie Lincoln raconte dans sa thèse A Native Resurgence of Canoeing on the Northwest Coast, que,

‘« The Kwagiulth welcomed everyone with the marvelous Hamatsa Crooked Beak Dance performed by the high status chiefs, their attendants and sons. These prestigious men wore the four foot long, dramatically carved Crooked Beak bird masks proudly. The paddle dance was another beautiful sight to see as the women danced their way into the great house with colourful paddles flashing. […] Perhaps the most impressive gift bestowed before the Heiltsuk chiefs was a beautifully made 25 foot kwagiulth canoe laden with Potlatch gifts. […] Each day another coastal group provided nourishment and cultural dances and ancient entertainment. […]» 185 (1995 : 216-230).’

Ce grand rassemblement de plus de 4000 personnes fut, en particulier pour les tribus de l’État de Washington, un « échange culturel extraordinaire » (Lincoln, 1995). Ces dernières avaient fait l’expérience de Paddle to Seattle et avaient développé une solidarité intertribale autour d’une culture commune dont le canoë était le symbole. Les Indiens s’étaient à nouveau intéressés au canoë, aux danses et aux chants et tentaient de raviver la culture des anciens. Mais la plupart d’entre eux ne maîtrisaient pas la technique de sculpture, ne connaissaient pas de chants et de danses et durent faire appel à des intellectuels blancs et se servir comme les Suquamish, des savoirs collectés par les musées indiens et non-indiens. Ils bricolèrent dans l’urgence car l’idée était avant tout d’obtenir une visibilité culturelle et une reconnaissance par l’État de leur héritage culturel et de leur contribution à la construction de cette région.

Mais avec la fête de Bella Bella, la renaissance culturelle prit une toute autre dimension. Les tribus firent l’expérience du voyage en mer et du potlatch. Les Heiltsuk les invitèrent à prendre part à un potlatch dans leur maison communautaire. Ils leur offrirent des danses traditionnelles costumées comme la danse Hamatsa où les chefs portent des masques symbolisant des oiseaux cannibales aux becs tordus (Ruth, 1986 : 76-77) et des chants dans la langue des anciens. Ils firent également quelques dons notamment un canoë 12.50 mètres. La nation heiltsuk fit preuve de générosité, de coopération, d’engagement, de dévouement et d’esprit communautaire. Elle partagea ses cérémonies, ses valeurs et enseignements traditionnels avec plus de 1500 invités qu’elle logea et nourrit pendant plusieurs jours. Toute cette ambiance provoqua une émulation chez les Suquamish. Il devint évident pour les participants que le canoë était un outil qui leur permettait de s’intéresser à leur culture, de se la réapproprier, d’en être fière et de savoir d’où ils venaient et où ils allaient. Il leur permettait de se reconnecter avec leur environnement naturel, familial et communautaire. Le canoe était, selon les propos de Peg Deam, recueillis par David Neel (1995) : « someone you know and miss ; you think of it when you‘re not around and hold it in very high regard » 186 . Quant à la fête de Bella Bella, ce fut, toujours d’après Peg Deam,

‘«  […]a rebirth, a resurgence, a continuation of a living culture. We were awed by the extreme power that moved with us. […] Il was almost like we were enclosed in a protective cover. Like a power was given to us by all the bands with their prayers ; all the people who we met, all the people who were at home who couldn’t be there but said prayers for us gave us that power. […] All those people that went on that trip will be spending their whole lives trying to get back to that wonderful, spiritual place » 187 (propos recueillis par Neel, 1995 : 59).’

Les tribus prirent conscience, au cours de cette fête, de l’importance de la culture des anciens dans leur vie contemporaine et décidèrent de renouveler chaque année, l’expérience du voyage annuel.Les Quileute firent le premier pas en invitant les Heiltsuk et toutes les tribus de la côte, à un grand potlatch à la Push en 1997. Les Heiltsuk acceptèrent l’invitation et reçurent en gage une pagaie. En attendant cet événement, les Suquamish proposèrent un petit voyage, le First Circle, de 1995 et 1996. Ce petit périple le long de l’ancienne route de commerce des ancêtres salish s’effectua en deux temps et ne concerna que les tribus du Puget Sound. Tout d’abord un premier voyage au nord du Puget Sound, de Skokomish jusqu'à Little Boston, puis un deuxième voyage, un an plus tard, plus au sud, près de l’île Squaxin. Cette odyssée fut un des premiers voyages organisés sur le territoire de Washington.

Puis le dix août 1997 188 , les Quileute accueillirent sur leur territoire les tribus de la côte nord-ouest et en particulier les Heiltsuk qui avaient accepté quatre ans auparavant de rapporter aux Quileute leur pagaie. Ce rassemblement sur le sol américain fut l’un des premiers grands regroupements depuis des siècles. Mais pas le dernier, puisque l’année suivante, les Puyallup furent, à leur tour, chargés d’organiser cette fête annuelle.

Ainsi chaque année depuis 1993, de nouveaux voyages sont organisés et les tribus sont chargées, chacune leur tour, d’accueillir sur leur territoire un grand rassemblement intertribal. Ce fut le cas de la tribu ahousaht (Canada, île Flores) en 1999, des Songhees (Canada, Victoria) en 2000, des Squamish (Vancouver) en 2001, des Quinault 189 en 2002, des Tulalip 190 en 2003, de la bande chemainus de la tribu cowichan de Colombie Britannique en 2004 191 , des Elwha S’Klallam de Port Angeles en 2005 et des Muckleshoot 192 en 2006. Le dernier rassemblement eut lieu fin juillet 2007 chez les Lummi.

Quant aux Suquamish, ils se sont engagés en 2001, lors du voyage Squamish, à prendre en charge le rassemblement de 2009. Ils profitent comme beaucoup d’autres tribus de la côte nord-ouest, d’un contexte sociopolitique très favorable à l’autonomie tribale et aux développements de projets socioculturels. Ils ravivent et réinterprètent un ensemble d’éléments anciens et en particulier le canoë en l’utilisant comme une ressource symbolique de la culture des anciens et un instrument de revitalisation de la culture contemporaine. Grâce à ce signifiant signifié, les Suquamish ont la possibilité d’exprimer un genre de vie, un espace culturel, social, économique et politique et une identité tribale. Il sera donc intéressant d’en décrypter la polysémie dans les chapitres suivants afin de comprendre la contemporanéité indienne et la stratégie ethnique de réappropriation de l’identité tribale.

Notes
184.

Campbell, Bill, 1997, Q’atuw’as, people gathering together, A national Film board of Canada Release, Montreal, Quebec. Q’atuw’as signifie festivités, des gens qui se rassemblent et font la fête.

185.

« Les Kwagiulth ont accueilli chacun avec la danse Hamatsa Crooked Beak exécutée par les hauts chefs, leurs serviteurs et fils. Ces hommes prestigieux ont porté fièrement ces masques représentant des oiseaux aux becs tordus de deux mètres. La danse de pagaies était une autre belle danse à voir car les femmes ont dansé à leur manière dans la grande maison communautaire avec des pagaies colorées. [... ] Peut-être que le cadeau le plus impressionnant accordé par les chefs heiltsuk a été un magnifique canoë kwagiulth de 12.50 mètres rempli de cadeaux de Potlatch [... ] Chaque jour un autre groupe côtier a donné de la nourriture, des danses culturelles et a assuré comme autrefois le divertissement […]. »

186.

« quelqu’un que vous connaissez bien et qui vous manque ; vous pensez à lui quand vous êtes loin et vous avez pour lui beaucoup d’estime ».

187.

« une renaissance, une réapparition, une poursuite d’une culture vivante. Nous avons été impressionnés par cette force extrême que nous déplacions [...] C’était presque comme si nous étions enfermés dans un endroit protégé. Toutes les tribus présentes nous donnaient de la force à travers leur prière ; toutes les personnes que nous rencontrions, toutes les personnes qui étaient restées chez elles et qui ne pouvaient pas être là, toutes disaient des prières et nous donnaient de la force [... ] Toutes ces personnes qui ont participé à ce voyage passeront leur vie entière à essayer de retrouver cet endroit merveilleux et spirituel. »

188.

Voir Anderson, Ross, August 12, 1997, « Coastal tribes revive a tradition with a sea of canoes at la Push », The Seattle times Seattle, A1-A8.

189.

Consulter Mackinnon, Maisie, August 18, 2002, « Canoe Journey challenges the heart and soul », Indian Country Today, [En ligne], http://www.Indiancountry.com , (consulté le 15 décembre 2006).

190.

Consulter Walker, Richard, September 21, 2003, « Canoe Journey promises return visit », Indian Country Today, [En ligne], http://www.Indiancountry.com , (consulté le 15 décembre 2006).

Consulter Kamb, Lewis, July 29, 2003, « A journey toward healing, by canoe trip for ceremonies, circles to promote clean living, Seattle Post-Intelligencer , [En ligne], http://seattlepi.nwsource.com , (consulté le 15 décembre 2006).

191.

Consulter Walker, Richard, August, 12 2004, « Journey promotes self-discipline respectand healthy living », Indian Country Today, [En ligne], http://www.Indiancountry.com, (consulté le 15 décembre 2006).

192.

Consulter Seattle Post-Intelligencer Editor Board, August 1, 2006 « Canoe journey : Pulling together », Seattle Post-Intelligencer, [En ligne], http://seattlepi.nwsource.com, (consulté le 15 décembre 2006).