II- Une nouvelle tradition plus performante

Le travail de renaissance d’une culture endormie est indispensable à une revitalisation de la culture contemporaine, mais inutile s’il ne tient pas compte de la situation contemporaine et de ses impératifs. La tradition ne peut être performante que dans la mesure où elle lie le passé et le présent et permet de construire l’avenir des générations.

En se réappropriant un ensemble de chants et de danses et en formant un groupe de danse, la tribu suquamish se dota d’une plus grande richesse culturelle. Elle développa un particularisme culturel et une fierté communautaire. Elle imagina le voyage en canoë comme un outil de connaissance, de construction et de communication d’une identité tribale, en adéquation avec la réalité contemporaine de la réserve et de ses habitants. En définitive, elle put participer activement à une des cérémonies majeures de ce voyage, le potlatch, devenue un véhicule effectif de la performance identitaire individuelle, collective (Harkin, 1997) et un instrument très performatif de la réappropriation de l’identité tribale.

Le déclic eut lieu en 2000, lorsque le Chairman de la tribu, Bennie Armstrong 220 , acheta un canoë en fibre de verre de style salish afin que sa famille puisse participer au huitième voyage et au rassemblement organisés cette fois-ci par les Songhee (Victoria, Canada). Il s’agissait une fois de plus et comme par le passé, d’un investissement familial très significatif d’un certain statut social. Bennie Armstrong baptisa cette embarcationTana Stobs en hommage à son fils Satana Lee Hee décédé quelques années auparavant (cf. photo XXXVIII).

Photo XXXVIII. Canoë
Photo XXXVIII. Canoë Tana Stobs.Taholah. Réserve Quinault.État de Washington.

Photo : R. Merlet (2002).

Le nom « Tana Stobs » vient du mot « Tanaman » qui était le surnom de son fils. C’est un mélange d’anglais et de lushootseed puisque « man » se traduit par « stobs » en lushootseed d’où « Tana Stobs ». Le Tanaman est représenté à l’avant du canoë par un petit homme à genoux entre deux aigles 221 . Cette idée, me raconta Bennie Armstrong, lui vint lors d’un voyage au Canada chez les Squamish :

‘« When we were driving down a road to Canada to Suquamish from Squamish to Suquamish, we sawn two eagles and we spoke about what the design looks like when it goes on a canoe. We decided it should have two eagles on it and a name of a canoe should be Tana Stobs that a familiar name that we used to say to my son. His name was Tanaman and stob it is lushootseed for man. So we twisted it so as to say Tanaman which is familiar name for our son who is not longer with us we decided to twist to half english and half Indian and it began Tana Stobs. So in the canoe design there is a little man between the eagles a Tanaman » 222 (Entretien avec Bennie Armstrong, le 22/09/2001). ’

Cette embarcation représenta une histoire familiale et indirectement les orientations et la position de la tribu puisque à l’époque Bennie Armstrong occupait la fonction de « Chairman ». Ce nouveau canoë permit à une cinquantaine de Suquamish, dont une quinzaine de jeunes, de participer à l’odyssée de 2000. Il inspira et redonna confiance à la tribu. Chuck Wagner, un des responsables du Wellness Program, fit partie du voyage et fut surpris par le comportement des jeunes suquamish complètement transformés au contact du Tana Stobs ,

‘« We were sit in a contest and we were talking about how very great these kids are when they get in a canoe. They were kids that people said they were bad kids or trouble kids with problem and they will never change. But getting them in a canoe and giving them a paddle and they were excellent. They were leadership. They had abilities and skills. And when I saw boys’s faces they were…probably they were that day…when they walked up the beach carried paddle up…and I can’t say they were all suburn or clean but I saw it made a difference and we needed to do something like that » 223 (Entretien avec Chuck Wagner, le 05/04/2002).’

De retour de ce périple songhee, et fort de cette expérience, il discuta avec les responsables du département Human Service s d’un projet d’acquisition d’une embarcation en fibre de verre dans le cadre d’un programme culturel de prévention voire de traitement des problèmes de dépendances à l’alcool, aux drogues et de violences des jeunes et des adultes. Le projet fut soumis et avalisé par le Conseil tribal. La démarche était créative, constructive et correspondait à des besoins tribaux. Elle s’inscrivait dans une politique de développement socioculturelle tribale. De plus, elle était une alternative à un projet de sculpture d’un canoë en cèdre qui restait à ce jour très coûteux et risqué. La tribu ne maîtrisait pas encore cette technique de sculpture et ne s’était toujours pas remise de sa première et malheureuse expérience.

Notes
220.

Président du Conseil tribal suquamish depuis 1998. Il a été réélu pour un second mandat de quatre ans en 2002. Il est d’origine suquamish. Sa grand-mère maternelle, Martha George était d’origine suquamish et son grand-père maternel, Bennie George était d’origine s’klallam.

221.

L’aigle est, comme le thunderbird (l’oiseau tonnerre), la plus puissante des créatures. Leur figure représente un lignage, un clan ou une famille (Lincoln, 1991 : 9). Le clan des aigles et des thunderbird sont les clans des nobles et des chefs (voir essai de Cumming, Margaret, Northwest Coast native American Masks, www.andrew.cmu.edu).

222.

« Nous étions sur la route en direction du Canada, nous allions rendre visite aux Squamish et nous avons aperçu durant de notre voyage deux aigles et nous nous sommes demandés à quoi ressemblerait deux aigles sur le canoë. Puis, nous avons décidé qu’il devrait y avoir deux aigles et que le nom du canoë devrait être Tana Stobs, le surnom de mon fils qui n’est plus parmi nous et qu’on avait l’habitude d’appeler Tanaman. Stob étant la traduction en lushootseed pour homme. Nous avons décidé que le nom serait à moitié en anglais et en langue indienne et on a inversé man et stob et le nom est devenu Tana Stobs. Et donc sur le canoë, il y a un petit homme, un tanaman, entre les deux aigles. » (Entretien avec Bennie Armstrong, le 22/09/2001).

223.

« Nous discutions lors d’une réprésentation de ces jeunes qui pouvaient être formidables lorsqu’ils étaient dans un canoë. Ces mêmes jeunes que les gens considéraient comme des jeunes à problèmes et n’ayant aucune chance de s’en sortir. Mais en fait, dans un canoë et une pagaie à la main ils étaient remarquables. Ils étaient responsables. Ils avaient des compétences et des aptitudes. Et quand je voyais le visage de ces garçons, ils étaient…probablement qu’ils étaient ce jour là…quand ils marchaient sur la plage leur pagaie à la main…je ne peux pas dire qu’ils étaient tous sobres mais je peux dire que cette expérience faisait une différence et que nous avions besoin de faire quelque chose comme cela. » (Entretien avec Chuck Wagner, le 5/04/02).