Une préparation.

La préparation au voyage annuel se réalise tout au long de l’année. Le dernier voyage est à peine terminé, qu’il faut déjà penser au prochain et à son organisation. Les préparatifs apportent une dimension tout à fait particulière à l’odyssée, qui n’a plus simplement lieu une fois par an, pendant deux semaines, mais toute l’année. Les membres tribaux organisent des fêtes afin de collecter de l’argent et financer une partie du voyage. Ils tissent également des chapeaux, des vêtements, sculptent leurs propres pagaies, apprennent et répètent les danses et les chants les plus importants et utiles comme la Diner Song, pour remercier les hôtes de leur hospitalité ou encore la Canoe Song pour se donner du courage, se motiver et pagayer en rythme. Ils se préparent aussi physiquement au voyage en s’entraînant quelques mois avant le départ.

Pour ce voyage de 2001, le Youth Center organisa deux à trois fois par semaine, à partir de mars, une préparation physique, des entraînements au maniement du canoë et transmis aux jeunes et adultes les savoir-faire et règles de conduite, notamment les dix règles 234 concernant le canoë et la manière de pagayer avec fierté et utilité. Il était question de valeurs comme le respect, la vérité, la persévérance, la flexibilité, l’adaptabilité, l’importance de chaque individu dans le groupe, le travail d’équipe qui apporte un enrichissement collectif et personnel, l’apprentissage, l’entraide et l’importance de la famille.

Chacun devait être conscient que ses actes engageaient la réputation de son groupe et de sa tribu. Chacun devait savoir quel était son rôle et quelles étaient ses attributions dans le canoë et dans le groupe. Quelles réactions il fallait avoir en cas de retournement du canoë ; Comment pagayer en rythme et ensemble ; Comment respecter les protocoles, quels discours tenir en tant qu’invité ou hôte ; Comment se comporter dans une maison communautaire.

Tous ces enseignements favorisent l’accomplissement, la gratification, le respect de soi et des autres et permet à l’individu de trouver sa place dans la société en tant qu’homme ou femme, Suquamish, autochtone et citoyen américain.

Les participants devaient également remplir et signer un formulaire 235 avant le départ. En signant ce document, ils s’engageaient à obéir aux règles mises en place par le Youth Center, à respecter les procédures de sécurité, à ne pas toucher à l’alcool, à la drogue et à la cigarette sauf à des fins cérémonielles et à ne pas avoir de relations sexuelles et un comportement violent. Les participants représentaient la tribu, ils devaient être respectueux et responsables. En raison de la nature cérémonielle du voyage, toutes les personnes qui ne respectaient pas cet engagement, étaient passibles de sanctions et pouvaient être amenées à faire des excuses publiques et/ou être renvoyées chez eux.

Deux équipes assuraient le bon déroulement de cette excursion, tout d’abord la Ground Crew, composée de quelques adultes, parents bénévoles et des salariés du département Human Service s dont le travail consistait à s’occuper de la logistique, des tentes, du matériel en général et des jeunes, qui à certains moments de l’aventure ne pouvaient pas monter dans les embarcations pour des raisons de sécurité. Leur rôle était aussi de les responsabiliser en leur faisant prendre conscience, que dans ce voyage, l’entraide et le travail d’équipe étaient importants. Toutes les tâches, les responsabilités et les engagements étaient valorisants et pagayer dans un canoë, c’était important et c’était possible que parce qu’il y avait des personnes qui assuraient la logistique. Albie Lawrence 236 , une des responsables du voyage employée par le département Human Services,me dit,

‘« We really try to say to our youth you now we are recognizing all of your work but that is a savety issues. You know they can’t drive until they have sixteen and that a law. […] So we had to sit down and said you know they have the responsabilities on other area because the canoe it is not the only place where the journey happens. […] We try to let those youth know you know they were be needed and they are appreciated […] and try to assign more responsabilities to those who I know they can do it, who I know be ready to have that responsibility. […] Tribal member should be learning the other side than just pulling which is also a huge important job. Having them be a part of the decisions, having them see what you know, what goes on » 237 (Entretien avec Albie Lawrence, le 17/10/2002).’

Ensuite, il y avait un bateau de sauvetage dont la fonction était d’assurer la sécurité et l’alternance des équipages des trois canoës composés d’un capitaine et d’une dizaine de pagayeurs. Nigel Lawrence était le capitaine du Duk w č ə ł, Nick Armstrong, celui du Tana Stobs et Ed Carriere restait le capitaine du Wes-i-dult. Ils avaient obtenu cette position grâce à leur expérience du voyage, leur érudition en matière d’us et coutumes et leur engagement dans la communauté. Car en tant que capitaine m’expliqua Nick Armstrong 238 ,

‘« […] You have the control of the canoe, in charge of keeping strait. Keep an eye on your crew, making sure they are not getting over, exhausted pulling, watching the wind and a tide and stuff and help that make the time in a water safe. Make sure that you crew doesn’t have to do excessive work. […] To me grab a paddle and be in water it is something to be proud. Because being on water, in a canoe, it brings us all back to where we from. It is like a growing. It reminds us who we are and where we are and why we are. It brings a piece of mind, let us remember who we are. […] To me you have to learn your past and history, your family tree and who you are. It is like a definition of self. […] To me it is helping strengh our community because we can say we are Suquamish and we are proud. I think what we do make you who you are. It is our blood. It is who we are but in a same time we have to learn what meant to be Suquamish » 239 (Entretien avec Nick Armstrong, le 15/03/2002).’

Ils connaissaient l’histoire de leur canoë et pouvaient la partager avec leurs pagayeurs. Ils savaient qui était le sculpteur ? Quels étaient le nom et le style de l’embarcation ? D’où venait le cèdre ? A qui appartenait-il ? Leurs rôles consistaient à tenir le gouvernail et à guider l’équipage qui devait suivre leurs instructions et avoir leur accord pour monter ou descendre du canoë. Ils devaient aussi enseigner ce que les aînés racontaient au sujet du canoë notamment que les membres d’une embarcation étaient une famille, une tribu. Il n’y avait pas de différence entre les personnes. On ne faisait qu’un avec le canoë. On ne devait pas prononcer des mots déplacés quand on était à son bord. Nos sentiments et nos pensées devaient être pures. De mauvaises pensées pouvaient le faire chavirer. Il fallait également enlever ses chaussures avant de monter et se laver les pieds, car le canoë et la terre étaient sacrés et il ne fallait pas les mélanger. Ces enseignements étaient aussi valables pour l’eau que l’on honorait et respectait. Car elle avait le pouvoir de donner, de prendre la vie et de purifier le corps et l’esprit 240 (Zahir & Hilbert, 2000).

Ils étaient responsables de la sécurité de leur équipage, prenaient toutes les décisions et guidaient leur canoë. C’était à eux qu’incombait la demande d’autorisation d’accoster et de se restaurer dans un territoire « étranger ». Même si les capitaines proposaient parfois à un membre de leur équipage de faire la demande à leur place.

Ils pouvaient être amenés à surveiller, à terre, le comportement de leur équipage dans le camp, durant les dîners et les cérémonies. Beaucoup de ces pagayeurs n’étaient encore que des adolescents et comme la plupart des adolescents, ils aimaient transgresser les règles que les capitaines devaient souvent rappeler au cours des talking circle 241 . Car selon Nigel, le capitaine était

‘« in charge of the canoe and all that. But he is also a chaperon once we landed. I am still chapering these guys and making sure everything putting away and all of these, getting stuff ready for tomorrow and going and eating and going up and singing and presenting and being in long house or gym or center until way late because we need to be there. Suquamish need to stay there and watch. It is disrespectful for us to leave or whatever. […]The captain should be somebody who know a lot about our culture, would be respectful of our people, who all the time treat everbody well, somebody who is drug and alcohol free, who should listen people well and taking other people consideration. He should be the guy or the girl be the last one sitting on the canoe, making sure things are right. Be the one taking care of canoe and repearing and fixing the painting » 242 (Entretien avec Nigel Lawrence, le 15/05/2002).’

Quant au pagayeur, il ne devait pas fumer, boire ou se droguer. Il devait bien manger, boire beaucoup d’eau, se protéger du froid et du soleil et être bien dans sa tête. Il suivait les instructions du capitaine barreur et devait lui demander la permission de monter ou de descendre du canoë. Mais avant, il se lavait les pieds et disait une prière. Il devait regarder devant lui et jamais derrière, se montrer fort, ne pas se plaindre et ne pas avoir de pensées négatives. Le chant était alors un bon moyen de sublimer l’effort, d’être en harmonie et en osmose avec l’équipage, le canoë et l’environnement et d’évacuer les pensées sombres.

Tout le monde travaillait ensemble, le capitaine à la proue donnait les directives et le pagayeur à la poupe indiquait le rythme à suivre à l’ensemble de l’équipage. Si un des membres de cette grande famille n’était pas en harmonie avec son esprit, son corps et ses pensées et le reste de l’équipage, il risquait de faire chavirer le canoë. Il était donc important de travailler en équipe et d’écouter le capitaine.

Le voyage est parsemé de moments intenses, difficiles mais toujours bénéfiques et enrichissants. L’odyssée est un défi physique et moral qui met à l’épreuve le corps : pagayer plus de trente cinq kilomètres par jour et rester plus de dix heures en mer, c’est éprouvant et épuisant. Le moral est mis à l’épreuve car la fatigue, la faim, parfois le froid et la pluie accentuent la frustration, l’angoisse et les tensions finissent par apparaître. Les jeunes ne comprennent pas toujours l’intérêt du voyage, me dira Jerome Jainga 243 ,

‘« Because they are tired, they are angry no used to sit on sun and exposed to the water and become too irritable. This is a lesson to learn from that […] You had to deal with the fact that when you are tired and you stopped paddling all the others paddlers they can have a hard time to pull harder because you are doing nothing. But when you pull with them it is easier for everyone. So it does lessons about teamwork, about self determination, and self pride » 244 (Entretien avec Jerome Jainga, le 30/12/2002).’

La plupart de ces jeunes ne sont pas habitués à ces conditions souvent extrêmes. Ils doivent arrêter de fumer, voire de boire et d’utiliser de la drogue du moins pendant le séjour et leur sevrage peut s’avérer très dur. Cependant, cette activité physique et le contact avec la nature aident au sevrage et permettent de mettre de côté ses problèmes et être ainsi plus réceptif à un apprentissage social et culturel. Le voyage est une expérience à part, en dehors du quotidien. Le canoë quitte la terre pour le monde de la mer. Il « purifie » de tous les mauvais sentiments restés à terre. C’est une sorte de rupture avec le quotidien, un rite de passage, un voyage spirituel qui ne peut se faire qu’à mi-clos entre les tribus. Parfois, la fatigue et l’effort renvoient au manque, à l’absence, aux problèmes et créent des tensions et des conflits que les capitaines et les responsables de la Ground Crew doivent gérer avec le groupe et par le dialogue.

Je vais donc revenir sur des moments clefs de ce voyage, des situations, attitudes, comportements et des discours que je considère comme des faits significatifs et représentatifs des buts et objectifs que s’est fixée la tribu. Je reviendrai en particulier sur le potlatch, qui fut très présent dès le début du voyage, pour devenir complètement omniprésent, durant ces quelques jours passés dans la réserve des Squamish.

Notes
234.

Voir annexe VI.

235.

The suquamish youth participant waiver and parental/guardian permission form.

236.

Albie est d’origine Tsimshian et Tlingit (Alaska). Elle est mariée avec un Suquamish, Nigel. C’est son deuxième voyage.

237.

« Nous essayons de dire à nos jeunes que nous savons qu’ils s’investissent beaucoup, mais que pour des raisons de sécurité, ils ne peuvent pas tout faire. Nous leur disons qu’ils ne peuvent pas conduire jusqu’à l’âge de 16 ans et en voyage c’est pareil, il y a des règles. […] Nous leur faisons savoir qu’ils ont d’autres responsabilités aussi importantes que pagayer dans un canoë. […] Nous leur disons que leur aide est appréciable et utile […] et j’essaie de donner plus de responsabilités à ceux qui sont prêts. […] Les membres tribaux ne devraient pas apprendre qu’à pagayer ce qui est en soi une lourde responsabilité mais ils doivent aussi être initiés aux autres activités du voyage. Ils doivent participer aux prises de décisions, voir ce que vous savez et ce qui se passe. » (Entretien avec Albie Lawrence, le 17/10/2002).

238.

Nick est le fils de Bennie Armstrong, Chairman (Chef) de la tribu suquamish.

239.

« […] Vous avez le contrôle du canoë, vous devez garder un œil sur votre équipage, faire en sorte que personne ne tombe à l’eau, ne soit trop épuisé par l’effort, faire attention au vent et au courant pour que le temps que nous passons en mer ne soit pas dangereux. […] Pour moi pagayer et être en mer, c’est quelque chose dont je peux être fier. Car être en mer et dans un canoë, nous ramène tous à nos origines. C’est comme grandir. Cela nous rappelle qui nous sommes, où nous sommes et pourquoi nous sommes là. Cela nous ramène un peu à notre histoire qui nous permet de nous rappeler qui on est. […] Je pense que l’on doit connaître sa culture, son passé et son histoire, son héritage familial et qui on est. C’est comme une définition de soi […] Je pense que cela aide à renforcer notre communauté car nous pouvons dire que nous sommes Suquamish et que nous en sommes fiers. Je pense que c’est ce que nous faisons qui fait ce que nous sommes. C’est notre sang, mais en même temps nous devons apprendre ce que voulait dire par le passé être Suquamish. » (Entretien avec Nick Armstrong, le 15/03/2002).

240.

Zalmai, Zahir & Vi (taqwsablu), Hilbert, 2000, Canoes of the First People of This Land, Muckleshoot Language Program.

241.

Littéralement cercle de parole. Il s’agit de petites réunions durant lesquelles le groupe se rassemble et fait un cercle. Chacun prend la parole lorsqu’il a en main le talking stick (bâton qui permet de prendre la parole). Cela peut aussi être une pagaie ou une plume.

242.

« Le capitaine est responsable du canoë et de tout. Il est aussi un chaperon une fois que nous sommes pied à terre. Je chaperonne ces jeunes et je m’assure que tout soit prêt pour le lendemain, qu’ils vont manger et qu’ils se présentent et chantent, qu’ils soient bien présents dans la maison communautaire et qu’ils restent jusqu’à la fin. Nous devons faire acte de présence, rester et regarder car c’est irrespectueux de partir avant la fin. […] Le capitaine doit être quelqu’un qui a une bonne connaissance de sa culture, qui respecte les gens et les membres de sa communauté et qui tient compte de leurs avis. Quelqu’un qui ne boit et ne touche pas à la drogue. Il doit être le garçon ou la fille qui s’assoie en dernier dans le canoë car il doit s’assurer de l’état du canoë. C’est lui qui doit en prendre soin, le réparer et le peindre. » (Entretien avec Nigel Lawrence, le 15/05/2002).

243.

Jerome Jainga est d’origine tsimshian. Il travaillait pour la tribu et s’occupait de mettre en place un partenariat avec les établissements scolaires. Il était également chargé de suivre la scolarité des jeunes suquamish.

244.

« Parcequ’ils sont fatigués, irrités, pas habitués à rester assis au soleil et en mer, ils deviennent irritables. Mais la leçon à retenir de cette expérience, c’est qu’il faut vous faire à l’idée que si vous est fatigué et vous arrêtez de pagayer, tous les autres pagayeurs vont devoir pagayer plus et cela sera difficile pour eux. Alors que si vous participez c’est plus facile pour tout le monde. C’est un enseignement sur le travail d’équipe, l’autodétermination et la fierté. » (Entretien avec Jerome Jainga, le 30/12/2002).