2. Un partenariat avec les institutions

En 1999, le taux d’échec scolaire des jeunes indiens était toujours aussi élevé. 50% ne terminait pas leurs années de lycée et 17% seulement entreprenait des études supérieures alors que la moyenne nationale était de 62%. Pour Dr. Dean Chavers, spécialiste de l’éducation indienne, plusieurs raisons expliquaient cet état de fait. Les enfants n’allaient pas régulièrement à l’école, ne savaient pas lire et bien écrire. Ils n’étaient pas exposés à l’enseignement supérieur au lycée. Ils n’étaient pas motivés, sollicités et assistés dans leur scolarité 277 . Beaucoup d’élèves avaient l’impression de ne pas être compris, de ne pas être à leur place et d’être dénigrés par leurs professeurs dont la majorité était d’origine caucasienne et ne connaissait rien à leur culture ou avait trop d’a priori.

C’était le cas de Noël, d’origine suquamish et caucasienne, elle était élevée dans la tradition suquamish et était très impliquée dans la vie culturelle de la tribu. Je la rencontrai pour la première fois en 1999. A l’époque, elle avait 11 ans et participait aux activités du groupe de danse suquamish. Puis, j’eus l’occasion de la revoir à maintes reprises lors des voyages annuels, des collectes du cèdre, des entraînements en canoë et un jour lors d’un entretien, elle m’avoua qu’elle était très fière de ses origines indiennes, même si parfois c’était difficile de porter de telles origines, surtout à l’école :

‘« I bent raise more oral way of learning and I am not doing well in structured environment. They [the teachers] have to get up and talk to me. They have to get up and teach me. I can’t question them. I am not really good to ask questions. Usually I think the question in my mind and wait that the teachers answers it when she or he is talking. If they are not, I am waiting the next day for the answer because I don’t want to take their time or interrupt them with my questions. That is my Native American side and I have to remember it to stop that » 278 (Entretien avec Noël Purser, le 30/11/2002).’

Danièle Vazeilles a observé cette même attitude chez les jeunes sioux de la Cheyenne-eagle Butte High School. Pendant deux ans, elle a été enseignante dans ce lycée et a remarqué que « pour les Indiens, poser des questions pendant une explication ou une démonstration est impensable, car se serait faire preuve de mauvaises manière que de déranger ainsi le démonstrateur par des questions qui risque d’être stupides, vue l’ignorance de celui qui les pose » (1977 : 63-82).

Nigel faisait également partie de ces jeunes indiens qui n’avaient pas gardé de très bons souvenirs de leurs années passées sur les bancs de l’école. Il n’avait pas terminé sa dernière année de lycée et avait passé le General Education Diploma (GED), une équivalence du baccalauréat. Il me raconta que les enfants blancs le traitaient d’Indien et les élèves indiens de petit blanc :

‘« I didn’t really like school. It was always difficult as far as you know institution it is racism because I was native because I was Suquamish. And in the three Indians schools I went too, you know the kids were given me a hard time because I was a white boy, a light skin. […] » 279 (Entretien avec Nigel Lawrence, le 12/04/2002).’

De plus, ses problèmes d’audition ayant été tardivement diagnostiqués, il eut pendant très longtemps des difficultés à suivre les cours des professeurs qui finirent par penser qu’il n’était pas doué pour les études. Quant à son frère, Nigel m’expliqua que

‘« The teachers said that he had an intention deficit disorder, intention deficit hyperactivity disorder but mostly they didn’t know how to teach him. They can not deal with kids if they are not same stender way of learning. The Euroamerican teaching, it is, I give you all these information and I test you on later. You know, I ‘‘ingurgitate” and I ‘‘digest’’ information. Thinking of this system of information does not work on Indian kids especially with Indian kids with problems. My brother didn’t like to read, didn’t like school, didn’t like that people tell him what to do, didn’t like to sit in a class » 280 (Entretien avec Nigel Lawrence, le 12/04/2002).’

Pour comprendre cette situation, il faut rappeler tout d’abord que l’école fut un instrument de l’idéologie coloniale et qu’elle provoqua des traumatismes dits « postcoloniaux » (Duran & Duran : 1995). Les parents ont peur de l’école et s’investissent très peu dans la scolarité de leur enfant. Leur dépendance à l’alcool les exclut de la vie familiale et scolaire. Leurs enfants sont souvent placés dans des familles blanches. La situation est en train de changer ces dernières années puisque certaines familles indiennes, dont l’environnement familial est stable, deviennent des familles d’accueil. Mais, comme elles ne correspondent pas toujours aux standards occidentaux de la famille, elles posent des problèmes aux institutions scolaires lorsque celles-ci souhaitent rencontrer les parents qui sont en fait des oncles, des tantes, des cousins, des grands-parents ou des amis.

Ensuite, la tradition indienne est une tradition orale qui met en avant une compréhension et une interprétation du monde naturel qui est loin de s’accorder avec les principes occidentaux. Le Dr. Eva Marie Garroutte 281 , d’origine cherokee, qui travaille sur les valeurs et les intérêts académiques en particulier dans les communautés indiennes américaines, constate que :

‘« […] contrast between indigenous knowledge claims and those of classroom science is a divergence over the idea of subjective events. […] Another way in which at least some traditional knowledge claims differ from those of classroom science is in their implied understanding of the patterning of the natural world. […] When parts of traditional knowledge that do not fit with scientific assumptions are excluded from the classroom, something vital to traditional knowledge is lost. Young people are cut off from important knowledge possessed by their ancestors. Even more significantly, they will have been cut off from the means by which they might, themselves, gain access to such knowledge » 282 (Garroutte, 1999 : 91-104). ’

La solution se trouve, d’après elle, dans l’acceptation et la construction d’une éducation qui repose sur ces divergences d’enseignements et de connaissances :

‘« […] Children thus would no be asked to submit traditional teachings to scientific criteria of evaluation in order to determine if there were valid, as happens in too many classrooms, they would learn that there exist other models of inquiry within which claims make sense, and within which their truth can be adjudicated. […] They would help children free themselves from learning that, in the words of one of the science textbooks […]. Science must govern our behaviour at all times. They would allow children to embrace their scientific training without rejecting their elders as people who, by their unscientific beliefs, show themselves (unfortunately) […], incapable of rational thought, and lacking in intelligence. It would allow our children to become scientists without leaving behind their Indianness » 283 (Garroutte, 1999 : 109).’

Toujours selon le Dr. Eva Marie Garroutte, il faut mener une réflexion sur la manière de négocier un rapprochement entre le savoir indien et le savoir d’une science occidentale. Il faut recruter des professeurs indiens et développer des programmes culturels pertinents qui puissent être utilisés par ces professeurs. Un travail sur les mentalités, sur les façons de penser, de voir et d’interpréter les faits doit être envisagé pour que l’éducation ne devienne plus un privilège mais un droit, celui d’être éduqué dans le respect de son identité culturelle individuelle et collective. Car si le problème est associé à la pauvreté et à la situation familiale, il est également lié à l’histoire de l’éducation indienne et aux divergences sur la manière de transmettre la connaissance et le savoir aux jeunes.

Les choses sont en train de changer et le multiculturalisme des années 1990 semble y être pour quelque chose. L’Amérique est devenue d’après Phoebe Eng, directrice d’un nouveau périodique destiné aux Américains d’origine asiatique,

‘« […] « moins blanche » que celle des années 1980 et l’image de « l’Américain typique » n’a plus rien à voir avec celle, désuète et mythique du White Anglo-Saxon Protestant (WASP). La mode est au multiculti. Si vous n’avez pas de l’ethnique dans votre passé […], quelque chose qui vous distingue des autres, eh bien vous ne comptez presque plus ! » (Citée par Lacorne, 1997 : 18-19). ’

Dans l’État de Washington par exemple, en 1990 les minorités ethniques représentaient 16,21% de la population de l’État alors qu’elle n’était que 7% en 1980. En 2000, ce chiffre est passé à 21,27% et a atteint les 22% en 2003. La minorité la plus représentée était hispanique. Son nombre a doublé en l’espace de 10 ans. Les Hispaniques étaient 214,570 en 1990 et 441,509 en 2000. Il y a également les Asiatiques, leur nombre est passé de 212,507 à 355,805 soit une progression de plus de 65%. Enfin, le nombre de Noirs 284 a aussi augmenté en l’espace de 10 ans de plus de 30 % et celui des Indiens Américains, Eskimo et Aleut, d’un peu moins de 20%. Les chiffres pour les années 2003 et 2005 sont toujours en hausse mais l’augmentation ne dépasse pas les 10% pour la plupart des minorités, à l’exception des Hispaniques dont le taux est de 15% (cf. tableau VII) 285 .

Tableau VII. Population de l’État de Washington entre 1990 et 2005.
Tableau VII. Population de l’État de Washington entre 1990 et 2005.

Tableau : Washington State Office of Financial Management. Race and Minority Information for the State and Counties, 1990, 2000, 2003, 2005.

L’école est d’ailleurs un des lieux les plus représentatifs de cette diversité ethnique. Entre 1986 et 2001, le nombre d’élèves hispaniques scolarisés dans l’État de Washington a augmenté de plus de 200%. Le nombre d’étudiants asiatiques a lui augmenté d’un peu plus de 100%. Enfin, la présence d’étudiants noirs dans les écoles de l’État a progressé de 90% et celle des Indiens d’un peu plus de 50 % (cf. tableau VIII) 286 .

Tableau VIII. Augmentation de la population étudiante dans l’État de Washington (1986-2001).
Tableau VIII. Augmentation de la population étudiante dans l’État de Washington (1986-2001).

Tableau : OSPI, School Year 2001-2002. October 2001, School Enrollment Summary. Report 1345; Revised 1/10/02.

Néanmoins, les minorités sont encore sous représentées dans les établissements scolaires publics à l’exemple de ceux du district du North Kitsap comme le montre le tableau IX 287 . Les élèves blancs représentaient plus de 85% des effectifs en 2000 tandis que les Indiens et les Hispaniques ne représentent que 5%.

Tableau IX. Elèves des écoles publiques du district du North Kitsap. État de Washington. Année 2000.
Tableau IX. Elèves des écoles publiques du district du North Kitsap. État de Washington. Année 2000.

Tableau : National Center for Education Statistics (IES). Institute of Education Sciences, U.S. Department of Education.

De plus, le système scolaire américain reste d’après l’analyse du Multi-Ethnic Think Tank (METT) 288 basé sur un « Euro-centric curriculum : a course of study that uses European and western perspectives central tenets. Assumes that Europeans make the most important contributions to the U.S. and the world » 289 et sur un « Euro-centric paradigm : a belief system or construct of reality that is based predominantly on Western European cultural thought and behavior » 290 (Multi-Ethnic Think Tank, 2002 : 12). Ce principe Euro-centric laisse peu de place à un matériel éducatif et pédagogique qui utilise des points de vue variés et des apprentissages divers. Il standardise un programme qui ignore et laisse de côté la réalité multiculturelle et multilinguistique américaine.

Le METT réfléchit donc à un système d’éducation équitable où chaque étudiant recevrait tout ce dont il a besoin pour acquérir des compétences et un savoir qui lui permettrait de vivre, d’apprendre et de travailler dans des situations d’entrecroisements culturels. L’enseignement doit respecter et valoriser la diversité culturelle des élèves tout en leur transmettant des compétences pour communiquer, écrire, lire et apprendre les mathématiques, les sciences, l’histoire, l’art et la géographie etc. Il s’agit de développer des manières de pensée analytique, logique et également créative tout en tenant compte des diverses expériences et connaissances. L’éducation doit être multiculturelle et reconnaître la contribution de chaque groupe ethnique à l’histoire américaine. Elle doit confronter la vision des vaincus et les points de vue des vainqueurs afin de rétablir les vérités étouffées mais surtout redonner confiance aux élèves « minoritaires » dans leur culture d’origine (Takaki, 1993).

Notes
277.

American Indian Education Foundation, 2002, « History of Indian Education in the United States », Site of American Indian Education, http://www.aiefprograms.org , p. 2, (consulté le 7 mai 2002).

278.

« J’ai plutôt été élevée dans la tradition orale et je ne réussis pas très bien dans un environnement structuré. Ils [les professeurs] doivent se lever et me parler pour me transmettre un enseignement. Je ne peux pas les interroger. Je ne suis pas vraiment douée pour poser des questions. Généralement, je me pose la question dans ma tête et j’attends que les professeurs me donnent la réponse. S’ils ne me répondent pas, j’attends le jour suivant pour avoir la réponse parce que je ne veux pas les déranger ou les interrompre avec mes questions. C’est mon côté natif américain et je dois en être consciente pour pouvoir le contrôler. ». (Entretien avec Noël Purser, le 30/10/02).

279.

« Je n’ai pas vraiment aimé l’école. C’était difficile, j’étais Indien et Suquamish et il y avait du racisme dans cette institution scolaire. Et dans les trois écoles indiennes où je suis allé, les enfants étaient méchants avec moi parce j’étais un garçon à la peau claire [...]. » (Entretien avec Nigel Lawrence, le 12/04/02).

280.

« Les professeurs disaient qu’il avait des problèmes de concentration et d’hyperactivité mais la plupart du temps ils ne savaient tout simplement pas comment lui transmettre leur enseignement. Ils ne savent pas composer avec des enfants qui n’ont pas la même façon d’apprendre. L’enseignement euroamérican, c’est, je vous donne toutes ces informations et je vous interroge plus tard. C’est je les « ingurgite » et je les « digère ». Ce système ne fonctionne pas avec les enfants indiens et en particulier avec ceux qui ont des problèmes. Mon frère n’aimait pas lire, n’aimait pas l’école et qu’on lui dise ce qu’il devait faire, il n’aimait pas rester assis dans une classe » (Entretien avec Nigel Lawrence, le 12/04/02).

281.

Eva Marie Garroutte (Cherokee) a obtenu son doctorat à l’Université de Princeton en 1993 et est professeure assistante en sociologie à l’Université de Boston.

282.

« Le contraste entre la connaissance que revendique les autochtones et celle enseignée en classe de science constitue une divergence qui va bien au-delà de l’idée des événements subjectifs. [...] Une autre divergence entre ces connaissances se trouve dans la manière dont on les utilise pour modeler le monde naturel. [... ] Quand des éléments de la connaissance traditionnelle ne correspondent pas aux hypothèses scientifiques et sont exclus de la salle de classe, quelque chose d’essentiel à la connaissance traditionnelle est perdu. Les jeunes sont coupés de cette connaissance importante possédée par leurs ancêtres. De manière significative, ils auront été coupés des milieux par lesquels ils pourraient, eux-mêmes, accéder à une telle connaissance. »

283.

« On ne devrait pas demander aux enfants de soumettre leurs enseignements traditionnels à des critères d’évaluation scientifique afin de déterminer s’ils étaient valides, comme cela se produit dans trop de salles de classe, au contraire, ils devraient apprendre qu’ils existent d’autres modèles de connaissance dans lesquelles leurs réclamations et leur vérité ont un sens [... ] Ils aideraient les enfants à se libérer en prenant conscience que la science doit régir notre comportement à tout moment et que cela n’est pas seulement des mots dans des manuels de science […]. Ils permettraient aux enfants de s’intéresser à leur formation scientifique sans rejeter leurs aînés comme des personnes qui, par leur croyance non scientifique, se montrent (malheureusement), incapables d’avoir une pensée rationnelle, et manquent d’intelligence. Cela permettrait à nos enfants de devenir des scientifiques sans pour autant laisser de côté leur indianité. »

284.

Les Noirs Américains que l’on appelle également Noirs ou Africain-Américains sont des résidents et des citoyens américains qui ont un héritage biologique et culturel africain.

285.

Voir Washington State Office Of Financial Management, « Race and Minority Information for the State and Counties, 1990, 2000, 2003, 2005 », Site of OFM, [En ligne], http://www.ofm.wa.gov/pop/default , (consulté le 24 juin 2007).

286.

Voir OSPI, School Year 2001-2002, October 2001 « School Enrollment Summary. Report 1345 », Revised 1/10/02, Site of Office of Washington Superintendent Public Instruction, [En ligne], http:// www.K12.wa.us , (consulté le 14 juin 2006).

287.

Voir Institute of Education Sciences, U.S. Department of Education, « Search for publics Schools  », Site of National Center for Education Statistics (IES), [En ligne], http : nces.ed.gov/ccd/districtsearch/district_detail.asp, (consulté le 10 juin 2007).

288.

Cette organisation est une alliance historique entre des représentants africains-américains, indiens-américains, natifs d’Alaska, asiatiques, insulaires du Pacifique américains, hispaniques et des communautés pauvres qui réfléchissent à un système éducatif juste pour tous les étudiants quelque soit leur origine. Elle fut créée en 2000, deux ans après que l’ Office of Superintendent of Public Instruction (OSPI) ait invité des représentants de cinq groupes ethniques, à réfléchir à de nouvelles stratégies à soumettre aux institutions scolaires.

289.

« Un programme Euro-centric : un cours qui utilise des principes européens et occidentaux. [Ce programme] suppose que les Européens apportent les contributions les plus importantes aux États-Unis et au monde. »

290.

« Un paradigme Euro-centric : une construction de la réalité ou un système de croyance basé principalement sur la pensée et le comportement culturel de l’Europe occidentale. »