3. Le canoë, tout un programme

Les nations indiennes partagent avec les autres groupes ethniques, cette idée d’une éducation à la fois équitable et multiculturelle. Mais à la différence de ces groupes issus de l’immigration, les Indiens sont des autochtones dont les gouvernements tribaux ont acquis cette dernière décennie une quasi-autonomie qui leur permet de prendre en charge différents domaines d’activités comme celui de l’éducation et d’envisager des stratégies, des partenariats et collaborations avec les institutions scolaires qui correspondent à une réalité et des besoins contemporains marqués par un lourd passé colonial.

En août 2002, des enseignants de plusieurs écoles tribales quileute, quinault, nisqually, puyallup, lummi (Puget Sound) et yakima (Est de l’État de Washington) se réunissent autour de Nan Mc Nutt, éducatrice et initiatrice du programme « canoes on Puget Sound ». Nan Mc Nutt souhaite lors de cette rencontre, montrer en prenant l’exemple de ce programme dont le canoë est l’élément principal, que la culture de l’autre est trop souvent enseignée comme une entité séparée alors qu’il est possible à partir d’un modèle de plate-forme culturelle de penser ces deux entités (indienne et européenne) comme complémentaires.

‘« You begin with the canoe, the vessel that carries a people and their history. Then you move outward, exploring the principes of math and science that are involved in canoe carving and paddling. You “mathematize” the canoe and go as deep into concepts as you can go. But that not the end. You have to bring the understanding back the canoes » 291 (Citée par Boss, 2003 : 8).’

Le canoë peut être utilisé comme un outil pédagogique permettant aux élèves de sortir des salles de classe et d’avoir une expérience plus empirique des mathématiques, de l’histoire, de l’art et de la langue. Les élèves prennent alors conscience de leurs aptitudes pour ces sciences compatibles avec leur culture indienne. Il engage, pour Jack Fry, principal de l’école tribale quileute,

‘« minds in ways that rote learning can’t do. Posing a simple question why does a canoe sit in water ? opens door for discussing complex properties of the physical world. For Indian students such a question has the added advantage of moving form to the known to the unknown. We can show our students that they can learn science and math. That’s evidence they can use against fear that wells up, as academic work gets harder » 292 (Cité par Boss, 2003 : 8). ’

La culture indienne dispose d’un ensemble de connaissances dans le domaine de la botanique, de la médecine, de la navigation, de l’ingénierie et d’autres champs de compétences. Cependant, les jeunes indiens échouent souvent en mathématique et en science car comme l’explique Chenoa Egawa, coordinatrice de ce projet, il y a une différence entre la façon indienne et occidentale d’enseigner :

‘« Traditionally, Native children have learned through their senses, learning intuitively. Young carvers for example, often learn their craft by watching elders work with the physical properties of wood and blade and steam. They learn that each carver’s style is customized by everything from the span between his outstretched arms to the width of his fingers. Understanding those nuances is different from reading book or doing work with paper and pencil » 293 (Citée par Boss, 2003 : 9).’

Les occidentaux utilisent une méthode plutôt cartésienne tandis que les Indiens valorisent l’intuition, l’instinct et la pratique. Par conséquent, lorsque les élèves indiens doivent utiliser cette méthode occidentale, ils sont perdus et déstabilisés. Ils ont l’impression de ne rien comprendre et d’être mal compris pas leurs professeurs qui les trouvent agités, distraits et pas très bons élèves. Cette incompréhension provoque une situation d’échec scolaire et entraîne non seulement une marginalisation du système scolaire mais également une dévalorisation de soi et de sa culture.

Les Suquamish à l’image d’autres Indiens essaient donc de trouver un équilibre entre ces deux enseignements en utilisant le canoë comme un « modèle de plate-forme culturelle » afin de penser ces deux entités (indienne et européenne) comme complémentaires (Nan Mc Nutt, citée par Boss, 2003). Dès 1989, ils se sont intéressés au canoë en participant au voyage « Paddle to Seattle  ». Puis, ils ont continué en prenant part au voyage annuel de 1993 ainsi qu’aux suivants. Au fil de ces années, ils se sont réappropriés des techniques et des savoir-faire ancestraux et ont développé des projets en lien avec le canoë afin de prendre en main leur destin et trouver des solutions à leurs problèmes contemporains. Ils ont conscience que leur futur se joue dans et en dehors des réserves, en travaillant en partenariat avec des institutions comme les écoles, les musées et avec différents départements, à l’exemple de la Division of Alcohol and Substance Abuse (DASA), du Départment Social and Health Services, de l’État de Washington, qui financent ce type d’initiatives. Ils savent que revivre le passé est impossible mais par contre certaines valeurs traditionnelles peuvent être transmises et permettre aux jeunes générations de trouver leur place dans ce monde contemporain et moderne. Mais ce message est difficile à faire passer auprès des écoles et ils doivent, selon Jerome Jainga, rappeler à leurs interlocuteurs leurs droits tribaux :

‘« You have to remember that the Suquamish Tribe it is a sovereign nation. So even know you have our student in your school system, as sovereign nation we have legal education right which is just to teach our children educationally to our value and our tradition teaching. And you can’t argue with us because that federally. You know the status and court cases have preserved that right. So they are more apt to say this is good because they can learn a lot about this experience from students when they get back. In turn there is a possibility that other students including non native-students in future can participated in something like this. Bring different culture twist to educational plan and offer different curriculum. May be they wouldn’t enough had if our students didn’t participated in this project [Full Circle Cedar Carving] » 294 (Entretien avec Jerome Jainga, le 03/03/2002). ’

Ils proposèrent à plusieurs écoles d’inscrire dans leur cursus scolaire différents types de programmes 295 dont la philosophie était « I hear and I forget, I see and I remember, I do and I understand » 296 . Il était question d’accorder une importance au « voir » et au « faire », à l’immersion et à l’apprentissage. Il s’agissait de permettre aux jeunes indiens d’acquérir un savoir culturel, de travailler sur des problématiques telles que l’échec scolaire, l’alcoolisme, les dépendances, de parler et de renouer avec les sciences, de retrouver une estime de soi. La tribu voulait montrer aux jeunes que la biologie, l’environnement, les mathématiques, la technologie, l’art, la politique (les traités, les réserves) et l’histoire, faisaient partie de la culture indienne et étaient importants au quotidien. Elle voulait leur faire prendre conscience qu’ils avaient des aptitudes pour ces sciences afin qu’ils continuent leurs études ou reprennent le chemin de l’école. Car sans une maîtrise de l’écriture et de la lecture, les jeunes diminuaient encore un peu plus leurs chances de trouver leur place dans la société américaine. Enfin, la tribu souhaitait que les établissements scolaires considèrent ces apprentissages comme des enseignements, des cours que l’on valide pour avoir son diplôme. Cette reconnaissance permettait de valoriser l’héritage, la culture et l’identité indienne. Elle redonnait confiance dans les valeurs et la culture de la communauté et augmentait les chances de réussite au sein de la culture dominante.

Notes
291.

« Vous commencez par le canoë, le navire qui transporte des peuples et leur histoire. Ensuite, vous vous déplacez vers l’extérieur, explorant les principes des maths et de la science qui sont associés à la sculpture du canoë et au maniement des pagaies. Vous « mathématisez » le canoë et vous allez aussi loin que vous le pouvez dans l’approfondissement des concepts. Mais ce n’est pas tout, vous devez ramener la compréhension de ces concepts aux canoës. »

292.

« les esprits dans des chemins que l’apprentissage classique ne peut pas proposer. Poser une question simple pourquoi un canoë flotte t-il sur l’eau ? ouvre la porte à des discussions sur les propriétés complexes du monde physique. Pour les étudiants indiens une telle question a l’avantage supplémentaire de partir d’un sujet qu’ils connaissent pour ensuite l’étendre à un domaine qui leur est inconnu. Nous pouvons montrer à nos étudiants qu’ils peuvent apprendre les sciences et les maths. Cette évidence les valorise, leur sert à faire face à leur crainte et à ne pas baisser les bras lorsque le travail scolaire devient plus difficile. »

293.

« Traditionnellement, les enfants autochtones apprennent intuitivement, en écoutant leurs sens. Les jeunes sculpteurs par exemple, apprennent souvent leur métier en observant les aînés qui travaillent les propriétés physiques du bois et utilisent différentes techniques et outils. Ils apprennent que le style de chaque tailleur dépend de ses gestes coutumiers, du travail de ses bras et de ses doigts. Il faut comprendre que cet apprentissage est différent de celui de la lecture ou de l’écriture. »

294.

« Vous devez vous rappeler que la tribu suquamish est une nation souveraine. Et même si vous avez nos étudiants dans vos écoles, en tant que nation souveraine, nous avons le droit légal d’enseigner à nos enfants nos valeurs et de leur donner un enseignement traditionnel. Et vous ne pouvez pas discuter avec nous sur ce point parce que cela est reconnu par le gouvernement fédéral. Vous savez que le statut [tribal] et les affaires jugées par la cour de justice, ont préservé ce droit. Aussi, les écoles sont plus susceptibles de considérer cet enseignement comme bon parce qu’elles peuvent apprendre beaucoup de cette expérience et de ces étudiants qui reviennent en salle de cours. Cela peut même donner la possibilité à d’autres étudiants, notamment non-indiens, de participer dans le futur à d’autres projets comme celui-ci. Apporter différentes cultures à l’école et offrir un programme d’études différent. Chose que les écoles n’auraient peut-être pas eu si nos étudiants n’avaient pas participé à ce projet [Jerome Jainga sous-entend ici le projet suquamish Full Circle Cedar Carving]. » (Entretien avec Jerome Jainga, le 03/03/2002).

295.

The Suquamish Human Services Department, 2001, The Suquamish Tribe Education and Youth Service Report, The Suquamish Tribe, Seattle, Washington, C2.19.

296.

« J’entends et j’oublie, je vois et je me souviens, je fais et je comprends ». Jainga, Jerome, 2002, « The Suquamish Tribe Full Cedar Circle Canoe Curriculum », Department of Human services, Wellness Program of the Suquamish Tribe, Seattle, Washington State.