2. Un travail collectif

Si nous voulons comprendre, dit Françoise Sigaut, comment se distribue une technique dans le temps et dans l’espace, il faut tenir compte des structures qui permettent de la produire et de la reproduire (1999 : 513-545). C’est ce que fit Malinowski, des décennies auparavant, lorsqu’il s’intéressa au processus général de la kula et notamment aux cérémonies et pratiques qui accompagnaient la construction des Waga 315 , chez les Trobriandais des îles Trobriands, en Nouvelle Guinée. Il avait remarqué que la fabrication d’un bateau nécessitait une organisation sociale du travail et une différenciation sociologique des fonctions :

‘« Si l’on étudie la fabrication du canoë, on voit les indigènes lancés dans une entreprise économique considérable. Ils sont aux prises avec des problèmes techniques qui exigent certaines connaissances ; ils ne peuvent en venir à bout que par un effort constant, systématique, requérant par moments le travail en commun » (1963 : 173).’

Il y avait tout d’abord le propriétaire, souvent le chef ou le dirigeant du village, à qui incombait la responsabilité de l’entreprise : payer l’ouvrage, engager l’expert, donner des ordres et présider au travail en commun. Ensuite, l’expert dont la fonction était de bien connaître et de maîtriser la technique et les rites associés. Enfin, les travailleurs qui collaboraient à la construction (1963 : 173-174).

Cette classification était aussi présente chez les Suquamish lors de la fabrication du canoë. Le propriétaire était la tribu suquamish représentée par le Conseil tribal. L’expert était le maître sculpteur Ray Natrall. Enfin, les travailleurs n’étaient autres que les six apprentis assistants sculpteurs, jeunes membres tribaux, ayant entre quinze et vingt-cinq ans. Il n’y avait que des hommes sur ce projet, ce qui n’avait rien de surprenant puisque cette technique de sculpture était considérée comme un art masculin. De plus, les hommes étaient les seuls à pouvoir entrer en contact avec des esprits puissants qui imposaient des rites initiatiques très physiques et éprouvants. Les femmes étaient plutôt associées à des petits esprits. Leur rôle, dans le cadre de cette activité de sculpture, se résumait à s’assurer que les hommes avaient de quoi manger, à chanter lors de la bénédiction du tronc et de la cérémonie de la mise à l’eau. Elles n’étaient pas autorisées durant la construction à s’approcher du canoë et encore moins à le toucher. Car leur esprit féminin pouvait entrer en conflit avec l’esprit du canoë et donc empêcher le bon déroulement de la sculpture.

Cette situation me posa un problème. J’étais une femme, il m’était donc logiquement impossible de participer à ce projet. De plus, cette construction reposait sur un ensemble de savoirs et de connaissances très protégé par la tribu et difficile d’accès sans une autorisation du Conseil tribal suquamish. Je dus prendre en considération tous ces éléments, rassurer le Conseil sur mes intentions et négocier les modalités d’une collaboration avec l’appui de certains représentants tribaux. Je présentai mes travaux de ces trois dernières années, notamment mon premier documentaire sur le voyage de 2001. Je mis en avant, avec l’aide de certains membres actifs et reconnus par la communauté, mon implication dans la vie socioculturelle de la tribu afin d’obtenir le soutien du Conseil. Enfin, je proposai de filmer cette activité 316 et essayai de montrer comment cette démarche s’inscrivait dans une des priorités tribales de restitution, de « sauvegarde », de transmission et de partage de l’histoire suquamish.Le Conseil accepta ma proposition et me permit de prendre part au projet et d’être acceptée par le maître sculpteur et les apprentis.

Mon statut d’ethnologue documentariste légitima ma présence sur ce projet mais provoqua des débats au sein de la communauté sur le fait d’accepter la présence d’une femme dans un domaine réservé aux hommes. La caméra me permit non seulement de renégocier ma place sur le terrain, à un moment où mon statut de femme posait un problème mais aussi de voir quels étaient les choix et les objectifs de la tribu et comment cette dernière gérait son image, son avenir et sa culture.

En ce matin du 29 octobre 2002, les apprentis Erik, Samy, Jr, Calvin, James, John et Ray, le maître sculpteur étaient en train de réparer le See-em ah oat-ks dans l’atelier à canoës où jonchait sur le sol l’autre moitié du tronc qui avait servi à le sculpter (cf. photo XLII).

Photo XLII. L’atelier à canoës (
Photo XLII. L’atelier à canoës (Canoe Shed). Au premier plan, la moitié du tronc. Au second plan, le See-em ah oat-ks en noir et le Duk w čəł en blanc. Village Suquamish.

Photo : R. Merlet (2002).

Le travail de réparation sur le See-em ah oat-ks était l’occasion pour eux de se remettre en mémoire tous les gestes méthodiques et rituellement répétés durant la fabrication du premier canoë, un an auparavant. La plupart de ces apprentis avait en effet participé au premier projet et connaissait très bien Ray dont les conseils avisés leur étaient encore très utiles. C’était aussi le moment pour eux de revenir sur leurs engagements avant de commencer à creuser et à évider l’autre moitié du tronc. Ray leur rappela leurs devoirs envers leur tribu : respecter et tenir leurs promesses malgré le froid, l’épuisement, la fatigue ; être des adultes responsables, respectueux du matériel et des autres ; s’abstenir d’avoir des relations sexuelles, de fumer, de boire, de toucher à la drogue et accepter de se soumettre aux tests de dépistage durant les trois mois à venir.

‘« One teaching what hand up to me was to be clean, my body, my spirit and not to use things was not part of tradition : no use alcohol, tobacco, drug. It is no hard to do it if we put your mind to. We ask for small sacrifice for short time, to give yourself to the canoe, to have respect for yourself and other and for the teaching. It is to abstain from many kind of relationship and that to be pure mind and body. Once the canoe will be completed, it will show the sacrifice we made. Things we put in mind show in what we do. Teaching are here for us and we choose to believe in. They are strong teaching and when we believe on it and follow the tradition that give to us something for our grand kids, kids caring one. Without teaching there is only wood work […]. It is all self-discipline, you want to touch…with yourself, you express how you feel to the wood….do the best you can …try to make things better, canoe better. Canoe it is an all […]. It is all from what you did yourself and how much you want to bring to life a piece. When you have respect on, this canoe will go in long ways.[…] you have to be pure in mind, pure heart, pure in spirit, to touch something old. This tree has thousand years, before canoe it was a life and it felt and now is is coming back to life. It still has a spirit. When you are pure in mind, pure in heart, you can see that. It will show you. If you haven’t connected to yourself and to this, you are not a canoe builder » 317 (Entretien avec Ray Natrall, le 19/11/2002).’

Ray parla également de la phase d’étuvage et de sa préparation. Il fallait déjà penser au matériel et notamment au nombre de chalumeaux dont ils auraient besoin pour étuver le canoë. Cette technique est aujourd’hui très utilisée car elle est plus rapide et moins laborieuse.

Je fus surprise par ce choix. Je pensai que le groupe allait plutôt utiliser la technique d’étuvage qui consistait à disposer des pierres dans des feux et à les plonger dans la coque remplie à un tiers d’eau. Je posai donc la question à Ray et il m’expliqua que les échéances du projet étaient trop courtes pour envisager la technique des pierres. Il ne me cacha pas le fait qu’il utilisait souvent la technique du chalumeau et que cela n’enlevait pas l’aspect traditionnel de la fabrication d’un canoë. Car la technique n’était qu’une partie de ce processus complexe de gestes, de pratiques et de rites.

Mais après lui avoir demandé l’autorisation de filmer et après quelques discussions avec les apprentis, il envisagea d’utiliser les cailloux plutôt que les chalumeaux. Il demanda au Conseil tribal de prendre position sur ce point. Car il lui semblait impensable de filmer la fabrication d’un canoë sans montrer l’ancien procédé technique d’étuvage. Le film était un moyen de transmettre aux jeunes et futures générations un savoir-faire et un héritage ancestral. Il permettait aussi de partager cette culture avec l’ « autre », notamment le Blanc, qui avait souvent une fausse image de l’Indien.

Les communautés avec lesquelles on travaille, font des choix, prennent des décisions et des directions qui, il est vrai, peuvent parfois naître de la présence d’un anthropologue. Mais, elles n’attendent pas nos interrogations pour penser leur réalité sociale. Notre travail est donc d’expliquer, d’interpréter et de comprendre leurs choix et leurs décisions en nous intéressant à leurs discours et aux représentations qu’elles se font de leur histoire, de leur passé et de leur réalité sociale contemporaine.

Le Conseil tribal donna finalement son accord et les apprentis proposèrent d’emprunter des pierres aux membres tribaux qui pratiquaient la « sweat lodge » au Centre tribal. Ceci étant réglé, Ray décida de commencer à faire travailler ses assistants sur le tronc qui avait été béni une semaine auparavant. Le Conseil avait invité les membres suquamish à participer à la bénédiction, l’occasion pour les apprentis sculpteurs et leur maître, d’expliquer au tronc pourquoi ils avaient besoin de lui et de le remercier par des chants. Dans les temps anciens, la bénédiction se faisait avant la coupe. Mais aujourd’hui, l’abattage est très réglementé et les communautés n’ont plus souvent l’occasion d’abattre les arbres et achètent les troncs 318 .

Notes
315.

Waga est le terme générique pour toutes les espèces de petits bateaux à voiles.

316.

Voir DVD au dos de la quatrième de couverture, Merlet Rachel, 2007 [2004], Suquamish  : D’suq’wub (People who live near place of clear salt water). Deuxième film : Fabricationd’un canoë, Centre audio-visuel, Université Lyon 2.

317.

« On m’a appris une chose, c’était d’être sain de corps et d’esprit et de ne pas utiliser toutes les choses qui ne faisaient pas partie de la tradition comme l’alcool, le tabac et la drogue. Ce n’est pas si difficile à faire si vous êtes motivés et vous vous impliquez. On vous demande, un petit sacrifice sur une courte période, de vous « donner au canoë », de vous respecter et de respecter les autres et l’enseignement. C’est-à-dire de s’abstenir d’avoir des relations sexuelles et d’être pur de corps et d’esprit. Une fois que le canoë sera terminé, il montrera le sacrifice que vous avez réalisé. Les choses que nous avons en tête s’expriment dans ce que nous faisons. Les enseignements sont ici pour nous et nous choisissons d’y croire. Ils sont forts et nous y croyons et nous suivons la tradition qui nous a été donnée pour que nos petits enfants et enfants puissent à leur tour la transmettre. Sans cette connaissance, il n’y a juste qu’un travail du bois […]. C’est une auto-discipline, vous voulez exprimer au bois ce que vous ressentez…, le toucher…, faites du mieux que vous pouvez…essayez de rendre les choses et le canoë meilleurs. Le canoë est un tout […]. Tout repose sur ce que vous avez fait et avec quelle envie vous voulez ramener une pièce à la vie. […] Si vous avez du respect pour le canoë, il vous emmènera très loin. […] vous devez avoir les idées, le coeur et l’esprit purs pour toucher quelque chose de vieux. Cet arbre a des milliers d’années, avant de devenir un canoë, il était en vie et puis il est tombé et maintenant il revient à la vie. Il a encore un esprit et quand vous avez la pensée et le cœur pur, vous pouvez voir cela. Il vous montrera. Si vous n’êtes pas en harmonie avec vous-même et le canoë, vous n’êtes pas un sculpteur de canoë. » (Entretien avec Ray Natrall, le 19/11/2002).

318.

Les tribus peuvent abattre comme elles l’entendent, les arbres situés sur les terres tribales.