5 novembre 2002. Il était temps de tourner, de lisser et d’égaliser le tronc (cf. photo XLIII) à l’aide d’herminettes de type « elbow adze », de tronçonneuses et de ponceuses. L’utilisation d’outils modernes n’avait rien d’exceptionnel. Les sculpteurs devaient souvent utiliser ce type d’outils pour respecter des délais et des budgets. Ce compromis entre l’utilisation d’outils et de techniques anciennes et modernes, ne posait aucun problème dans la mesure où les rites ancestraux étaient respectés. Cette innovation respectueuse de la tradition est d’ailleurs pour Claude Lévi-Strauss (1989), un moyen pour l’artiste de défier les règles intellectuelles, complexes et implicites souvent rigides et continues et de donner une beauté artistique à sa création ou œuvre d’art. Grâce à elle, l’artiste assure « un équilibre entre le courage d’aller au-delà de la logique et, en même temps de se conformer à la tradition » (1989 : 229).
Photo : R. Merlet (2002).
Une fois cette phase terminée, les apprentis, toujours sous le regard attentif de Ray, taillèrent en fuseau les deux extrémités du tronc à l’aide de tronçonneuses. Pendant ce temps, Ray discuta avec un instructeur de l’école Spectrum. Cette école avait accepté un partenariat avec la tribu puisque trois des apprentis étaient scolarisés dans cet établissement. Ray profita de ce moment pour voir avec le professeur, comment ces trois matières (mathématiques, histoire et langue vernaculaire), qu’il allait enseigner durant ces trois mois, allaient être prises en compte.
La majorité des jeunes indiens, je l’ai déjà abordé dans la première partie de ce chapitre, est en échec scolaire. Certains ne finissent pas le lycée et ceux qui réussissent, poursuivent rarement des études supérieures. La tribu essaie donc en partenariat avec certaines écoles, d’inciter les jeunes à finir leur scolarité voire à la poursuivre en leur proposant des alternatives, comme participer pendant trois mois à un projet socioculturel. L’objectif est qu’ils reprennent goût à certaines matières comme les mathématiques, l’histoire et les sciences et qu’ils finissent leur scolarité sans nécessairement suivre les cours de leur établissement scolaire.
Ce fut le cas de Jr, jeune apprenti sculpteur de 15 ans, d’origine chippewa creek et suquamish. Jr est né dans le Montana, où il a vécu jusqu'à l’âge de 4 ans. Ensuite, sa famille s’est installée dans l’État de Washington, sur l’île Bainbridge dans un premier temps, puis dans la réserve de Port Madison. En 2001, Jr prit part à son premier voyage annuel et ce fut pour lui une expérience positive,
‘« I saw how happy were the kids who pulled and I thought to be up there so that pushed me a little bit to get up there too. […] I started learning during journey. I was not prepared. I learn to build the strength. It was my first time being in long house, gathering with other tribes there […]. There is a lot of same people and Native people and I was felt more confortable to be around. I love to sing it is just fun to be up there to be around all kind of people and it is more real power to stay soburn and clean and to sing. […] I had a job last summer but I had to quit because I went on journey. It was just like I had to go up there and that bring me success » 319 (Entretien avec Jr Morsette, le 02/12/2002).’Fort de cette expérience, il décida de participer au premier projet Full Circle Cedar carving. Mais ses parents refusèrent car le programme durait trop longtemps et se déroulait à Vancouver. Mais lorsqu’il apprit qu’un deuxième canoë allait être sculpté, cette fois-ci dans la réserve et qu’en plus il pouvait reprendre des études dans le cadre de cet apprentissage, il postula avec l’accord de ses parents.
‘« I went to North Kitsap High school but I just started talking after one hour sit on class. I didn’t really get trouble but this affect my grade. My mon was worry about me drop off school but I told her that I wanted to do this [the Full Circle Cedar Carving Project] and I felt right about doing it. It is no a easy way it is the choice I made. […] I do better on hands’job and I am not a book guy, class work guy. I want to be graduate that my first step, one of my goal and you know nobody in my family is graduate yet so that the big thing for me to get it. But I am not enrolled in school anymore but Jerome enrolled me like a Home School Program and I get credit to that. It would be like a contract sign as long as I kept doing this I still get a credit if I don’t do that I will not get a credit at all » 320 (Entretien avec Jr Morsette, le 02/12/2002).’Le projet Full Circle Cedar Carving devait permettre aux jeunes apprentis d’avoir confiance en eux et conscience de leurs capacités à apprendre et à comprendre. Il devait aussi amener les enseignants à mieux connaître la culture et la manière de pensée des Amérindiens afin qu’ils puissent interpréter les difficultés de ces jeunes. Les professeurs devaient voir que leurs élèves d’origine indienne pouvaient être de bons élèves lorsqu’ils recevaient un apprentissage dans leur environnement socioculturel. Car comme le rappelle François Sigaut, « il ne suffit jamais de savoir comment on fait pour savoir faire. […] Les habiletés ne sont pas transmissibles, elles peuvent seulement être reproduites » (1999 : 521).
Ray n’imposait jamais une activité mais la suggérait. La plupart du temps, il se contentait de commencer une activité que les apprentis suivaient avec attention avant de prendre le relais. Rien n’était planifié, organisé. Ray était guidé par le canoë et il lui était difficile de répondre aux échéances, car c’était le canoë qui lui donnait l’ « ordre » de travailler ou de ne pas travailler :
‘« The canoe shows me things and it talks to me when I am tired or I am sleeping or in a morning it calls me and calls me come to work. And I feels things and sees things. It shows me what it wants to be and this is what I am teaching to those guys, part of this. It is more than just how to carve a canoe » 321 (Entretien avec Ray Natrall, le 02/01/2003).’A cette phase de la fabrication, Ray déterminait avec l’aide des apprentis, les mesures de ce qu’il appelait désormais le « canoë » et qu’il identifiait non pas par le pronom personnel masculin « it », généralement utilisé en anglais pour identifier des choses, des objets ou des animaux mais par le pronom personnel « she » ou « he » pour symboliser l’esprit très puissant de cette embarcation et rappeler qu’elle était plus qu’un objet. C’était un être de la nature et il fallait respecter son esprit d’où l’interdiction pour les femmes d’approcher et de toucher le canoë au cours de sa construction.
Cette syntaxe rappelle cette absence d’antinomie entre le monde culturel de la société humaine et le monde naturel de la société animale dont parle Philippe Descola : « En dotant la nature de propriétés sociales, les hommes font plus que lui conférer des attributs anthropomorphiques, ils socialisent dans l’imaginaire le rapport idéel qu’ils établissent avec elle » (1986 : 399-401). Cette syntaxe est aussi un moyen d’exprimer ce que J. Pierre Daviet identifie comme un message de l’invisible dans le visible, un symbole qui
‘« a fondamentalement une valeur participative. Il rassemble dans une certaine ambiguité et crée une identité partagée, inscrite dans le sensible de l’objet, du geste, des sentiments. […] Le symbole pris au sens large, lié au rite et à du mythe, comme un phénomène de sociabilité. […] Il structure plus complétement une vision du monde, fournit un cadre social de la mémoire, définit parfaitement une identité voulue et proclamée. […] Le symbole témoigne d’un lien presque sacré entre le signifiant et le signifié » (1997 : 289-303).’Le processus de fabrication d’un canoë permet de réactiver les frontières entre le monde féminin et masculin. Il permet aux hommes de retrouver certains privilèges et positions au sein de leur communauté. Car pendant la période coloniale, ces derniers durent arrêter de faire la guerre, réduire leurs activités de chasse et de pêche et pratiquèrent de moins en moins l’art de la sculpture, cet art symbolique appelé art masculin (Boas, 2003). Certaines cérémonies comme le potlatch furent prohibées. Les masques et tous autres objets cérémoniels furent confisqués. Les canoës devinrent moins fonctionnels. Les hommes se retrouvèrent sans travail ou exercèrent des métiers totalement nouveaux comme celui d’agriculteur. Ils perdirent leurs repères au sein de leur communauté 322 . Danièle Vazeilles a fait ce même constat chez les Sioux du Sud-Dakota, les « rôles sociaux des hommes sont diminués, voire effacés, au profit des femmes qui sont devenues les soutiens de famille parce qu’elles trouvent plus facilement du travail et se sont toujours senties responsables du futur de leurs enfants » (2000 : 193).
Par conséquent, grâce à cette réappropriation des techniques de fabrication du canoë, les hommes retrouvent leur place dans leur communauté et se reconnectent avec leur corps et leur esprit. Car ces procédés exigent de la part de ces artisans, une compréhension exacte des rapports entre deux grands principes de l’art : la forme et l’espace. Ils doivent assurer, grâce à la maîtrise des procédés techniques, une harmonisation entre la forme et le contexte en produisant une forme et une ligne parfaite (Lévi-Strauss,1989). Ils se réapproprient donc un art symbolique, dans la mesure où selon Franz Boas, « lorsque des opérations techniques atteignent un certain niveau d’excellence, que la maîtrise des processus mis en œuvre est telle qu’elle aboutit à la production de formes types, on appelle art cet ensemble d’opérations » (Boas, 2003 : 13).
La maîtrise de ce haut niveau de développement technique fait des ces artisans des virtuoses. Ce statut est source de reconnaissance et d’un véritable plaisir. De plus, cet apprentissage est associé à un ensemble de règles (interdits, dispositifs rituels) comme celle d’être en harmonie avec soi-même pour pouvoir travailler sur et avec le canoë. Car ce dernier est capable de ressentir vos émotions et vos sentiments. Il est en quelque sort le reflet de l’âme masculine et le symbole de ces nouveaux « guerriers » du monde contemporain.
On retrouve dans ces règles ce rapport entre l’efficacité magique et la dextérité manuelle dont parlait Malinowski. L’esprit du canoë est un « guide tutélaire naturel » (Malinowski, 1963 : 177) qui règle le travail d’équipe, introduit l’ordre et la méthode et donne une confiance au constructeur. Le travail et la magie vont de pair. Un canoë ne peut pas prendre la mer sans la compétence professionnelle et le talent de l’expert mais également sans une force magique. Si la façon habituelle de procéder n’est pas respectée, des malheurs peuvent arrivés, comme une coque qui craque durant le processus d’étuvage ou alors coule durant sa mise à l’eau. En cela, le sculpteur est un homme talentueux, doué de qualités spéciales, notamment celle de pouvoir entrer en contact avec le canoë et le comprendre.
8 novembre 2002. Ray décida de faire une pose car le canoë n’était pas près. L’heure n’était pas à la sculpture mais plutôt à une visite improvisée au Burke Museum de l ’University of Washington. L’occasion de voir des modèles de canoës et de pagaies, d’en apprendre un peu plus sur l’histoire indienne du Puget Sound et de trouver l’inspiration. Les artefacts et les photos de l’exposition du musée rappelèrent à Ray son apprentissage avec son grand père sculpteur, la fabrication de son premier canoë, sa première participation au voyage annuel, des souvenirs qu’il partagea avec les apprentis tout au long de la visite.
‘« I was fifteen when I made my first model canoe. I went home show my grand father and he started to talk about my family and my roots where I came from. And he said that I was from a canoe building family and I should be and that was about the time for me to get to a canoe and learn how to pull, learn a little bite about who I was and where I came from. But I wasn’t interested in canoe. I didn’t know how to swim and he took me few years to get into the canoe and to overcome my fear and get myself forward to. And once I got into a canoe, I started to pull and my eyes opened. I knew this is was I met to do. It was in my blood […] be one with the canoe, with the paddle. One mind, one body, one spirit, pull at one that how I started. Few years after I went one canoe journey, something inside said that I have to learn how to carve a canoe, and that why I learned from my uncle and my grand father and how that knowledge come out, a little bite as a time, little bite things. I learnt from the canoe. I learnt all sacrifices you have to put and to give to the canoe so it can come a life. Once, I decided that, something inside me told me to do it and I did it. And it is a passion that I love, a connection to who I am, to my ancestors, and I am greatful of that. I had that from my family. My grand father, uncle, great-grand father were canoe builder. I seen canoe when I was little boy and for me pull in canoe and carve a canoe it is just who I am » 323 (Entretien avec Ray Natrall, le 02/01/2003).’13 novembre 2002. Cela faisait maintenant trois jours que les apprentis avaient repris le travail et notamment le ponçage de l’extérieur du corps du canoë afin de pouvoir tracer définitivement les lignes de la partie supérieure et inférieure. Pour cela, ils tournèrent le canoë pour retailler à la tronçonneuse, les côtés, en suivant le marquage rouge (cf. photo XLIV). Puis ils le retournèrent et taillèrent et poncèrent la carène (cf. photo XLV) toujours en tenant compte des tracés de la partie inférieure et supérieure du canoë.
Photo : R. Merlet (2002).
Photo : R. Merlet (2002).
L’embarcation était prête pour la phase d’évidage. Les apprentis percèrent, sous l’œil attentif de Ray, sept trous de 2 pouces 324 , trois de chaque côté de la coque et un sous la coque et ceci six fois de suite. Puis, ils les rebouchèrent avec des bâtonnets en bois de 2 pouces dont l’extrémité était rouge. Pour faciliter la tâche, Ray enleva une grande partie du bois à la tronçonneuse. Ensuite, les apprentis terminèrent de creuser et d’évider la coque avec des herminettes et des haches (cf. photos XLVI et XLVII) de type à coude(elbow adze) et des burins jusqu’à ce qu’ils atteignent l’extrémité rouge des bâtonnets. Pendant que certains s’adonnaient à cette activité, d’autres travaillaient sur le See-em ah oat-ks, ou discutaient avec les visiteurs, parents, amis, représentants du Conseil tribal ou étranger, ou bien encore finissaient de sculpter une pagaie, un petit modèle de canoë, un masque, histoire de se détendre avant de commencer l’étuvage, la phase la plus délicate de la sculpture d’un canoë.
Photo : R. Merlet (2002).
Photo : R. Merlet (2002).
« Je me suis rendu compte que les jeunes prenaient beaucoup de plaisir à pagayer et donc je me suis dit pourquoi pas moi. […] J’ai commencé à apprendre durant le voyage annuel. Je n’étais pas préparé. J’ai appris à devenir fort. C’était la première fois que je me retrouvais dans une maison communautaire, avec d’autres tribus […]. Il y avait beaucoup d’autochtones et je me sentais plus à l’aise avec eux. J’adore chanter et c’est sympa d’être entouré de différentes personnes et c’est plus gratifiant d’être sobre et de chanter. […] J’avais un travail l’été dernier mais j’ai dû le quitter pour participer à ce voyage. C’était comme si je devais le faire et cette expérience m’a apporté la réussite. » (Entretien avec Jr Morsette, le 02/12/2002).
« Je suis allé au lycée North Kitsap mais je n’arrêtais pas de parler en classe. Je n’ai pas eu de gros problèmes mais cela a affecté mon travail. Ma mère était inquiète à l’idée que je quitte l’école mais je lui ai dit que je voulais le faire [parle du projet Full Circle Cedar Carving] et que c’était important. Ce n’était pas un choix facile, mais je l’ai fait. […] Je suis plus doué pour le travail manuel, je ne suis pas un intellectuel. Je veux être diplômé, c’est mon premier objectif et c’est très important car il n’y a personne de diplômé dans ma famille. Mais je ne suis plus inscrit dans un école mais Jerome m’a inscrit dans un programme par correspondance ce qui me permet de valider des crédits tant que je participe au projet. » (Entretien avec Jr Morsette, le 02/12/2002).
« Le canoë me montre les choses, il me parle quand je suis fatigué ou que je dors ou le matin, il m’appelle et me demande de venir travailler. Je sens et je vois les choses. Il me montre ce qu’il veut être et c’est cela que j’enseigne à ces hommes. Et pas seulement comment sculpter un canoë. » (Entretien avec Ray Natrall, le 02/01/2003).
Quant aux femmes, elles continuèrent à assurer leur rôle de mère nourricière et perpétuèrent l’activité de la cueillette et du tressage, du tissage et de la vannerie, également appelé art féminin (Boas, 2003).
« J’avais quinze ans quand j’ai fabriqué mon premier modèle de canoë. Je suis rentré à la maison le montrer à mon grand-père et il a commencé à me parler de ma famille et de mes racines, d’où je venais. Il m’a dit que je venais d’une famille de sculpteur et je devais être, qu’il était temps pour moi de monter dans un canoë et d’apprendre comment pagayer, de savoir qui j’étais et d’où je venais. Mais je n’étais pas intéressé par le canoë. Je ne savais pas nager et cela m’a pris quelques années avant de monter dans un canoë, de surmonter mes peurs et de m’y intéresser. Mais dès que je suis monté dans le canoë, j’ai commencé à pagayer et j’ai pris conscience que c’était ce que je devais faire, c’était dans mon sang […] faire un avec le canoë, avec la pagaie. Une pensée, un corps, un esprit pagayant ensemble. C’est comme cela que j’ai commencé. Quelques années plus tard, j’ai participé à un voyage annuel et une petite voix me disait que je devais apprendre à sculpter un canoë et c’est comme cela que j’ai appris de mon oncle et de mon grand-père et que j’ai eu cette connaissance, un petit peu à chaque fois. J’ai appris du canoë. J’ai appris tous les sacrifices que l’on doit faire pour que le canoë puisse revenir à la vie. Une fois que j’ai pris ma décision quelque chose à l’intérieur de moi m’a dit de le faire et je l’ai fait. C’est une passion, une connection avec qui je suis, avec mes ancêtres et je suis reconnaissant de tout cela. Je détiens cela de ma famille. Mon grand-père, mon oncle, mon arrière-grand-père étaient des sculpteurs de canoë. J’ai vu des canoës durant mon enfance et pour moi pagayer et sculpter un canoë, c’est juste qui je suis. »
Cet entretien a été réalisé le 02/01/2003, quelque temps après notre visite au Burke Museum. J’avais demandé à Ray Natrall de raconter à nouveau, mais cette fois-ci devant la caméra, comment il était devenu sculpteur.
Un pouce = 2, 54 centimètres.