L’étuvage

La coque devait être sèche avant d’envisager la phase d’étuvage et comme ces derniers jours le temps avait été froid et humide, l’équipe décida de déplacer les deux canoës au gymnase du Centre tribal. Pendant plus d’une semaine, les apprentis remplacèrent certaines parties endommagées de la coque du See-em ah oat-ks, par des lattes en cèdre, fixées avec des bâtonnets et de la colle. Ils eurent la visite des enfants de l’école maternelle du Centre tribal. We le ka montra à son fils, qui était très fier de l’aider et de le présenter à ses amis, comment poser ces lattes.

We le ka avait suivi plusieurs programmes pour régler ses problèmes de dépendances à l’alcool et à la drogue mais ces traitements classiques n’avaient pas fonctionné. Le juge lui avait donc proposé, en collaboration avec le Wellness Program, ce projet qui fut pour lui, synonyme de renaissance :

‘« It is more a hands’work and I can see the result everyday instead of kind a wait and sitting back and waiting that something happen. I am doing something. It is kind of living life instead to looking to my old way and it is also learning to somebody else teaching. It is some sacrifices and commitment to be here everyday and every morning. My life has to be put on hold and other people have to set up for me, like children so I can be out here and take care of my commitment I made to that project like abstain from drug and alcohol, sex, violence and things like that. I learnt a lot about different techniques how to use different tools, carving knife, adzes. I learnt few songs to go with, and some stories too, how to be respectful to the canoe, always have a good feeling and open mind when you work on a canoe because she is, a log, she can feel it. What ever you feel, when you work on it, that going in a canoe, that the kind of canoe you make it, you put yourself in it. […] It is really exciting and good feeling to be part of that bring life to that tree, bring back life to it again, a new life, different lifes and anticipating, waiting. I can’t wait to take it out, for the first time and show all relatives from other tribes and to learn an other new things and share with people what it was like, be a part of this, and bring that around to the people. […] A lot of people come down and check that out. My family really supports what I am doing here. She has been down here check in on me. It is a good feeling to be able to share that with everybody and be able to work here » 325 . (Entretien avec We le ka Chiquiti, le 08/01/2003).’

De retour à l’atelier, l’équipe prit son temps pour colmater les derniers trous et fissures avant la phase d’étuvage. L’activité était au ralenti ces derniers jours. Ray en profita pour répondre aux questions de deux journalistes du Herald Tribune et Kitsap. On était loin des conditions d’isolement du premier projet. Le groupe était souvent interrompu par des visiteurs, de la famille, des journalistes, des enseignants. Cela ne durait jamais très longtemps et faisait finalement aussi partie de l’activité. Les apprentis étaient les ambassadeurs de la tribu et leur rôle n’était pas seulement de fabriquer un canoë mais également de transmettre et partager des connaissances, des histoires avec la communauté, donner une bonne image de soi et de la tribu aux familles, aux autres tribus, aux médias et aux non-Indiens. Cette responsabilité très gratifiante revalorisait leur statut d’individu et de membre tribal.

Il était temps de passer à l’étuvage, une des phases les plus impressionnantes et angoissantes du processus de fabrication mais également l’une des plus attendues et appréciées des sculpteurs. Cette méthode ingénieuse d’assouplissement du bois permettait de donner une forme au canoë. De cette forme dépendaient la stabilité et la rapidité du canoë. Son succès reposait sur trois points : diviser rigoureusement les fonctions et les tâches de chaque assistant, travailler en équipe, respecter et être à l’écoute de l’esprit du canoë, seul maître à bord.

Ray attribua à chacun une tâche. We le ka et Jr s’occupèrent du feu et des pierres (cf. photo XLVIII). Pendant ce temps, Erik et James remplirent d’eau, les bidons à vapeur, disposés aux deux extrémités de la coque. Un tube les reliait au canoë rempli à un tiers d’eau (cf. photo XLVIX). Ce procédé permettait de maintenir l’eau à une température élevée et d’accélérer le processus de vaporisation.

Photo XLVIII. We le ka prépare le feu et les cailloux. Village Suquamish. 11 décembre 2002.
Photo XLVIII. We le ka prépare le feu et les cailloux. Village Suquamish. 11 décembre 2002.

Photo : R. Merlet (2002)

Photo XLVIX. Bidon à vapeur disposé à la proue du canoë. Village Suquamish. 11 décembre 2002.
Photo XLVIX. Bidon à vapeur disposé à la proue du canoë. Village Suquamish. 11 décembre 2002.

Photo : R. Merlet (2002)

Ray se chargea de poser des bâtons, à l’horizontale, sur la coque. Ils devaient dépasser les côtés d’environ 4 pouces (cf. photo L). Cette technique permettait au groupe de suivre le déplacement de la coque qui se détendait progressivement sous l’effet de la chaleur et de l’humidité. L’objectif était d’élargir le diamètre d’un mètre d’environ 10 pouces. Le canoë fut ensuite recouvert de couvertures, de planches en bois et entreposé sous un chapiteau afin que l’étuvage soit le plus efficace.

La situation se compliquait donc et devenait sérieuse. Les apprentis étaient attentifs aux feux, aux cailloux déposés dans les feux depuis plus de deux heures, aux bidons à vapeur et aux moindres signes de fissures et de craquements. Car sous l’effet de la chaleur amplifiée par l’introduction répétée d’une trentaine voire d’une quarantaine de cailloux, environ une vingtaine de fois pendant plus d’une heure trente (cf. photo LI), la coque se transformait et risquait de se fissurer. Or si la coque se fissurait, cela signifiait que la température de l’eau baissait, la vapeur devenait de plus en plus inexistante, le cèdre perdait de sa flexibilité et sa malléabilité. Il fallait dans ce cas, agir très vite, en maintenant, à l’aide de bâtons, l’écartement de la coque et en arrêtant les fissures avec des petits bâtonnets. C’est ce qui se passa, deux semaines auparavant avec le See-em ah oat-ks. Il se fissura et l’opération fut arrêtée précipitamment.

Après plus de quatorze heures de labeur, les apprentis furent très fatigués mais très heureux d’avoir accompli ce travail et fiers d’avoir réussi, malgré les difficultés, un exploit personnel et collectif. Ces moments angoissants, stressants mais aussi très stimulants alliaient patience, écoute, travail d’équipe et prise de décisions. Ils préparaient à la vie d’adulte et d’homme et développaient un sens de la communication interpersonnelle, une capacité à résoudre des problèmes, à participer, à construire un travail de groupe et à gérer des situations de crise. Les assistants se sentaient détenteurs d’un savoir précieux et cette embarcation était désormais pour eux, comme pour ces trobriandais dont parlait Malinowski, plus qu’un « simple morceau de matière façonnée. […] Elle était auréolée d’une légende, faite de traditions et d’aventures personnelles. Un objet de culte et d’admiration, une chose vivante, qui avait son individualité propre » (1963 : 164).

Photo L. Ray remplit le canoë à un tiers d’eau et pose les bâtons pour suivre l’écartement de la coque. Village Suquamish. 11 décembre 2002
Photo L. Ray remplit le canoë à un tiers d’eau et pose les bâtons pour suivre l’écartement de la coque. Village Suquamish. 11 décembre 2002

Photo : R. Merlet (2002)

Photo LI. Trente cailloux sont répartis à l’intérieur du canoë. Village Suquamish. 11 décembre 2002
Photo LI. Trente cailloux sont répartis à l’intérieur du canoë. Village Suquamish. 11 décembre 2002

Photo : R. Merlet (2002)

Notes
325.

« C’est plus qu’un travail manuel, je peux voir le résultat chaque jour, au lieu d’attendre que quelque chose se passe. Au moins je fais quelque chose, je vie et je ne regarde pas en arrière et il y a quelqu’un qui me transmet un savoir. Cela demande quelques sacrifices et un engagement d’être présent tous les jours et tous les matins. J’ai dû mettre ma vie de famille de côté et quelqu’un a dû s’en occuper à ma place pour que je puisse tenir les engagements que j’avais pris dans ce projet comme m’abstenir de toucher à l’alcool, à la drogue, d’avoir des relations sexuelles, d’être violent. J’ai beaucoup appris notamment différentes techniques, comment utiliser des outils comme les haches, les couteaux. J’ai appris quelques chants et histoires, comment être respectueux envers le canoë, toujours avoir des pensées positives et une ouverture d’esprit quand vous travaillez sur le canoë, parce qu’elle, le tronc, elle peut le sentir, quelque soit les sentiments que vous éprouvez quand vous travaillez sur le canoë, ils affectent la manière dont vous sculptez. […] C’est très excitant et gratifiant de faire partie de cette aventure, donner la vie à cet arbre, une nouvelle vie, différentes vies et anticiper, attendre. Je ne peux plus attendre de sortir le canoë pour la première fois, de le montrer aux autres tribus, d’apprendre de nouvelles choses et de partager avec les gens mon expérience. […] Beaucoup de personnes sont venues nous rendre visite et voir notre travail. Ma famille me soutient beaucoup. Elle est souvent venue me voir. Cela fait beaucoup de bien de pouvoir partager cette expérience avec tout le monde et de pouvoir travailler ici. » (Entretien avec We le ka Chiquiti, le 08/01/2003).