3. La mise à l’eau

Une quarantaine de personnes descendirent les canoës sur la plage et les mirent à l’eau (cf. photo LVII). La foule retint son souffle une fraction de seconde pour finalement exploser de joie, pleurer et s’extasier devant ces deux magnifiques embarcations qui flottaient avec une grande élégance et en harmonie avec le milieu environnant. Les qualités formelles et le sens véhiculé par cette esthétique du mouvement étaient une source d’émotion et de véritable plaisir pour les artisans dont la virtuosité était désormais incontestable. La communauté prenait conscience d’avoir surmonté de grandes difficultés toutes ces dernières années et se sentait revivre à travers ces deux magnifiques « oeuvres d’art ». On retrouvait cette espèce d’énergie interne dont parle Claude Lévi-Strauss,

‘« La grandeur de l’art de la côte nord-ouest, c’est qu’il n’y en a aucun qui soit parvenu à nous donner, à ce point, une sorte de sentiment immédiat du surnaturel…Il y a une espèce d’énergie interne, emmagasinée dans les objets, qui est le mode esthétique par lequel on parvient au sentiment d’une surréalité » (1989 : 236).’
Photo LVII. Mise à l’eau des canoës. 18 janvier 2003.
Photo LVII. Mise à l’eau des canoës. 18 janvier 2003.

Photo :R. Merlet (2003).

Quelque fut leur statut, leur âge voire même leur origine tribale, tous étaient fiers d’appartenir à cette culture de la côte, à cette grande institution du voyage qui à la fois rassemblait, unifiait et rendait uniques ces nations indiennes. Tous ces sentiments et ces émotions se ressentaient dans les discours des membres tribaux à l’exemple de celui de Ivey Cheney, une aînée de la tribu,

‘« So magnificent for me to be here today and witness those canoes. When I see those canoes under the water it is like our forefather and our ancestor. They are coming and going again. It is like old new world. It is something I really didn’t think in my life I could witness. The canoe is coming back really strong which is just world famous for the carvers, the pullers. It is just wonderful. We are proud of these things. They bring back our culture to our people » 328 (Entretien avec Ivey Cheney, le 18/01/2003).’

Ou encore de Ray Natrall, l’artiste sculpteur, fier d’avoir pris part à ce projet, d’avoir partagé une partie de ses connaissances et de sa culture salish squamish avec ses « frères et soeurs » suquamish :

‘« We come so long and so far and all hard time we have we still here, we still carving canoë. It is a good thing to see the canoë coming back in life and more and more because our people are being connected again though their old time, salt water and old traders. So it brings our community back, brings old people, brothers and sisters. It is leaving a mark in the history. It is leaving a little bit of ourself here so our furture generation could see the work that we put in to bring a life in a cedar tree. And it helps to bring our community together to give us strong. So our furture generation will see what we had done here and I hope they will carry one so that teaching and way of life will never died » 329 (Entretien avec Ray Natrall, le 02/01/2003).’

Enfin, pour que cette communion soit totale, le chef invita tous les participants à essayer les embarcations avant de se rassembler dans le gymnase pour terminer les derniers « give-away » en l’honneur des sculpteurs. Les enfants se précipitèrent vers la plage et embarquèrent avec une telle énergie et un tel enthousiasme. Pour certains c’était un jeu, pour d’autres une opportunité de monter dans un canoë en cèdre et non plus en fibre de verre comme à leur habitude durant les voyages (cf. photo LVIII).

Une telle effervescence ne faisait que confirmer cet engouement pour ce moyen de transport pourtant si désuet mais tellement rempli d’anecdotes personnelles et collectives de voyage, passées, présentes et à venir. Un grand livre ouvert de la tradition orale dans lequel les Suquamish gravent leur histoire ancestrale et écrivent leur histoire contemporaine selon leurs propres termes « we don ’t pratice it, we live it » 330 .

Photo LVIII. Les enfants essaient l’un des canoës. Centre tribal suquamish. 18 janvier 2003.
Photo LVIII. Les enfants essaient l’un des canoës. Centre tribal suquamish. 18 janvier 2003.

Photo : R. Merlet (2003).

Le canoë leur permet d’exprimer leur conception de l’univers et philosophie de vie. Il est un moyen de communiquer des valeurs socioculturelles qui donnent matière à penser l’identité collective et à revendiquer leur droit à déterminer librement leur statut politique, à assurer leur développement économique, social et culturel, en disposant librement de leurs richesse et ressources naturelles et à vivre conformément à leur valeurs et croyances .

Le canoë redevient un instrument utilitaire comme à son origine. Il n’est certes plus un moyen de se déplacer pour faire la guerre ou du commerce. Mais il reste cet outil qui permet de renforcer les liens sociaux. Il reconnecte les hommes avec leur passé, leurs racines, la mer et leur territoire. Il redevient un objet source de richesse et de pouvoir. Le symbole d’une appartenance à un groupe, à une tribu et à un peuple. Il permet à nouveau aux Indiens de la côte nord-ouest de se rassembler, se retrouver et d’échanger. Il « purifie » les esprits et les âmes car, comme je l’ai déjà évoqué à plusieurs reprises, les pagayeurs et les sculpteurs doivent être en harmonie avec le canoë.

Les Suquamish se reconstruisent une identité collective en utilisant le modèle de l’organisation politique tribale et en particulier le principe de l’autonomie gouvernementale. Grâce à cette structure politique et à leur autonomie interne, ils développent une politique tribale répondant à leurs propres besoins et une philosophie de vie communautaire. Ils revitalisent des pratiques culturelles, des cérémonies, des savoir-faire et se reconnectent avec leurs ancêtres et leur territoire. Ils s’investisent dans des projets de développement socioculturels pour améliorer la vie dans la réserve. Ils deviennent les partenaires et les collaborateurs de diverses institutions culturelles, scolaires et de santé et essayent de proposer des opportunités et un avenir aux jeunes.

Les Suquamish de ce début de 21ème siècle ont donc une structure politique tribale autonome sous tutelle fédérale qui gèrent des droits individuels et collectifs indispensables à leur existence et bien être et à leur développement en tant que peuple. Ils se pensent et agissent comme un peuple autochtone. Là est sans doute, toute la complexité et l’originalité de cette souveraineté tribale au cœur du fédéralisme américain.

Notes
328.

« C’est magnifique pour moi d’être ici aujourd’hui et de voir ces canoës. Quand je les voie sur l’eau c’est un peu comme revoir mes aïeux, mes ancêtres. Ils viennent et ils repartent. C’est comme un vieux nouveau monde. Je ne pensais vraiment pas pouvoir voir cela un jour. Le canoë revient avec force et c’est merveilleux pour les sculpteurs et les pagayeurs. Nous sommes fiers de ces choses. Elles ramènent notre culture à notre peuple. » (Entretien avec Ivy Cheney, le 18/01/2003).

329.

« Nous venons de tellement loin et nous avons tellement de moments difficiles, mais nous sommes toujours là, nous continuons à sculpter des canoës. C’est bon de voir ces canoës reprendre vie et de plus en plus car notre peuple est à nouveau connecté avec son passé, la mer et les anciens commerçants. Cela ramène notre communauté, nos aînés, frères et sœurs. C’est laisser une marque dans l’histoire. C’est laisser un peu de nous-mêmes ici pour que nos générations futures puissent voir le travail que nous avons réalisé pour ramener à la vie un cèdre. Cela rassemble notre communauté et la rend plus forte. Nos générations futures pourront voir ce que nous avons fait et j’espère qu’elles les transmettront et que cet enseignement et cette façon de vivre ne mourront jamais. » (Entretien avec Ray Natrall, le 02/01/03).

330.

« Nous ne le pratiquons pas, nous le vivons. »