Conclusion

En partant d’une analyse de la souveraineté tribale dans l’État fédéral américain, mon étude a montré l’émergence d’une recomposition de l’identité collective indienne chez les Suquamish de la réserve de Port Madison, dans la région du Puget Sound et plus largement sur la côte nord-ouest du Pacifique.

Ce processus s’inscrit dans une perspective barthienne et constructiviste de l’ethnicité. Les tribus indiennes sont considérées dans cette recherche comme des formes d’organisation sociale et politique résultant de l’interaction de ces groupes et de leur milieu environnant, culturel, social, politique et économique. Dans le cas nord-américain, l’environnement est très marqué par une longue liste de réformes issues d’une politique coloniale et instituant une « tutelle fédérale ». L’État a toujours été très présent dans la vie des Amérindiens et pas seulement, contrairement à ce que l’on a pu croire, pour promouvoir l’assimilation et la démobilisation ethnique. Il est donc important de considérer le rôle du gouvernement fédéral dans la mobilisation de l’ethnicité et du développement sociopolitique autochtone ethnique. Même si cela n’a pas été son intention première, l’État a participé à la revitalisation de l’ethnicité autochtone en institutionnalisant les tribus et en leur octroyant une reconnaissance et un statut politique.

Mon étude montre comment les Suquamish s’approprient et instrumentalisent le modèle politique tribal de manière à assurer leur propre développement sociopolitique. J’ai pu observer plusieurs éléments de recomposition de l’identité collective. Tout d’abord un élément d’ordre politique, il s’agit de l’établissement des gouvernements tribaux et de leur autonomie à l’intérieur du territoire tribal. Puis un deuxième d’ordre culturel, il est question de la renaissance et de la revitalisation de la culture des anciens. Enfin le dernier point est d’ordre social. Il concerne l’importance de la conscience de groupe et de la reconnaissance de l’individu par son groupe.

En partant d’une analyse des différentes phases du processus de tribalisation mis en place par le gouvernement américain, j’ai noté que la souveraineté interne fut latente pendant des siècles. L’État a reconnu, à travers la signature des traités, la souveraineté des nations indiennes. Mais il a instauré une forme d’assujettissement qualifiée de « tutelle fédérale ». Les nations indiennes sont devenues des tribus « domestiques, dépendantes ». Elles n’ont gardé en tant que nations autochtones, signataires d’un traité, qu’une autonomie interne. Mais cette autonomie a été malmenée par une politique fédérale très instable. Il y a eu tout d’abord la Dawes Act (1887), puis l’Indian Reorganization Act (1934), la Termination Policy (1953), l’Indian Self-Determination and Education Assistance Act (1974) et enfin l’Tribal Self-Governance Pilot Project (1988). L’autonomie interne n’a été officialisée par l’État qu’en 1994, par le vote du Tribal Self-Governance Act.

Le modèle tribal, imposé par le gouvernement lors de la signature des traités, a déstructuré l’organisation socioculturelle et politique des autochtones de la côte nord-ouest. Les familles nomades chasseurs-cueilleurs et pêcheurs ont été assignées à résidence dans les réserves et le gouvernement fédéral a désigné des chefs tribaux. Les groupes ne se sont plus déplacés en canoës au fil des saisons pour se nourrir, faire la guerre et participer à des fêtes et cérémonies pour entretenir leurs relations sociales. Les enfants ont été scolarisés loin des réserves. Ils n’ont plus eu de contact avec leurs aînés et n’ont plus eu le droit de parler leur langue vernaculaire. L’identité collective indienne a été déstructurée et l’esprit communautaire difficile à entretenir.

Les États-Unis ont ignoré le statut de « tribu domestique » pour ne retenir que celui de « dépendante », « sous tutelle fédérale » et « pupille de la nation ». Ils n’ont jamais tenu compte du point de vue des Indiens, de leurs aspirations, de leurs besoins, de leur particularisme et de leurs droits en tant que peuple autochtone. Ils souhaitaient avant tout les « civiliser » et les « assimiler » pour en faire des citoyens américains mais de « seconde zone ».

Cependant, cette politique assimilationniste n’a pas réglé la question du « problème indien » (Dyck, 1991). Car à la différence de tous les autres groupes minoritaires (Noirs, Hispaniques, Asiatiques) et des Blancs, les Amérindiens ne sont pas des immigrants ou plutôt sont les premiers immigrants et habitants du Nouveau Monde. Ils sont liés singulièrement et d’une manière fusionnelle à la terre, à un territoire et aux ressources naturelles.

‘« Pour les peuples autochtones, la terre n’est pas seulement une ressource économique. Elle représente aussi leur bibliothèque, leur laboratoire et leur université. C’est là qu’est entreposé tout le savoir historique et scientifique. Tous ce que les peuples autochtones ont été, et tout ce qu’ils savent à propos de ce que signifie bien vivre et vivre comme des êtres humains, est inscrit dans leur terre et dans les histoires associées à chaque particularité du paysage » (Daes, 2002 : 18).’

Les Suquamish ont obtenu, lors de la signature du traité de Point Elliott en 1855, un territoire tribal de 7284 acres et le droit de continuer à pêcher et à chasser dans les territoires ancestraux. Avec la loi Dawes, une grande partie de ces terres ont été vendues aux blancs. La tribu a cédé en 1904 la parcelle où était située la Old Man House à l’armée U.S. Elle ne possède aujourd’hui, qu’à peine 1/3 des terres de la réserve. Mais le Conseil tribal tente de les récupérer. Il a obtenu en août 2004 de la Washington State Parks Commission, le territoire de la Old Man House State Park. Cette acquisition représente selon Rob Purser, membre suquamish « a good step in the healing process for the tribe, to see this type of turnaround taken by the state government » 331 (Cité par Heffter, 2004). Ces terres permettent de maintenir les frontières tribales et un particularisme socioculturel. Sans les réserves,

‘« Tout ce qui reste de l’héritage indien disparaîtra, à l’exception des pièces de musée. Sans réserves, il ne peut y avoir d’organisation de la tribu. Sans réserves, il ne peut plus y avoir d’Indiens, rien que le souvenir d’un peuple jadis fier qui s’évanouira progressivement, jusqu’à l’oubli total » (Shriley Keith, Indienne Winebago. Citée par Vazeilles, 1977 : 178). ’

Sous l’impulsion du mouvement des droits civiques et du mouvement noir, les Indiens ont donc revendiqué une identité pan-indienne. Dans les années 80, cette indianité a pris une dimension plus intertribale. Les tribus de la région du Puget Sound ont remobilisé un héritage culturel. Ils ont réactivé et réinterprété l’institution du voyage et ont utilisé le canoë de mer comme le symbole d’une identité partagée et un critère d’identification ethnique. Ils se sont réapproprié un ensemble de savoirs et savoir-faire ancestraux et ont construit leur propre musée afin de s’assurer une continuité historique et une origine commune.

En 1994, le gouvernement fédéral a reconnu le statut politique des Conseils tribaux et leur a accordé l’autonomie gouvernementale. Cette nouvelle législation leur a donné la possibilité de gérer les différents programmes sociopolitiques, économiques et culturels en fonction de leurs priorités et de leurs besoins.

Les Suquamish se sont investi dans différents projets socioculturels très révélateurs d’une appropriation et d’une instrumentalisation la souveraineté tribale. Ils ont mobilisé l’identité tribale pour affirmer une identité culturelle distincte, repenser une organisation politique et sociale à l’intérieur dudit territoire tribal de la réserve.

Ils ont utilisé le canoë comme un instrument socioculturel. Ils ont pris part avec d’autres tribus du Puget Sound et de la Colombie Britannique, aux voyages annuels en canoë. Ils ont échangé des savoir-faire et ont participé à des cérémonies. Le canoë est devenu, au cours de ces dernières décennies, un des signes les plus visibles et significatifs de la nouvelle stratégie identitaire des tribus de la côte nord-ouest. Il représente la culture indienne de la côte nord-ouest mais également la richesse culturelle et le pouvoir économique et politique de chaque tribu. Il reconnecte les membres tribaux avec leurs ancêtres et leur territoire. Cet instrument renforce l’unité tribale, la conscience de groupe et l’auto-identification. Il permet également de mener des projets socioculturels comme la préparation d’un voyage annuel, le « Wellness program » suquamish ou la construction d’un canoë, le « Full Circle Cedar Carving » suquamish. Ces activités sont adaptées à la vie et aux problèmes des réserves. Elles deviennent des curriculums pertinents pour les tribus qui souhaitent collaborer avec les institutions américaines.

Cette légitimité politique, bien que limitée à une souveraineté interne, permet aux tribus de s’impliquer dans des domaines comme l’éducation, la santé et l’économie. Cette implication leur permet de persister dans le temps malgré les changements provoqués par les contextes socio-économiques et politiques de la société dominante qui affectent leur tradition et leur culture.

Le partenariat et la collaboration sont des « indices » du bon fonctionnement de la souveraineté tribale et de l’expression d’une identité collective. Il sera intéressant, dans les années à venir, de voir comment cet échange avec les différentes institutions de l’État va se développer et se structurer. Comment celui-ci va-t-il s’exprimer dans le système politico-juridique américain ? Le gouvernement va-t-il tenir compte de cette situation en reconsidérant le contenu de la Déclaration des droits des peuples autochtones et notamment l’exercice du droit à l’autodétermination de ces peuples ?

Car les États-Unis tout comme le Canada, la Nouvelle Zélande et l’Australie, ont voté contre l’adoption de la Déclaration des Droits des Peuples Autochtones par l’Assemblée Générale de l’ONU le 13 septembre 2007 332 . Ils estiment que certaines dispositions de cette déclaration sont incompatibles avec leur cadre institutionnel et ne tiennent pas compte de l’équilibre qu’ils doivent maintenir entre les droits des autochtones et les droits des autres citoyens. Par exemple, l’article 26 stipule que : « Les peuples autochtones ont le droit aux terres, territoires et ressources qu’ils possèdent et occupent traditionnellement ou qu’ils ont utilisés ou acquis […] ». Ils craignent que cet article puisse leur permettre de demander la révision des traités.

Ensuite l’article 19 précise que « Les États devront consulter et coopérer de bonne foi avec les peuples autochtones, par l’intermédiaire de leurs propres institutions représentatives, en vue d’obtenir leur consentement libre, préalable et éclairé avant d’adopter et d’appliquer des mesures législatives ou administratives susceptibles de les concerner » 333 . Il laisse entendre que les États ne peuvent agir sans le consentement des peuples autochtones qui auraient un droit de veto sur toutes les questions les concernant (Strahl : 2007) 334 .

Les États-Unis considèrent que l’autonomie doit être interne et assujettie aux frontières de l’État. Ils ont proposé en 2003 de la définir en ces termes

‘« Les peuples autochtones ont le droit d’administrer leur affaires internes. En vertu de ce droit, ils peuvent négocier leur statut politique dans le cadre de l’État-nation existant et assurent librement leur développement économique, social et culturel. Dans l’exercice de leur droit d’administrer leurs affaires internes, les peuples autochtones ont le droit interne d’être autonomes ou de s’administrer eux-mêmes en ce qui concerne les questions relevant de leurs affaires locales, y compris la détermination des membres de la collectivité, la culture, la langue, la religion, l’éducation, l’information, les médias, la santé, le logement, l’emploi, la protection sociale, le maintien de la sécurité de la collectivité, les relations familiales, les activités économiques, la gestion des terres et des ressources, l’environnement et l’accès de personnes qui ne sont pas membres à leur territoire, ainsi que les moyens de financer ces activités autonomes » (Chavez, 2003) 335 . ’

Ils refusent donc, comme le Canada, de reconnaître aux autochtones le droit à l’autodétermination tel que formulé dans la Déclaration. Dans ce texte, le terme de « peuple » n’est pas assorti de l’avertissement figurant dans la Convention n°169 de l’Organisation Internationale du Travail, qui stipule qu’il n’implique en aucune façon le droit à l’autodétermination. De plus, l’autodétermination n’y est pas reconnue comme une auto-administration à l’intérieur de l’État-nation existant (Clech Lâm, 2002 : 26).

Les États-Unis veulent protéger leur souveraineté et l’intégrité de leur territoire. Ils ont peur que les peuples autochtones se servent de cette déclaration pour revendiquer une autonomie et une reconnaissance internationale. Ces nouveaux statuts pourraient rendre caducs certains jugements de la Cour suprême. Les États-Unis seraient obligés de revoir leur jurisprudence. Ils devraient remettre en cause leur Constitution et les fondements du fédéralisme.

Les représentants des peuples autochtones condamnent ce comportement. Ainsi, le président de l’Assemblée des Premières Nations (APN), Phil Fontaine, a exprimé sa déception face au vote du Canada : « Nous sommes très déçus de l’opposition du Canada à la déclaration sur les droits des peuples autochtones » 336 . Dans un communiqué à tous les chefs autochtones faisant parti de l’APN il écrit que : « Le Canada fait partie d’un petit groupe de pays animé d'une mentalité coloniale qui cherche à empêcher la reconnaissance des droits des citoyens indigènes » 337 .

Cette déception est d’autant plus forte que cette Déclaration est un document qui n’a pas « force d’exécution » car il n’est pas contraignant sur le plan juridique. Mais il est doté d’un fort pouvoir symbolique. C’est ce que veut dire le secrétaire général de l’ONU, M. Ban Ki-moon le 13 septembre 2007lorsqu’il souligne combien l’adoption de cette déclaration est un « triomphe pour les peuples indigènes du monde entier. […] car elle marque un moment historique où les États membres de l'ONU et les peuples indigènes ont réconcilié leurs histoires douloureuses » (cité par Bolopion, 2007). Elle est également, selon Les Malezer, président du Global Indigenous Peoples Caucus :

‘« The Declaration does not represent solely the viewpoint of the United Nations, nor does it represent solely the viewpoint of the Indigenous Peoples. It is a Declaration which combines our views and interests and which sets the framework for the future. It is a tool for peace and justice, based upon mutual recognition and mutual respect. […] The Declaration carries a message for all States that have links and association with Indigenous Peoples. That message is not about secession, as some States may fear, but about co-operation and partnership to ensure that all individuals, regardless of race or beliefs, are truly equal and that all peoples are respected and allowed to develop» 338 . ’

Les Amérindiens prennent donc des initiatives et font des propositions. Il sera d’ailleurs intéressant de faire un premier bilan après le voyage annuel de 2009 dont le grand rassemblement est prévu chez les Suquamish dans la réserve de Port Madison. La tribu souhaite commémorer le 20ème anniversaire du voyage « Paddle to Seattle » et remplir son devoir d’hôte en accueillant plus d’une quarantaine de canoës et nourrir plus de 1000 personnes. Cette fête est un moyen d’obtenir des budgets de l’État de Washington et de la ville de Seattle pour financer de nouveaux projets socioculturels. Ces projets concernent des domaines comme l’environnement, la santé, l’éducation et la culture. C’est aussi l’occasion de faire le bilan des relations, dans ces 20 dernières années, avec l’État de Washington et ses résidents. Cette manifestation permettra aussi de montrer aux responsables politiques, que les Suquamish maîtrisent leur autonomie gouvernementale et méritentleur souveraineté tribale. Ce type de manifestation contribuera peut-être à reposer la question du droit à l’autodétermination des peuples autochtones vivant aux États-Unis.

Les tribus n’ont jamais été aussi visibles et présentes sur la scène publique américaine qu’aujourd’hui. Elles sont sur tous les fronts (éducation, santé, politique et économique) et même si leur champ d’action est très limité et restreint à leur territoire tribal, elles sont en mesure de prendre des décisions et de les appliquer. Elles maîtrisent et conjuguent chaque jour un peu plus leur pouvoir interne, leur identité collective et leur citoyenneté américaine.

Notes
331.

« c’est une étape positive dans le processus de guérison de la tribu de voir que le gouvernement se tourne vers ce type de décision. »

332.

Onze pays, dont la Russie et la Colombie, se sont abstenus, tandis que 143 pays ont voté pour cette Déclaration.

333.

Voir Conseil des droits de l’homme, 26 juin 2006, « La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones », Résolution 2006/2 : Annexe. 21ème séance.

334.

Chuck Strahl est Ministre des Affaires Indiennes et du Nord canadien et interlocuteur fédéral auprès des Métis et des Indiens non inscrits.

335.

Cette définition est élaborée à partir de l’article 3 : « Les peuples autochtones ont le droit à l’autodétermination. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et recherchent librement leur développement économique, social et culture » et de l’article 31 : « Les peuples autochtones ont le droit de préserver, de contrôler, de protéger et de développer leur patrimoine culturel, leur savoir traditionnel et leurs expressions culturelles traditionnelles ainsi que les manifestations de leurs sciences, techniques et culture, y compris leurs ressources humaines et génétiques, leurs semences, leur pharmacopée, leur connaissance des propriétés de la faune et de la flore, leurs traditions orales, leur littérature, leur esthétique, leurs sports et leurs jeux traditionnels et leurs arts visuels et du spectacle. Ils ont également le droit de préserver, de contrôler, de protéger et de développer leur propriété intellectuelle collective de ce patrimoine culturel, ce savoir traditionnel et ces expressions culturelles traditionnelles » de la Déclaration. Voir Rapport E-Cn.4-2003-92 du groupe de travail créé conformément à la résolution 1995/32 de la Commission des droits de l’homme.

336.

Voir article Agence France Presse, Montréal, septembre 2007, « Droits des Autochtones : le Canada rejette la déclaration de l’ONU », Actualités, [en ligne], http//www.cyberpresse.ca/article.

337.

Voir article « Ottawa boude la Déclaration de l’ONU », septembre 2007, Radio-Canada.ca, [En ligne], http://www.radio-canada.ca/nouvelles/National/2007/09/13/003-droits_autochtones.

338.

Les Malezer, September 13, 2007, « The statement of the International Indigenous Peoples' Caucus' », IWGIA, [en ligne] http://www.iwgia.org/sw153.asp. « La déclaration ne représente pas seulement le point de vue des Nations Unies, de même qu’elle ne représente pas seulement le point de vue des peuples autochtones. C’est une Déclaration qui réunit nos vues et intérêts et qui pose la structure pour l’avenir. C’est un outil pour la paix et la justice, basé sur la reconnaissance et le respect mutuel. […] La déclaration est un message pour tous les États qui ont un lien ou sont associés aux peuples autochtones. Le sujet de la déclaration n’est pas la sécession, comme peuvent le craindre certains États, mais la coopération et le partenariat pour s’assurer que tous les individus, indépendamment de leur origine et croyance, soient égaux, respectés et aient le droit de se développer. »