Chapitre 1. Regard rétrospectif : une perspective historique

1.1 Les premiers pas de l’éducation spéciale au Brésil

Pour mieux comprendre l’origine et l’évolution de l’éducation spécialisée au Brésil, il est nécessaire de revenir sur le contexte socio-culturel qui a accompagné la formation de la société brésilienne, sur la place occupée par les questions d’ordre social et plus précisément par l’éducation. C’est en fonction de cet objectif que, dans ce premier chapitre, nous analyserons les politiques éducatives à l’échelle nationale, sans pour autant nous attacher aux particularités de chaque Etat. Nous jugeons également nécessaire de comprendre l’influence de la société française sur la société brésilienne, notamment concernant la question de l’éducation spéciale de la personne en situation de handicap.

Alors que Juan Pablo Bonet (1579 -1633) publiait, en 1620, en France, le célèbre livre Réduction des lettres à leurs éléments primitifs et art d'enseigner à parler aux muets , le Brésil vivait sa période coloniale, sous le règne de la couronne portugaise.

A cette époque, l’économie brésilienne, dont la canne à sucre était un des principaux produits, reposait sur la main d’œuvre esclave et sur la grande propriété. L’organisation familiale était caractérisée par l’autorité maximale du patriarche fondée sur des valeurs d’obéissance, de respect et de cohésion entre les hommes. Cette structure sociale a profondément marqué, jusqu’à aujourd’hui, l’ensemble de l’évolution socioculturelle brésilienne.

C’est grâce à l’œuvre des Jésuites que les coutumes et les idées européennes sont introduites au Brésil. La Compagnie de Jésus est la première à dispenser, au Brésil, une éducation exclusivement réservée aux prêtres et aux propriétaires terriens alors qu’un nombre croissant de travailleurs esclaves et de femmes en sont exclus. 3

De manière générale, l’éducation brésilienne est à un stade embryonnaire dans la colonie qu’est le Brésil. Au même moment, en Europe, et plus particulièrement en France, le philosophe Denis Diderot (1713-1784) et les précurseurs de l’éducation spéciale tels que Charles-Michel, abbé de l’Epée (1712-1789), Valentin Haüy (1745-1822) et Jean-Marc Itard (1774-1838) font leur apparition.

La publication de la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient de Diderot, constitue un tournant révolutionnaire pour la reconnaissance de l’éducation des enfants à besoins éducatifs spécifiques (BES) en France. Dans cette lettre, en se basant sur ses propres observations et sur le cas du mathématicien aveugle Saunderson, Diderot explique ce qu’un aveugle peut et sait faire ainsi que le caractère relatif de sa déficience visuelle qui n’acquiert un sens dépréciatif que pour et dans le monde de ceux qui voient : « Les aveugles ne sont-ils pas bien à plaindre de n'estimer beau que ce qui est bon ? Combien de choses admirables perdues pour eux ! Le seul bien qui les dédommage de cette perte, c'est d'avoir des idées du beau, en réalité moins étendues, mais plus nettes que des philosophes clairvoyants qui en ont traité fort au long. » 4

Les idées prédominantes de cette époque affirment cependant la non-éducabilité de la personne atteinte de déficience. Le philosophe Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), par exemple, déclare, de manière surprenante, que « celui qui se charge d'un élève infirme et valétudinaire change sa fonction de gouverneur en celle de garde-malade (...) Je ne me chargerais pas d'un enfant maladif et cacochyme, dût-t-il vivre quatre-vingts ans. Je ne veux point d'un élève toujours inutile à lui-même et aux autres, qui s'occupe uniquement à se conserver, et dont le corps nuise à l'éducation de l'âme(…) Qu'un autre à mon défaut se charge de cet infirme, j'y consens, et j'approuve sa charité; mais mon talent à moi n'est pas celui-là: je ne sais point apprendre à vivre à qui ne songe qu'à s'empêcher de mourir. (…) Il faut que le corps ait de la vigueur pour obéir à l'âme: un bon serviteur doit être robuste (…) Un corps débile affaiblit l'âme (…) Faute de savoir se guérir, que l'enfant sache être malade: cet art supplée à l'autre, et souvent réussit beaucoup mieux; c'est l'art de la nature. Voilà mes raisons pour ne vouloir qu'un élève robuste et sain... » 5

A contre-courant de ce mouvement, les précurseurs de l’éducation de l’enfantà BS font entendre leurs voix. C’est le cas de l’abbé de l’Epée, « premier instructeur gratuit pour les sourds et muets », qui crée, en 1763, l’Institut National pour l’Education des Sourds. Il débute un travail d’unification des signes utilisés par les sourds et publie, en 1784, L’art d’enseigner aux sourds et aux muets, grâce à la méthode des signes. Un des élèves instruits dans cet institut, Laurent Clerc, créera, plus tard, un langage des signes plus proche de la structure de la langue française et, en suivant, l’adaptera, aux Etats-Unis, en créant l’American Sign Language (AMESLAN). 6

En janvier de l’année 1800, un enfant, retrouvé dans la forêt de l’Aveyron, en France, est confié aux soins de Jean-Marc Itard de l’Institut des Sourds-Muets de Paris. Ce médecin se concentre sur l’éducation de cet enfant qu’il prénomme Victor, cherchant à démontrer le pouvoir et l’importance de l’éducation. Au cours d’un premier examen psychologique, il relève les déficiences de Victor et indique les stratégies à adopter pour atteindre la socialisation de l’enfant. Il cherche à enseigner la substitution des objets par leurs représentations, tout d’abord par le biais de dessins représentant les objets puis par les mots.

Cependant, Victor progresse avec difficulté, sans parvenir à dépasser la sphère du concret et du présent. Ainsi, par exemple, il prononce le substantif lait exclusivement lorsqu’il voit ou boit le liquide, mais jamais pour le réclamer lorsqu’il n’y en a pas. 7

Si les méthodes d’Itard, enracinées dans les fondements de l’école sensualiste créée par Condillac (1714-1780), n’ont pas atteint les résultats escomptés, elles ont contribué à approfondir les questions liées à l’éducation des enfants en situation de handicap.

Alors que ces précurseurs faisaient évoluer la pensée éducative européenne, le Brésil conservait une organisation socio-économique où l’éducation de la population en général n’était pas considérée comme prioritaire. La première constitution brésilienne de 1822, rédigée sous le règne de D. Pedro I 8 , vint « garantir » le droit à l’instruction primaire et gratuite pour tous et inaugurer la distance entre les textes légaux et la réalité du pays, qui perdure aujourd’hui encore Cette même constitution fait cependant référence, pour la première fois, à l’adulte présentant une déficience, mais cela uniquement pour garantir la suppression de ses droits politiques.

Avec le développement de l’exploitation minière au XIXème siècle, apparaît une couche sociale intermédiaire résidant essentiellement dans les zones urbaines. Cette catégorie émergente, connue comme la « petite bourgeoisie » brésilienne, crée une nouvelle demande en éducation, motivée par la possible ascension sociale et la participation politique.

Pour se distinguer de la population native, noire et métisse, la classe dominante cherche à imiter les mœurs de la noblesse du Portugal. Cette volonté d’imitation, à un moment clef de la formation du peuple brésilien, entraîne une valorisation historique de la culture étrangère au détriment de la culture nationale, ainsi que l’importation d’idées et de solutions étrangères au détriment de la recherche et de la réflexion brésiliennes. Comme le souligne très justement Oliviera Romanelli, « le Brésil est resté, pendant longtemps un « pays d’Europe », au regard tourné vers l’extérieur, imprégné d’une culture aliénée et aliénante ». 9

La première trace d’un projet brésilien, destiné à l’éducation des personnes en situation de handicap, est un projet présenté par le député Cornélio França, en 1835, en faveur de la création du poste de professeur des écoles pour les sourds et muets à Rio de Janeiro et dans les autres provinces. Cependant, ce projet ne se concrétise pas et ce n’est qu’en 1854, que naît, sous l’influence du brésilien José Alvares de Azevedo et des travaux du français Valentin Haüy, la première institution brésilienne d’accueil, à savoir l’Institut Impérial des Garçons Aveugles, à Rio de Janeiro. 10

L’institut National des Jeunes Aveugles de Paris, fondé en 1786 par Haüy a pour objectif d’instruire et d’éduquer gratuitement, sans aucune forme de discrimination, toutes les personnes atteintes de cécité. Pour Haüy, le problème de l’éducation des aveugles se résume fondamentalement à transformer le visible en tangible. C’est dans cette institution que Louis Braille (1809-1852), brillant élève accidentellement atteint de cécité, étudiera. Il devient professeur de géographie, d’algèbre et de musique. À tout juste 16 ans, il crée un code alphabétique construit de manière géniale qui deviendra le code Braille, officiellement adopté en France en 1854. 11

De retour à Rio de Janeiro en 1851, le brésilien José Alvares de Azevedo, touché par le sort des personnes affectées de déficience visuelle dans son pays et ayant étudié à l’institut fondé par Haüy, traduit l’œuvre qui raconte l’histoire de l’institut parisien.

Après avoir pris connaissance de cette œuvre et ayant lui-même une fille aveugle, José Francisco Sigaud, médecin de l’empereur, contacte l’auteur et intervient auprès du conseiller Luiz Pedreira do Couto Ferraz. Ce dernier se lance dans le projet original de l’Institut Impérial des Garçons Aveugles, dont le nom deviendra postérieurement au sein de la République, l’Institut Benjamin Constant. 12

En 1856, la première école pour l’éducation des sourds est créée. Ernesto Hüet, professeur et directeur de l’Institut de Bourges, en France, arrive à Rio de Janeiro en 1855 et, après avoir présenté une requête auprès de l’empereur, fonde l’Institut Impérial des sourds-muets, actuellement Institut National d’Education des Sourds (INES).

En 1874, ces institutions accueillent 35 élèves aveugles et 17 élèves sourds sur une population qui compte, en 1872, 15 848 aveugles et 11 595 sourds. Cet accueil, numériquement insignifiant, a cependant favorisé l’émergence de la question de l’éducabilité de l’enfant en situation de handicap au cours du Premier Congrès d’Instruction Publique, en 1882. Il est important de rappeler que l’éducation était destinée, jusqu’alors, à une minorité : en 1890, 85% de la population brésilienne était analphabète. 13

Les premières institutions destinées à l’accueil des enfants atteints de déficience mentale sont des annexes des hôpitaux psychiatriques. D’après les travaux de l’historienne Gilberta Jannuzzi, la première institution spécialisée apparaît en 1874 à l’hôpital Juliano Moreira, à Salvador, dans l’Etat de Bahia. En 1887, l’Ecole Mexico qui propose un enseignement régulier pour les enfants affectés de déficience mentale, visuelle ou motrice est créée à Rio de Janeiro.

En 1889, après la proclamation de la République, les initiatives éducatives sont prises en charge par chaque Etat, mis à part l’enseignement supérieur, historiquement lié au gouvernement central. En règle générale, au sein d’une économie rurale et esclavagiste, l’éducation des couches populaires et celle des personnes à BES 14 n’intéressent guère l’élite qui gouverne le pays.

En 1900, au cours du 4° Congrès Brésilien de Médecine et de Chirurgie, à Rio de Janeiro, la monographie de Carlos Eiras, intitulée « De l’éducation et du traitement médico-pédagogique des idiots », est présentée. A partir de là apparaissent quelques publications scientifiques brésiliennes s’intéressant à la personne à BS. 15

Jusqu’à la fin du XIXème siècle, la société brésilienne reste culturellement enracinée dans son expérience coloniale, en dépit de son indépendance et de sa constitution de république démocratique. Les débats concernant l’éducabilité de la personne à BS se limitent à un petit groupe d’intellectuels et la déscolarisation générale de la population, vue comme « normale », ne sera questionnée qu’au XXème siècle.

Notes
3.

ROMANELLI, (O.O.) História da educação no Brasil. Petrópolis : Vozes, 2001. pp. 33-36

4.

DIDEROT, (D.) Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient. Paris , 1749.

5.

ROUSSEAU, (J-J.) Emile – De l' Education , livro I, Paris, 1762. p.47

6.

GARDOU, (Ch.) « Ce que les situations de handicap, l’adaptation et l’intégration scolaires disent aux sciences de l’éducation » in Revue Française de Pédagogie n°134, janvier - mars 2001, pp.15-24

7.

Ibid., pp.10-14

8.

DOM PEDRO I, (1798 - 1834) Empereur du Brésil, il est né à Lisbonne, fils de D. João VI et de D. Carlota Joaquina. Le 7 septembre 1822, il déclare l’indépendance du Brésil de Portugal. Après neuf ans de gouvernement il retourne dans son pays laissant à sa place son fils, Pedro II, à l’âge de cinq ans.

9.

ROMANELLI, (O.O.) O p.cit., p.35 . Notre traduction pour tous les textes en portugais.

10.

MAZZOTTA, (M.J.S.) Educação especial no Brasil. História e políticas públicas. 3.ed. São Paulo:Cortez, 2001. p. 28

11.

GARDOU, (Ch.) Op.cit., pp.5-6

12.

JANNUZZI, (G.) A luta pela educação do deficiente mental no Brasil. 2.ed. Campinas : Editora Autores Associados, 1992. p. 21

13.

Ibid., pp. 21-23

14.

Nous utilisons BES pour besoins éducatifs spécifiques et BS pour besoins spécifiques.

15.

MAZZOTTA, (M.J.S.) Educação especial no Brasil. História e políticas públicas . 3.ed. São Paulo: Cortez, 2001. p. 30