1.2 La première moitié du XXème

Le « coronelismo », qui se traduit par le contrôle politico-social des grands propriétaires terriens, a constitué la base structurelle du pouvoir au Brésil. Si ce système n’a pas pris fin avec l’avènement de la république, il s’est réorganisé en fonction des oligarchies régionales ou de « la politique des Etats ».

L’économie caféière, principalement réservée à l’exportation, se développe à partir des années 1910. Elle offre la possibilité d’une accumulation de capital destinée à l’implantation et au développement de l’industrialisation brésilienne. La majorité de la main d’œuvre employée est issue de l’immigration européenne arrivée entre 1888 et 1930. L’Etat de Sao Paulo est alors le principal producteur de café et Minas Gerais, le principal producteur de lait : les deux Etats alternent à la présidence du pays. Mais l’augmentation des industries et la crise économique internationale de 1929 entraînent le déclin de la politique « café au lait ». Le vote, à cette période est une simple adhésion personnelle sans aucun engagement idéologique.

Les années 20 constituent le point de rencontre de formes de pensée et d’action issues des mouvements politico-sociaux variés mais unis par leur intérêt pour la thématique républicaine. On peut citer des courants, comme le modernisme, et le nationalisme.

A cette période, le thème de la question sociale se limite à quelques catégories professionnelles appartenant aux branches stratégiques ou décisives de l’économie nationale. Les luttes politiques entre les différents secteurs de la classe dominante oriente les mouvements éducatifs qui ont comme objectif de construire une société plus égalitaire en théorie. Les discours sur le travail libre et l’égalité sont de plus en plus présents dans les textes de lois, contrastant toujours avec les pratiques réelles.

La législation sociale, reflet de la mentalité juridique dominante, justifiait le travail des mineurs dans les ateliers, affirmant que cette mesure évitait l’augmentation du nombre d’enfants abandonnés dans les rues et s’adonnant au vice. Le problème social se transformait fréquemment en problème avec la police. Il constituait « une de ces idées exotiques, qui faisait naître le désir de révolution dans l’esprit des classes populaires et ouvrières. » 16

Avec l’apparition de « l’Ecole Nouvelle » dans les années 20, de nombreuses réformes voient le jour dans le domaine de l’éducation, notamment concernant la restructuration de l’école primaire.

Toutefois le discours éducatif se développe sans lien aucun avec la réalité. En règle générale, comme le souligne Jorge Nagle, « le standard de pensée qui existait dans la littérature éducative des années 20 se caractérisait par la croyance en un monde historique et super-historique ; ou mieux, le monde historique est le sous- monde et le super-historique acquiert la signification de « véritable » monde historique, car c’est dans ce dernier que l’on vit ou que l’on cherche à vivre. Le second est fait de formulations verbales constantes et chaque fois plus recherchées ; le monde historique ou le sous–monde, qui devrait être le monde de l’action, est celui des pures lamentations, si l’on souhaite établir une comparaison entre les deux.» 17

Jusqu’en 1950, le Brésil compte 65 établissements accueillant des élèves en situation de handicap, répartis de la manière suivante :

  • 2 écoles d’enseignement régulier public fédéral
  • 48 écoles d’enseignement régulier public d’Etat
  • 4 écoles d’enseignement régulier particulières/ privées
  • 4 institutions spécialisées publiques d’Etat
  • 7 institutions spécialisées particulières

Au cours de cette période, deux courants dominent le monde de l’accueil de l’enfant à BS : le courant médico-pédagogique représenté principalement par Renato Kehl, Gustavo Riedl, Juliano Moreira, B. Vieira de Mello, Ulysses Pernambucano et Franco da Rocha et le courant psychopédagogique ayant comme principaux représentants Clementino Quaglio, Mariano de Oliveira, Basílio Magalhaes, Souza Pinto et Helena Antipoff. Ces deux courants sont mal délimités et, au fil du temps, de nombreux auteurs vont de l’un à l’autre.

L’histoire de l’éducation spécialisée au Brésil, est, tout comme en Europe, liée à l’histoire de la psychiatrie. En 1907, la Société Brésilienne de Psychiatrie, Neurologie et Médecine légale est créée. Cette psychiatrie naissante, influencée sur le plan théorique, par la pensée psychiatrique française n’était pas une pratique courante au Brésil. Malgré des efforts pour que la psychiatrie brésilienne acquière un fondement scientifique - notamment avec les actions de Juliano Moreira, directeur de l’Hôpital National des Aliénés, à Rio de Janeiro - elle était exercée par un personnel non-initié et/ou religieux.

Selon Jurandir Costa, les psychiatres faisaient preuve d’une extrême vulnérabilité face aux préjugés culturels de l’époque et éprouvaient des difficultés à délimiter le champ propre à la psychiatrie. Aussi confondaient-ils ou associaient-ils abusivement des phénomènes psychiques et des problèmes socioculturels en général, telle la situation sociale des immigrés arrivés depuis peu au Brésil et la constitution ethnique du peuple brésilien. 18

La Ligue Brésilienne de l’Hygiène Mentale (LBHM), fondée en 1923 à Rio de Janeiro par le psychiatre brésilien Gustavo Riedel, visait, en principe, à améliorer l’assistance aux malades mentaux.

Cependant, deux années après sa création, cette institution, représentant l’élite psychiatrique brésilienne, a modifié ses objectifs afin d’assurer la prévention, l’eugénisme et l’éducation de la population. L’intervention en milieu scolaire, professionnel et social devint la priorité des psychiatres, au détriment de la guérison de la maladie mentale. À partir de 1928, les psychiatres se définissent chaque fois plus comme des hygiénistes considérant l’hygiène mentale comme le fondement de leurs pratiques. En 1930 la LBHM s’associe au Département National de Santé, étendant son action à la société dans son ensemble.

Les travaux diffusés par Juliano Moreira soulignent l’importance de l’hérédité dans les cas d’épilepsie, de schizophrénie, de psychoses, de paralysie générale et « d’imbécillité mentale ».

À l’image de nombreux autres intellectuels brésiliens dans d’autres disciplines, les psychiatres adhéraient, à cette époque, à l’idéologie de l’eugénisme et agirent en vue de la « purification » de la « race brésilienne ». Dans ce contexte, les malades mentaux, les noirs, les métis, les alcooliques et les individus atteints de déficience étaient tous destinés au « nettoyage ».

La Commission Centrale Brésilienne d’Eugénisme, fondée en 1931 par le psychiatre Renato Kehl présentait les objectifs suivants : « (…) maintenir dans le pays l’intérêt pour l’étude des questions d’hérédité et d’eugénisme, intérêt à propager par la diffusion des idéaux de régénération intégrale de l’homme et par la récompense des entreprises scientifiques ou humanitaires à caractère eugénique (…) La préoccupation des gouvernements à trouver des solutions pour abriter et alimenter le pourcentage élevé d’incapables, de mendiants, de criminels, d’anormaux de tout genre qui sont un une entrave et coûtent cher, lourdement, à la partie saine et productive de la société, est évidente. (…) Pour aggraver encore davantage cette situation calamiteuse, l’hygiène sociale d’une part, la médecine et la philanthropie de l’autre sauvent la vie de millions de ces infra-hommes (que la sélection naturelle doit éliminer) (…) Partout, des associations destinées à la conservation de ces résidus humains sont créées et prospèrent. (…) Beaucoup, parmi les forts, les sains, les intelligents, les honnêtes, parmi ceux qui sont, par eux-mêmes et de leur descendance, plus aptes à réaliser des progrès, ne trouvent pas l’appui nécessaire, à cause des erreurs sociales qui, en règle générale, les sacrifient au profit de l’humanité dégénérée. » 19

Dans la lignée des idées eugénistes allemandes, la psychiatrie brésilienne a incorporé une conception de la personne infirme ou saine qui se base exclusivement sur des critères biologiques. Les écrits du psychiatre brésilien Xavier de Oliveira donnent un exemple de la forme qu’a pris l’eugénisme brésilien dans les années 1930 : « Il n’est plus possible, affirme-t-il, de continuer à recevoir des asiatiques ou autres indésirables, ainsi que des psychopathes venus du monde entier (…) je sais, cependant, même si ce n’est que par emprunt, que je suis eugéniste lorsque je dis que le Brésil compte déjà cinq millionsd’orientaux, peu assimilables, plus les habitants du nord-est et les planaltinos de Minas, Bahia, Mato Grosso, Goias, sans parler des autochtones d’Amazonie, restés indifférents à quatre siècles de civilisation et dont l’infériorité marquée par une incontestable décadence s’achemine, heureusement, vers une extinction proche. » 20

Toutefois, si d’un côté, la pensée psychiatrique de la LBHM s’apparentait clairement à la psychiatrie nazie, il existait, dans cette ligue, des psychiatres opposés à « l’hygiène sociale de la race » tels qu’Ulysses Pernambucano, James Ferraz Alvim, et d’autres qui continuèrent à développer leurs travaux basés sur la conception initiale de l’hygiène mentale comme forme d’humanisation de l’assistance psychiatrique. Pernambuco défendait l’humanisation des hôpitaux et cherchait à montrer l’irrationalité du préjugé racial.

Comme le souligne Costa, les préoccupations eugénistes sous-estimaient non seulement le droit des personnes à préserver l’intégrité de leurs corps mais cherchaient à détruire l’éthique de liberté individuelle propre à la démocratie libérale. En choisissant la stérilisation, la ségrégation, etc., comme instruments thérapeutiques, les psychiatres laissaient transparaître leur goût pour l’usage de pratiques forcées dans le traitement de la maladie mentale, propageant également la xénophobie et un moralisme « deliriforme » dans la mesure où ils affirmaient  que « les vices humains génèrent une plus grande pauvreté que les accidents et les maladies, et le remède contre ce mal est la prophylaxie sociale, qui, en le prévenant à temps, diminuera notablement la misère provenant des accidents, des maladies, des anormalités, des faiblesses, imprévoyance et les vices humains. » 21

Alfred Binet (1857-1911), psycho-physiologiste et psychiatre, connu pour l’invention de l’Echelle Métrique de l’Intelligence, est un des Français qui influença le plus la pensée éducative au Brésil. Son œuvre est fondée sur deux principes : « La pédagogie doit avoir comme préliminaire une étude de la psychologie individuelle de l’enfant » ; et « les différences individuelles sont plus fortes pour les processus supérieurs que pour les processus élémentaires ».

Ayant travaillé à la Salpetrière avec Jean Martin Charcot et plus tard, avec Théodore Simon et Desiré-Magloire Bourneville,Binet fut le défenseur de l’éducabilité de l’enfant dit « anormal » et le responsable de diverses actions allant dans ce sens. Grâce à son travail, la loi française de 1909 institua la création de classes annexes et d’écoles autonomes de perfectionnement, ainsi que le premier Certificat d’Aptitude à l’Enseignement d’Enfants Arriérés, modifié, depuis, à de nombreuses reprises.

À partir de l’application de trois examens : médical, pédagogique et psychologique, Binet classait les enfants comme idiot, imbécile ou débile, associant immédiatement une méthodologie adaptée à chaque enfant selon les résultats des tests. Il considérait que l’anormal n’était ni attardé, ni inférieur, mais avait un rythme et un mode d’évolution différents. Son Echelle Métrique a été exclusivement conçue pour les enfants anormaux. Un âge correspondant à celui d’un enfant dit normal était alors attribué sans pour autant que cette classification soit immuable, car selon Binet, le retard dans un certain domaine est compensé, parfois, par un développement supplémentaire dans un autre domaine, ce qui empêche de donner une référence précise en termes « d’âge mental ». 22

Convaincu de l’importance d’une formation en psychologie pour la pédagogie, Binet ouvre le Laboratoire de pédagogie expérimentale aux professeurs, inaugurant ainsi la psychologie scolaire ainsi que le courant psychopédagogique. Parmi ses écrits, nous pouvons citer des ouvrages tels que La psychologie individuelle et l’enfant (1918) ou Les idées modernes sur les enfants (1911).

Edouard Seguin (1812-1880), médecin français, disciple d’Itard, a également marqué la pensée brésilienne. Il est le premier à travailler avec une classe d’enfants présentant une déficience mentale. Puis, chargé de s’occuper des enfants « idiots » à l’hôpital Bicêtre à Paris, tout en suivant ses méthodes de travail, Seguin travaille au côté de Félix Voisin et utilise pour la première fois la ligne de traitement médico-pédagogique, influençant la création de nombreuses écoles spécialisées et d’hôpitaux en France et, plus tard, aux Etats-Unis.

Sa méthode, exposée dans son ouvrage Traitement moral, hygiène et éducation des idiots et autres enfants arriérés ou retardés (1846) prend comme point de départ les aptitudes corporelles et la motricité pour atteindre le développement de perceptions, qui conduisent à des notions, qui à leur tour, conduisent à des idées : « L’éducation de tous les enfants et des idiots d’autant plus, devrait débuter par l’étude des notions qui englobent tous les phénomènes perceptibles par les sens. (…) Lorsqu’il aura ces notions, l’enfant établira les relations qui peuvent exister entre elles (les choses), (…) Devons-nous en déduire que son intelligence ne se réveillera jamais ? Non, certainement pas. Laissons son esprit grandir dans la vérité, de la même manière et par le même procédé intellectuel avec lequel il a jugé les choses, il jugera les abstractions. (…) Avançons alors, calmes et confiants, vers cette voie (…) » 23

Ayant conçu un ingénieux matériel didactique, des exercices et des progressions ajustées, il fut le précurseur de la neuropsychologie et de la rééducation psychomotrice qui influencera Desiré Magloire Bourneville et Maria Montessori.

Bourneville (1840-1909), médecin et disciple de la médecine expérimentale de Claude Bernard, orienta ses premiers travaux vers l’épilepsie et l’idiotie, fondant la revue « le Progrès Médical » avec l’appui de Jean Martin Charcot (1825-1893). Politicien républicain, libéral et anticlérical, il fut le précurseur de la formation spécialisée ainsi que de la neuropsychiatrie pour les enfants.

Grâce à l’adoption d’une approche médico-pédagogique, il orientait, avec un matériel diversifié auquel s’ajoutaient des douches, des bains et des massages, l’éducation des fonctions organiques, des fonctions motrices, des sens et du développement sensitivo-moteur. Parallèlement, il utilisait comme supports psychologiques les facultés d’attention et d’imitation, les confrontant avec la réalité , en ayant recours à des objets ludiques divers. Il a laissé de nombreux ouvrages : entre autres, L’Assistance aux enfants considérés incurables (1889) ; Création de classes spéciales pour les enfants arriérés (1989) ; Traitement médico-pédagogique des différentes formes d’idiotie (1905).

S’inspirant des travaux de ce précurseur, Juliano Moreira et Fernando Figueira fondèrent en 1905, à Rio de Janeiro, le Pavillon Bourneville pour l’éducation et le traitement des enfants déficients mentaux, jusqu’alors accueillis à l’Hôpital National et dans la Colonie de l’île du gouverneur.

Cette même mesure fut adoptée par Leitão da Cunha à Petrópolis, en 1920 et par Franco da Rocha qui fonda, à São Paulo, un pavillon à l’Hospice de Juqueri en 1921. Plus tard, en 1929, l’école Pacheco et Silva sous l’orientation de Norberto Souza Pinto sera également créée.

En 1917, l’ouvrage Débiles Mentaux à l’école publique et Hygiène scolaire et pédagogie , publié par le médecin Vieira de Mello, relate le fonctionnement de ces institutions et la classification des enfants en situation de handicap.

D’après les analyses de Jannuzzi, le critère d’évaluation de l’anormalité utilisé par Mello était le degré d’intelligence. Il était fondamentalement basé sur le comportement ainsi que sur les notes attribuées aux enfants après observation du professeur, qui les classait alors comme anormaux intellectuels (précoces, normaux ou tardifs), moraux ou pédagogiques selon les comportements observés : faible attention, mémoire lente et paresseuse, volonté capricieuse, initiative rudimentaire avec une prise de décision difficile, réflexion laborieuse, crédulité excessive ou insuffisante, etc. 24 Selon l’auteur, les critères servant à distinguer les catégories étaient très imprécis ou simplement omis. De plus, l’ouvrage ne présentait aucune orientation se référant à la procédure pédagogique ou à la création d’institutions spécifiques pour ces enfants, laissant transparaître davantage une préoccupation de classification afin d’opérer un « assainissement » des écoles, et d’exclure ces enfants, plutôt qu’une préoccupation éducative.

En 1913, Clemente Quaglio publia les résultats de sa recherche réalisée dans les écoles publiques de Sao Paulo, pour laquelle elle appliqua l’échelle métrique de l’intelligence Binet-Simon. Dans ce travail auprès de 149 enfants, intitulée La solution au problème pédagogico- social de l’éducation de l’enfance à l’intelligence anormale au Brésil, Quaglio dénombrait 13% d’enfants considérés comme ayant une intelligence anormale. En se basant sur ce pourcentage, l’auteur calculait et annonçait que le nombre d’enfants à l’intelligence anormale dans l’Etat de Sao Paulo était de 12 050 enfants.

Toutefois, depuis le Décret-loi de 1904, on interdisait l’inscription des enfants âgés de moins de 6 ans qui souffriraient de « gêne contagieuse et répugnante », celle des imbéciles et de ceux qui, par défaut physique, seraient incapables de recevoir une éducation. 25 Dans ces conditions, comme le montre l’auteur, nombred’enfants à BS étaient depuis longtemps exclus. Il revenait à l’école d’effectuer un nouveau tri à partir de l’échelle métrique de l’intelligence.

En suivant le même axe que Quaglio, Basilio de Magalhães contribua également à la diffusion de la pensée française grâce à son œuvre : Traitement et éducation des enfants à l’intelligence anormale (1913). Il réalisa une synthèse en s’appuyant sur les idées de Binet et de Bourneville, désireux de souligner l’importance du processus sélectif des enfants en situation de handicap et de leur éducation au sein d’institutions spécialisées.

Cependant, dans la pratique, la sélection des dénommés « anormaux » était faite à partir des rapports des éducateurs qui confondaient « l’anormal » avec « l’indiscipliné », sans que soient effectués des examens approfondis pour mieux comprendre chaque cas.

Ce souci de classification au Brésil, se fondait essentiellement sur la validation du système socio-économique dominant, non sur un souci d’ordre humaniste et/ ou scientifique. Les concepts, processus et méthodes des précurseurs français furent déformés en fonction des idées des groupes dominants.

Il convient de souligner l’influence que les idées de ces intellectuels ont eu, jusqu’à aujourd’hui, sur la représentation de la personne en situation de handicap. Assimilés à un groupe « d’incapables, de mendiants et de criminels », ces personnes étaient considérées comme des « rebuts de l’humanité » naturellement destinés à l’extinction par le biais de la sélection naturelle.

Le regard porté au Brésil sur ceux qui seront, chaque fois davantage, exclus de la société est indéniable dans le discours de Santos, présent dans l’Annuaire de l’enseignement de São Paulo en 1917 : « Les sociétés de demain seront caractérisées par un rigoureux esprit de sélection, de différenciation fonctionnelle, de manière à désigner à chaque individu un domaine d’action pour l’harmonie du groupe. Prenez garde, rebuts ! Prenez garde, parasites ! Chacun vaudra ce qu’il produit.» 26

En 1927, Norberto Souza Pinto exposait, dans L’enfance retardataire : essais d’Orthophrénie, la pensée psychiatrique brésilienne en matière d’éducation des enfants en situation de handicap. En se basant également sur les idées de Bourneville et Binet, Souza Pinto définissait « l’orthophrénie » comme une branche de la pédagogie scientifique, destinée à l’éducation des enfants « anormaux de l’école ». Il divisait les « anormaux de l’école » en 3 catégories : les arriérés, retardataires ou débiles ; les instables ; les mixtes, à la fois instables et arriérés.

L’école était alors le critère de normalité ou d’anormalité. Pour Souza Pinto, les enfants qui appartiennent au groupe des retardataires sont « tous les enfants qui savent communiquer de manière orale ou écrite avec des êtres semblables, mais qui montrent toutefois un retard de 2 à 3 ans dans leur parcours scolaire.»

Le groupe des instables correspondaient à «tous ceux que nos actuels éducateurs définissent, dans la vie scolaire, comme des indisciplinés parce qu’ils sont à l’origine quotidiennement de bavardages, de turbulences, et souvent d’hypocrisie et de mouchardage.» 27

Souza Pinto associait les enfants en situation de handicap à une nature morbide et même maléfique contre laquelle il fallait défendre la société.Leur éducation reposait sur l’idée de prévention des actes délictueux. Ces enfants, d’après la vision de l’auteur, étaient des enfants « perdus pour la société et relégués à l’asile afin d’expier les péchés de leurs parents, et qui attendaient une opportunité de recevoir la lumière bénéfique de l’instruction.» 28

On constate que la représentation que Souza Pinto se fait de ces enfants était liée à l’idée de péché, de faute et de victime expiatoire, prégnante dans la culture judéo-chrétienne. Le salut, grâce à la lumière de l’éducation, renvoyait alorsaux attentes des idéaux de l’école nouvelle.

Les personnes en situation de handicap étaient également citées dans son œuvre comme étant des individus appartenant à un groupe plus large d’indigents, de criminels, de rebelles, etc. Cette association, faite en France jusqu’au XIXème siècle, date à laquelle le besoin d’une clarification et d’une séparation s’imposa, a perduré toutefois dans l’imaginaire social brésilien jusqu’au XXème siècle.

Malgré le caractère normatif, ségrégatif et ambigu des précurseurs brésiliens, c’est grâce à eux qu’apparurent les premières actions en faveur de l’éducation et de l’intégration des sujets en situation de handicap au Brésil. En 1926, Norberto Pinto fonda l’Ecole Auxiliaire des Retardés, un des symboles de l’éducation spécialisée brésilienne.

En 1925, le médecin Ulysses Pernambucano avait déjà fondé à Recife, une école pour les personnes en situation de handicap. Il publia « Etude psychotechnique de certains tests d’aptitude (1922) ; Quotient Intellectuel des psychopathes de Pernambuco (1931), Idéaux et Réalisations (1932) et Quelques données anthropologiques de la population de Recife (1935). Il organisa, en 1940, la 1ère Journée d’Etudes Psychologiques, créa le Musée de Neurobiologie et la Ligue pour la Santé Mentale de Pernambuco et devint professeur d’enseignement spécial à Recife. 29

Dans les années 1920 et 1930, une série de loi « régionales » d’enseignement ont cependant exclu les enfants à BS, au moment même où leur éducation devait être assurée dans des classes spéciales.

L’Etat de Minas Gerais, dans sa réforme éducative de 1927, exonérait du montant de l’inscription les déficients, les indigents, les enfants résidant à plus de deux kilomètres de l’école et créait, au même moment, des écoles ou classes pour des enfants dits « attardés mentaux ».

L’école de perfectionnement, créée grâce à la réforme, prévoyait la formation de professeurs pour l’éducation spécialisée et comptait, parmi ses disciplines fondamentales la psychologie et la biologie, enseignées durant seize mois. En 1929, Francisco Campos, secrétaire d’éducation fit venir Théodore Simon, Léon Walter, Artus Perrelet et Jeanne Louise Milde pour l’ouverture de l’école. Plus tard, la russe Helena Antipoff, collaboratrice d’Edouard Clarapède au sein de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, en France, se rendit au Brésil pour y diriger le Laboratoire de Psychologie de l’Ecole dePerfectionnement. Née à Grodno, en Russie, en 1892, Helena Antipoff débuta ses études de médecine à la Sorbonne et travailla comme élève et stagiaire de Théodore Simon à la Société pour l’Etude de l’Enfant à Paris. 30 Invitée par Claparède à rejoindre l’Institut Jean-Jacques Rousseau en Suisse, elle abandonna ses études de médecine et partit à Genève, où elle travailla pendant près de deux ans.

Après 10 ans, au cours desquelles elle travailla en Allemagne et en Russie, Helena Antipoff retourna à l’Institut Jean-Jacques Rousseau et travailla comme assistante de Clarapède pendant 4 ans avant de s’installer, en 1929, sur invitation du gouvernement brésilien, dans la ville de Belo Horizonte, dans l' Etat de Minas Gerais.

En 1932, elle fonda la Société Pestalozzi pour le soutien et l’éducation des enfants « exceptionnels ». Le terme « exceptionnel », qui jusqu’alors n’était pas utilisé au Brésil, se substitua peu à peu aux termes « anormaux », « débiles »…En se basant sur les idées de Binet, Simon, Claparède et Montessori, elle travailla activement à l’éducation des enfants à BS, écrivant divers articles jusqu’à sa mort, en 1974, à Belo Horizonte.

À son initiative, la Société Pestalozzi, destinée au soutien des enfants et adolescents affectés de déficience mentale, vit le jour dans l’Etat de Rio de Janeiro, en 1948. Cette institution fut pionnière dans le domaine de l’orientation et de l’installation des premiers ateliers pédagogiques au Brésil. 31

Henri Pestalozzi (1746-1827), lecteur admiratif du Contrat Social et d’Emile de Rousseau, fit sa première expérience éducative en accueillant les enfants pauvres à Neuhof. Formé dans une tradition d’éducation par le travail, il accueillait les enfants pour les faire travailler et étudier au sein de cette communauté autogérée, qui n’obtint pas de succès. Pestalozzi se mit alors à écrire un roman en quatre parties : Leonardo et Gertrude (1781). Il croyait au principe de bonté naturelle des êtres humains, un bonté corrompue par l’ordre social.

En 1979, il créa l’institut de Stans, dans une ville détruite par la guerre. Dans cette « situation pédagogique extrême », il cherchait à montrer le pouvoir d’humanisation du travail pédagogique à partir d’une situation où l’homme avait été « déshumanisé ». Il déclarait, dans ses Lettres de Stans, avoir lui-même vécu comme un mendiant afin de pouvoir apprendre aux mendiants à vivre comme des hommes. 32

Contraint à fuir à cause de la guerre, Pestalozzi continua son œuvre éducative en fondant un autre institut à Berthoud. Dans son ouvrage Comment Gertrude instruit ses enfants, il évoque les principes de sa « méthode » :

  • Tête : connaissance/ Pédagogie de l’intelligence : éducation intellectuelle
  • Mains : pouvoir / Pédagogie de la main : éducation physique et professionnelle
  • Cœur : volonté / Pédagogie du cœur : éducation morale

Obligé à nouveau de quitter Berthoud, il fonda un autre institut à Yverdon, accueillant les enfants provenant des différentes parties de la Suisse. Cet institut retint l’attention, entre autres, de Goethe, en Allemagne, mais ce n’est qu’après une visite à l’Institut Royal des Sourds–Muets de Paris que Pestazolli décida de créer une institution semblable en Suisse.

Sa pédagogie se fondait essentiellement sur la priorité donnée à chaque langage mimé dans l’évocation du concret ; l’apprentissage de mots basé sur les activités quotidiennes et la lecture ; l’enseignement de notions abstraites ; l’accès au langage articulé ; l’intégration professionnelle et sociale et la connaissance du milieu et l’ouverture sur le monde. Pour lui, l’éducation de l’humanité consistait à reconnaître, maintenir et promouvoir la dignité de chaque être. Il croyait que le désir d’apprendre était amoindri ou même éteint par les échecs,et proposait donc de réguler les exercices afin de permettre le succès.

En promouvant l’éducation populaire et l’éducation spéciale, Pestalozzi influença, entre autres, Friedrich Fröbel (1782-1852) et Johann Herbart (1776 -1841), et fut considéré comme le père de la pédagogie moderne.

Au Brésil, d’autres institutions sont crées après la fondation de la Société Pestalozzi par Antipoff.

En 1954, la première Association des Parents et Amis des « Exceptionnels » (APAE) a vu le jour à Rio de Janeiro, à l’initiative d’un groupe de parents, influencés par un couple nord-américain, membre de la National Association for Retarded Children (NARC) des Etats-Unis.

D’autres institutions apparurent à cette même période : l’Institut des Aveugles du Prêtre Chico (1928), l’Institut Santa Terezinha (1929) pour les déficients auditifs ; l’Institut éducatif São Paulo (IESP), (1954) pour les déficients auditifs ; la Santa Casa de Misericórdia de São Paulo (1931) pour les déficients physiques; le Foyer - Ecole São Francisco (1943), également pour les déficients physiques ; ainsi que l’Association d’Assistance aux enfants déficients physiques (AACD) (1950).

Toutes ces institutions étaient sous contrat avec les gouvernements fédéraux, d’état et/ ou municipaux, les entités religieuses et privées.

Notes
16.

NAGLE, (J.) Educação e Sociedade na Primeira República . São Paulo : E.P.U, 1976. pp.33-34

17.

Ibid., p. 275

18.

COSTA, (J.F.) História da Psiquiatria no Brasil :Um corte ideológico. 3.ed. Rio de Janeiro : Campus, 1981. pp. 30-31

19.

KEHL, (R.) « A campanha da eugenia no Brasil » 1931, cité in COSTA, (J.F.) op.cit. pp. 39-42

20.

OLIVEIRA, (X.) «Da profilaxia mental dos imigrantes.» 1932, cité in COSTA, (J.F.) I bid. p. 45

21.

CARDOSO, (A.) «8a. reunião da campanha pro-hygiene mental.» 1933, cité in COSTA, (J.F.) Ibid. pp. 59-70

22.

En 1912, William STERN propose le calcul du quotient d’intelligence repris, ensuite, par Lewis TERMAN qui utilise la notion d’âge mental. Cité par GARDOU (Ch.) « L’intelligence et l’éducation des enfants déficients, d’après Alfred Binet » in Pensée et actualité d’Alfred Binet, Cahiers Binet Simon n°634, 1993, pp. 19-32

23.

SEGUIN (E.) «Traitement moral hygiène et éducation des idiots et des autres enfants arriérés ou retardés.» 1846. Cité in WACJMAN (C.) L'enfance inadaptée. Anthologie de textes fondamentaux . Toulouse : Privat, 1993. pp.66-67

24.

JANNUZZI (G.) O p.cit, pp. 37-38

25.

Ibid., pp. 41-42

26.

JANNUZZI (G.) O p.cit., p. 43

27.

SOUZA PINTO, (N.) A infância retardatária : Ensaios de ortophrenia .Campinas, 1927. pp. 3-4

28.

SOUZA PINTO, (N.) Op.cit., p. 57

29.

JANNUZZI, (G.) O p.cit., p. 63

30.

ANTIPOFF, (D.I.) Helena Antipoff. Sua vida/sua obra, Rio de Janeiro : Jose Olympio Editora, 1975. passim.

31.

MAZOTTA (M.J.S.) Op.cit., pp. 43-44

32.

GARDOU, (Ch.) Op.cit., pp.8-10