1.3 Les progrès législatifs en faveur de la personne présentant une déficience

À partir de la deuxième moitié du XXème siècle, la société brésilienne entra dans sa période de grande croissance économique. Cependant, cette dernière ne s’accompagna pas d’un développement social. En réalité, les relations de classe conservaient encore beaucoup du passé colonial.

Les analyses de Florestam Fernandes, réalisées dans les années 60, sont encore aujourd’hui valables et montrent les fortes disparités sociales.

Malgré l’avènement de l’industrialisation et de la nécessaire formation des ouvriers qui en découle, le modèle de relationsde l’époque coloniale subsistait à tel point que « l’horizon culturel inhérent à la conscience conservatrice d’aujourd’hui (…) rappelle davantage la symétrie « colonisateur » versus « colonisé » que « l’entrepreneur capitaliste » versus « l’ouvrier ». Cela montre à quel point l’ordre civil n’a pas encore atteint les groupes incorporés au marché capitaliste du travail et au système des relations de classe (…) ce modèle rend compte de la coexistence de la tolérance et même de la cordialité avec un profond dédain élitiste pour celui qui n’a pas la même condition sociale. Cela fait que ce qui semble « démocratique » en surface soit de fait « autoritaire » et « autocratique » dans son essence. Ce palier psychologique est notre héritage le plus durable du passé colonial et du monde esclavagiste. » 33

Même lorsque le pays a pris le nom de république démocratique, il n’y a pas eu de rupture avec le modèle cité ci-dessus. Dans la société nationale, seul se distinguait, le « noble » ou le « bourgeois » : il jouissait des garanties civiles, du droit de représentation et, disposant d’une voix dans les mécanismes sélectifs de « l’opinion publique », il commandait la démocratie restreinte.La mutation sociale n’a pas eu lieu pour la société brésilienne, mais pour un petit univers de privilégiés. La conscience conservatrice prévalait car elle réunissait les principaux avantages des structures du pouvoir de la vieille et de la « nouvelle » oligarchies, qui voulaient un « développement sécurisé», et qui avaient l’appui des secteurs ascendants des classes moyennes et des partenaires étrangers, notamment les Etats-Unis.

C’est ainsi que, plus d’un siècle et demi après l’Indépendance et à trois quart de siècle de l’universalisation du travail libre et de la proclamation de la République, « la transformation sociale ne se présente pas encore comme un tout pour la société brésilienne, mais pour une minorité privilégiée, qui peut être estimée, selon les effets de la classification sociale effective du « système », à un maximum de quarante pour cent, mais qui ne dépasse pas, en réalité, dix pour cent, en terme de concentration de revenu ou de pouvoir et de revenu moyen compatible avec le « standard de vie décente » des élites.» 34

Ces considérations sont importantes dans la mesure où les politiques adoptées au cours de l’histoire brésilienne visaient principalement à doter le pays d’ infrastructures économiques, de moyens de communication, de transports et de services étroitement influencés par des objectifs immédiats des couches sociales dominantes. Selon les mots de Fernandes , « la minorité privilégiée considère ses intérêts et se considère elle-même comme la Nation réelle, une nation qui commence et termine avec elle. C’est pourquoi ses intérêts particularistes sont confondus avec les « intérêts de la Nation » et résolus de telle manière. Alors que les intérêts de la masse exclue sont simplement oubliés, ignorés ou sous-estimés. Les thèmes de transformation sociale entrent ainsi dans la sphère du contrôle social et de la domination de classe avec une optique biaisée qui identifie la Nation avec les « chefs du pouvoir.» 35

Dans ce contexte, il est possible de comprendre la difficile avancée des questions sociales concernant les classes populaires et notamment l’éducation. Les lois, constamment modifiées ou simplement ignorées attestaient du niveau de la prétendue démocratie brésilienne. De fait, sous couvert d’un système qui, de démocratique n’avait et n’a que le nom, le développement du pays ne concerna qu’une fraction réduite de la population. Fernandes parle d’une résistance « sociopathique » aux changements, renforcée par les classes privilégiées qui, par peur, considéraient toute ouverture ou modification de l’ordre en vigueur comme le début d’un cataclysme social . Cette panique est fréquemment manipulée et exagérée. 36

Dans ce contexte, nous pouvons dire que la législation éducative a timidement évoluéalors que sa pratique a tragiquement stagné.

En 1954, une première étude sur l’abandon scolaire a été réalisée au Brésil par Moysés Kessel. Après l’étude d’un échantillon d’élèves inscrits en première année de l’enseignement élémentaire, il concluait que, neuf ans plus tard, la moitié de ces élèves n’avait pas été scolarisée pendant plus d’un an. 37

Dans les années 60, le gouvernement fédéral s’intéressa à la question éducative des « exclus ». De nombreux mouvements s’engagèrent pour l’éradication de l’analphabétisme, l’éducation des adultes, l’éducation rurale apparurent et les débats sur le thème de l’éducation populaire s’intensifièrent.

C’est ainsi qu’en 1957, la Campagne pour l’Éducation du Sourd Brésilien (CEBS) fut instituée par Décret fédéral. Coordonnée par l’Institut National d’Éducation des Sourds (INES), cette campagne eut pour objectif l’éducation et l’assistance des sourds.

La Campagne Nationale pour l’Education et la Réhabilitation du Déficient Visuel, liée à l’Institut Benjamin Constant (IBC), fut lancée en 1958. Après avoir subi différentes transformations au cours des années, cette Campagne fut finalement rattachée au Ministère de l’Éducation et de la Culture et prit le nom de Campagne Nationale pour l’Education des Aveugles (CNEC).

Présidée par la Société Pestalozzi et l’APAE de Rio de Janeiro, la Campagne Nationale d’Education et de Réhabilitation des Déficients Mentaux (CADEME), rattachée au Ministère de l’Education et de la Culture et réglementée par décret, est instituée en 1960. 38

Issue des mouvements pour la démocratisation de l’éducation brésilienne, la figure de l’éducateur Paulo Freire émergea alors sur la scène politique nationale. Invité par le Ministre de l’Education Paulo de Tarso Santos afin de réaliser la Campagne Nationale d’Alphabétisation, Freire, coordinateur de ce projet, avait en charge l’alphabétisation et la formation à la citoyenneté de cinq millions d’adultes.

Le président Jõao Goulart (1963) chercha à mettre en pratique la « méthode d’alphabétisation » de Paulo Freire dans tout le pays, mais le coup d’Etat militaire de 1964 mit fin à ce projet ainsi qu’à d’autres projets éducatifs, envoyant en exil Paulo Freire et de nombreux intellectuels brésiliens.

Dans la loi n°4024 des Directives de l’Education Nationale de 1961, est réaffirmé le droit à l’éducation des « exceptionnels », en vue de leur intégration à la communauté. Leur éducation devra, selon les termes de cette loi, et dans la mesure du possible, être intégrée au système général d’éducation. Dans l’article 89, les Pouvoirs Publics s’engagent à dispenser un « traitement spécial moyennant des bourses d’études, des prêts et des subventions » à toute initiative privée relative à l’éducation des « exceptionnels » et considérée efficiente par les conseils d’Etat d’Education. 39

Comme le montre les analyses de Mazzotta, la loi de 1961 présente de nombreuses lacunes, nuisant aussi bien aux actions qu’aux destinataires des crédits.

Cette situation tend à s’aggraver pendant la dictature, qui durera jusqu’en 1984. Le développement de l’enseignement public à tendance techniciste et bureaucratique caractérisa cette période. L’éducation morale et civique devient une discipline obligatoire enseignée à tous les degrés d’enseignement. Ce fut sous le régime militaire, comme le souligne Maria Helena Souza Patto, que « la verticalisation du pouvoir, par le biais de la segmentation du savoir, atteignit des proportions importantes. Une préoccupation techniciste amena à une concentration sur l’insertion des nouvelles couches sociales au sein de la hiérarchie des fonctionnaires du système éducatif (…) Au nom du perfectionnisme technique, de l’efficience de la productivité du système, la hiérarchie se dédoubla et la bureaucratie augmenta. Cela permit d’atteindre les finalités politiques sous l’apparence d’une totale neutralité, en même temps que les conditions pour l’improductivité du système scolaire étaient créées. » 40

Certains articles de la Constitution de 1967 et l’amendement constitutionnel de 1969 garantissent les droits des personnes en situation de handicap : l’amélioration de leurs conditions sociale et économique grâce à l’éducation spéciale et gratuite, l’assistance, la réhabilitation et la réinsertion sociale, l’interdiction de la discrimination au travail et l’accessibilité aux établissements publics.

La Loi n°5.692 de 1971 fixant les directives et les bases de l’enseignement qualifié, aujourd’hui enseignement de base et de second degré, déclarait, dans son article 9, que les élèves qui présentaient des déficiences physiques ou mentales, ceux qui avaient un retard considérable sur l’âge normal de l’inscription dans leur niveau et les surdoués devaient recevoir un traitement spécial, en accord avec les normes fixées par les Conseils d’Etat pour l’éducation compétents. Cependant, aucun éclaircissement majeur n’a été fourni concernant les normes pour l’éducation des personnes en situation de handicap, dans les écoles régulières ou spéciales.

En 1972, le premier cours de formation de niveau supérieur pour les professeurs des élèves à BS est mis en place et prend le nom d’Habilitation du Cours de Pédagogie de la Faculté Pestalozzi des Sciences, de l’Education et de la Technologie, de l’Etat de São Paulo. Le premier cours de formation en Education Spéciale dispensé dans une Université publique n’a eu lieu qu’en 1977, à l’Université d’Etat Paulista (UNESP), suivie par l’Université de São Paulo en 1983 et l’Université de Campinas en 1988.

De 1955 à 1972, la formation des professeurs des élèves à BES était dispensée aux personnes ayant un niveau bac. Initialement dispensés par des entités particulières confessionnelles, les cours de formation furent, peu à peu, pris en charge par les entités publiques.

La rémunération du professeur spécialisé a toujours, au cours de l’histoire, été identique à celle du professeur régulier.

Le Centre National d’Education Spéciale (CENESP) créé en 1973 par le Décret n°72.425, avait pour finalité de promouvoir, sur l’ensemble du territoire national, l’expansion et l’amélioration de l’accueil aux personnes à BS. Créé pour être l’organe central de direction supérieure, dont les activités étaient supervisées par le Secrétariat Général du Ministère de l’Education et de la Culture, le CENESP vit son organisation, sa compétence et ses attributions établies et approuvées par l’arrêté n° 550 en 1975. Ayant subi de nombreuses modifications au cours du temps, cet organe se transforma en Secrétariat pour l’Education Spéciale (SESPE), tout en maintenant sa structure initiale. Avec la restructuration du Ministère de l’Education en mars 1990, la SESPE disparut et les attributions relatives à l’éducation spéciale furent transférées vers le Secrétariat National de l’Education de Base (SENEB), qui possédait un Département de Formation Continue accélérée et Spéciale (DESE). L’institut Benjamin Constant et l’Institut National d’Education des Sourds furent rattachés au SENEB afin que s’opère une supervision ministérielle, mais continuèrent à être des organes autonomes.

Les directives de base pour l’accueil des personnes à BES, établies en 1977 et en 1978 par les Ministères de l’Education, de la Culture, de la Sécurité et de l’Assistance sociale, visaient à l’accroissement de l’accueil spécialisé, de nature médico-psychosociale et éducative. Dans ces directives, deux « populations» sont définies : celle accueillie par les institutions liées au Centre National d’Education Spéciale (CENESP/MEC) et celle liée à la Fondation Légion Brésilienne d’Assistance (LBA). La première population correspond aux personnes à BES qui présentent les conditions personnelles permettant leur acceptation comme bénéficiaires des systèmes d’enseignement réguliers, continus ou spécialisés ; la deuxième regroupe les personnes souffrant d’un ensemble d’altérations provoquées par l’incapacité, générant un écart avec les standards, sans pour autant exclure une possible réhabilitation. 41

Un diagnostic était exigé pour que l’acheminement soit fait vers les services éducatifs créés par la LBA ou autre organe compétent rattaché au Ministère de la Sécurité et de l’Assistance sociale (MPAS). De cette manière, comme le souligne Mazzotta, le positionnement clinique et thérapeutique de l’éducation spéciale est fondé sur la prévention et la rectification. Cependant, le diagnostic et l’exigence de la formation spécialisée du professeur, non respectés car jugés souvent impossibles, laissèrent clairement entrevoir la manière ambiguë dont la question était traitée, notamment par rapport à des points fondamentaux. Qui sont les déficients et/ou les exceptionnels ? Comment considérer leur éducabilité ? Comment et par qui doivent-ils être éduqués ?

Ce fut dans les années 80 que, du moins dans la sphère normative, certaines questions commencèrent à se clarifier.

Selon l’enquête du Plan National d’Action Conjointe pour l’Intégration de la Personne Déficiente de 1986, seuls 2,3% de la population en situation de handicap, en âge d’être scolarisé était prise en charge, sachant que l’offre des services éducatifs se concentraient dans les capitales et les centres urbains, notamment dans les régions Sud et Sud-Est du pays.

L’arrêté CENESP/MEC n°69, de 1986, définissait l’Education Spéciale comme faisant partie intégrante de l’Education, visant le développement total des potentialités de l’élève en situation de handicap. Dans ce même arrêté, le terme « exceptionnel » fut remplacé par le terme « élève aux besoins spécifiques ».

La même année, le CENESP devint le Secrétariat d’Education Spéciale (SESPE), sous la direction du Ministère de l’Education, par le Décret n°93613.

La Constitution de 1988 apporta des contributions importantes relativement aux droits des personnes en situation de handicap. Elle contient certaines avancées telles que :

La loi n°7853, de 1989, établit les normes générales pour « le plein exercice des droits individuels et sociaux de la personne en situation de handicap et de son effective intégration sociale ». Elle établit :

Concernant les moyens financiers, les actions du Ministère de l’Education se sont caractérisées, dans le temps, par des transferts des ressources publiques destinées à l’Education Spéciale à des institutions spécialisées particulières. De 1974 à 1988, le pourcentage des élèves inscrits dans le système particulier d’enseignement est passé de 41,8% à 45,5% alors que celui des élèves inscrits dans le système public a chuté de 58,2% à 54,5%.

Concernant le type d’accueil, en 1988, sur un total de 179.523 enfants, 43,6% étaient inscrits dans le système régulier d’enseignement et 56,4% dans des institutions spécialisées. De ce total, 38,72% étaient des enfants déficients mentaux et 35,57% étaient des enfants aux déficiences multiples. Ces chiffres peuvent cependant varier selon les critères utilisés.

Comme le montrent les analyses de Mazzota, jusqu’en 1990, les politiques d’éducation spéciale ont un côté « assistentialiste » et thérapeutique, obéissant à une vision statique qui veut que tout enfant en situation de handicap soit associé à l’Education Spéciale. 44

C’est à partir de ce moment là qu’une nouvelle approche se développe dans les textes légaux et dans le discours éducatif.

Notes
33.

FERNANDES, (F.) Mudanças sociais no Brasil : aspectos do desenvolvimento da sociedade brasileira . São Paulo : Difusão européia do livro, 1960. pp. 34-35

34.

Ibid., pp. 42-43

35.

FERNANDES, (F.) Op.cit., pp. 44-45

36.

On pourrait citer la période qui précède les élections présidentielles de 2003 où la candidature de Inácio Lula da Silva, représentant de ‘a gauche brésilienne, provoque la panique dans la société brésilienne mais aussi dans les pays investisseurs. Malgré la pression des groupes dominants, Lula a été élu Président de la République.

37.

PATTO, (M.H.S.) A produção do fracasso escolar, São Paulo : Casa do Psicólogo, 1990. p.112

38.

BRASIL. Décret Federal n° 42.728, dec.,1957 pour la CESB; Décret n° 44.236 aout.,1958 pour CNERDV et Décret n°48.252 mai.,1960 para a CNEC; Décret n°48.961 sep.,1960 pour CADEME; cité in MAZOTTA (M.J.S.), O p.cit. pp.49-51

39.

MAZOTTA (M.J.S.), O p.cit., pp. 54-68

40.

PATTO, (M.H.S.) O p.cit. , pp.190-191

41.

MAZOTTA (M.J.S.), O p.cit, p. 72

42.

MAZZOTTA, (M.J.S.), O p.cit., pp. 75-80

43.

MAZZOTTA, (M.J.S.), O p.cit., pp. 80-81

44.

MAZZOTTA, (M.J.S.), O p.cit., pp198-201