1.2. L’éthique de la relation dialogique

La communication, supposant l'interaction de deux sujets, est à la base de toute relation éthique. Freire critique ainsi toute relation unilatérale de domination. Soulignant l'importance de l'ouverture à l'autre et de la rencontre, il questionne :

‘« Comment puis-je dialoguer, si j'aliène l'ignorance, c'est-à-dire si je ne la vois que chez l'autre, et jamais en moi ? Comment puis-je dialoguer, si je me considère un homme différent, vertueux par hérédité, face aux autres, simples “ça”, en qui je ne reconnais pas d'autres moi ? Comment puis-je dialoguer, si je me sens membre d'un ghetto d'hommes purs, maîtres de la vérité et du savoir, pour qui tous ceux qui en sont exclus sont “ces gens-là”, ou bien des “autochtones inférieurs” ? Comment puis-je dialoguer, si je me ferme à la contribution des autres, que jamais je ne reconnais et dont je me sens même offensé ? Comment puis-je dialoguer, si je crains qu'on me dépasse, et si je souffre et dépéris rien que d'y penser ? L'autosuffisance est incompatible avec le dialogue. […] Si quelqu'un n'est pas capable de se sentir ni de se savoir en tant qu'homme pareillement aux autres, c'est qu'il lui faut encore parcourir un long chemin avant d'aboutir à un lieu de rencontre avec eux. Dans ce lieu de rencontre, il n'y a pas d'ignorants absolus, ni de sages absolus : il y a des hommes qui, en communion, cherchent à en savoir plus. [...] En fin de compte, il n'y a pas de vrai dialogue s'il n'y a pas une vraie réflexion de la part de ses acteurs. Une réflexion critique. Une réflexion qui, en n'acceptant pas une dichotomie monde-hommes, reconnaît entre eux une indéfectible solidarité. Celle-ci est une réflexion qui perçoit la réalité en tant que processus en devenir permanent et non comme quelque chose de figé» 157

La communication est pour Freire la condition première de toute relation dite “humanisante”. Définissant l'expérience de la communication, Karl Jasper, l'un des philosophes qui ont influencé Freire, déclare : « À l'opposé de la contingence de mon individualité empirique livrée à sa propre volonté, je fais, dans la communication, l'expérience que je suis moi-même, et cela, je n'en suis jamais aussi sûr que lorsque je suis pleinement disponible pour l'Autre, de telle sorte que je deviens moi-même parce que l'Autre, au cours d'une joute révélatrice, devient lui-même»  158

Pour Jaspers, le vrai dialogue représente le moment où les sujets communicants existent pleinement. L'expérience d'exister passe ainsi par celle de communiquer.

Sous un même regard, Gabriel Marcel montre que le parcours de soi à soi-même passe par l'autre dans la relation dialogique. Pour celui-ci, le cogito cartésien est irrémédiablement ambigu quand il affirme que l'essence d'un être réside dans la conscience qu'il a de lui-même, car cela aboutit à réduire les autres à une pensée sur les autres. Il referme un cercle dont il ne peut sortir, et à l'intérieur duquel il n'y a qu'un monologue. En considérant l'autre comme une idée abstraite, c'est à moi-même que je fais défaut en tant qu'existence concrète. Plus mon interlocuteur est éloigné de moi, plus je suis extérieur à moi-même. Ce n'est que dans le dialogue entre deux tu que l'homme se découvre et s'affirme en tant que personne.

Dans la seconde moitié du XXè siècle, de par la reconnaissance du langage en tant que moyen constituant de tout discours, de nombreux penseurs ont fait de la communication l'objet central de leurs théories.

Jürgen Habermas, représentant du courant de l'éthique du discours, et ayant également marqué la pensée freirienne, affirme que toute pensée doit être comprise dans sa structure, telle une auto-compréhension argumentative avec une prétention intersubjective de validité. L'acte de langage possède une double structure, « performative-propositionnelle », dans laquelle l'élément performatif, nommé pragmatique, désigne la relation à l'autre, ou l'intersubjectivité, et l'élément propositionnel, appelé sémantique, désigne la relation au monde.

Lorsque nous argumentons, nous ne le faisons pas à partir du point zéro de l'histoire car nous nous trouvons dans un contexte historique donné. Il existe ainsi un a priori de la situation. L'éthique du discours renvoie préalablement les sujets concrets à participer de discours réels qui s'ouvrent sur la compréhension d'intérêts réels, et c'est dans ce discours-dialogue que réside l'universalité. Il constitue un repère communicatif historique d'un être-avec-les-autres, avec les mêmes droits et la même co-responsabilité dans les différentes formes de vie socioculturelles. Le discours rend ainsi possible l'établissement d'un concept universel de responsabilité solidaire ainsi que son organisation. 159 Inspiré par la pensée de Habermas, Freire déclare : « Le dialogue est cette rencontre des hommes universalisés par le monde afin de l'exprimer, ne se limitant pas, pour autant, à la relation je-tu […] Si c'est par l'usage de la parole que les hommes, en le « prononçant », transforment le monde, le dialogue s'impose comme le chemin par lequel ceux-ci prennent un sens en tant qu'hommes. C'est en cela que le dialogue est une exigence existentielle.» 160

Il est indispensable de considérer la dimension collective de tout être. Freire conteste l'incomplétude du cogito cartésien : « Le sujet pensant ne peut penser seul ; il ne peut penser sans la co-participation d'autres sujets dans l'acte de penser l'objet. Il n'y a pas un “je pense”, mais un “nous pensons” qui établit le “je pense”, et pas l'inverse. Il est pour autant possible de comprendre la pensée hors de sa double fonction : cognitive et communicative […] Il n'y a pas de sujets passifs dans la communication» 161

L'existence du sujet actif et pensant est issue de l'acte de communication avec l'autre. La même exigence éthique est exprimée par Gardou lorsqu'il dénonce la situation d'oppression dont sont victimes les personnes à besoins spécifiques dans une société qui ni ne les écoute, ni ne leur donne la parole. De cela découle sa reconsidération du cogito : « Je propose donc de transformer le cogito cartésien « Je pense, donc je suis », en  “Je suis reconnu, donc j'existe”. Si je ne suis pas reconnu, je suis pris en compte dans les statistiques mais je ne compte pas. Je ne peux me sentir sujet, dissocié des autres et du monde qui, eux seuls, donnent un sens à mon existence.» 162

Le dialogue est la situation humaine qui permet la co-existence de deux pôles apparemment opposés : le respect des différences personnelles et, pour chacun, le droit d'exister dans l'égalité au travers de son discours. Selon Marcel Conche, c'est dans le dialogue que nous laissons de côté ce qui nous sépare et nous distingue. Chacun ressent l'autre comme étant capable de percevoir sa propre réalité, encore qu'il s'agisse de la vérité de chacun d'eux.

Cependant, dans le cas des personnes en situation de handicap, le dialogue en tant que relation interpersonnelle suppose parfois une communication au-delà des mots. Dans certains cas, le silence de ces personnes exige la compréhension d'autres dimensions de la communication, déclarent Gardou et Kerlan. La vérité reconnue dans l'autre n'est pas seulement celle de la raison claire et distincte, il faut que l'écoute s'ouvre également à la parole énigmatique, au langage qui survient au-delà de toute parole. 163

Nous retrouvons cette conception du dialogue chez Nicole Diederich, en tant que pierre angulaire de la relation humaine et fondement d'une posture éthique : « Faire apparaître un sujet, c'est-à-dire un être humain constitué d'une mémoire, de désirs, d'espérances et de joies là où nous ne penserions rencontrer que le vide et le chaos ou, tout au plus, des restes insignifiants d'une humanité déchue, est, sans nul doute, l'une des expériences les plus marquantes, émotionnellement, que nous puissions éprouver au contact de ceux qui n'ont parfois pas même “les mots pour le dire”. Il faut pour cela avoir pris le parti de s'exposer dans une relation sans masque et écouter l'autre avec attention, loin des stéréotypes qui font obstacle à la faculté de compréhension. Cette posture éthique et méthodologique rend vulnérable, tant sur le plan personnel que professionnel […] Pour comprendre et participer ainsi à ce “devenir sujet” de l'autre, il faut tout d'abord “écouter”, et je dirais même “s'exposer à écouter”, car, si l'humanité n'existe pas en soi, elle est tissée dans le regard de l'autre et dans le fait de “l'entendre” […] Écouter ne signifie donc pas une écoute passive et seulement complaisante, mais un acte éthique qui consiste à accepter l'autre avec ses défaillances corporelles ou mentales, parfois dans son altérité radicale »  164

C'est encore Gabriel Marcel qui nous appelle à une communication vraie dans laquelle la participation requiert le plein engagement de tout être face à l'autre concret, indépendamment des a priori d'un être humain idéalisé.

‘« Celui qui aime l'humanité n'aime pas vraiment, contrairement à celui qui aime tel ou tel autre être humain. Celui qui est rationnellement cohérent et reste fidèle à ses engagements n'est pas vraiment fidèle, contrairement à celui qui prend sur lui la charge de ses actes et de son amour, les reconnaissant comme un prolongement de lui-même. Celui qui désire une juste et durable organisation du monde ne veut rien, contrairement à celui qui, dans son contexte historique propre, canalise le possible comme partant de lui-même» 165

Sous cette perspective, le dialogue ne consiste donc pas en un simple échange d'informations entre individus. L'implication active de chacun fait en sorte que le dialogue, tout autant que les sujets qui s'y impliquent, soient en constante transformation. Il s'agit d'un instrument de transformation des personnes et du monde.

Notes
157.

FREIRE, (P.), Extensão ou comunicação? São Paulo : Paz e Terra, 1971. pp.80-82

158.

JASPERS, (K.), Cité par MARCEL, (G.), Essa i de philosophie concrèteParis : Gallimard, 1940. p. 336

159.

HERRERO, (F.J.), « Ética do discurso » in OLIVEIRA, (M.A.)(org.) Correntes fundamentais da ética contemporânea, Petrópolis : Vozes, 2000. pp. 163-192

160.

FREIRE, (P.), Pedagogia do oprimido. Rio de Janeiro : Paz e Terra, 1970. pp. 78-79

161.

FREIRE, (P.), Extensão ou comunicação? São Paulo : Paz e Terra, 1971. pp. 66-67

162.

GARDOU, (Ch.), « De connaître á reconnaître » in GARDOU, (Ch) et coll., Connaître le handicap, reconnaître la personne. Toulouse : Ères, 1999. pp. 13-27

163.

GARDOU, (Ch.) ; KERLAN, (A.), Op.cit

164.

DIEDERICH, (N.), “Devenir sujet aujourd’hui” in GARDOU, (Ch.) et coll. Connaître le handicap, reconaître la personne. Toulouse : Éres, 1999. pp. 42-52

165.

PÉGUY cité par MARCEL, (G.), Essai de philosophie concrète.Paris : Gallimard, 1940. p. 339