1.3. Son refus de l’oppression liée à l’exclusion

La transformation du monde passe, selon Freire, par l’éducation critique. Opposé à l’éducation traditionnelle, considérée aliénante et excluante, il défend une éducation participative, critique et démocratique comme une voie qu’emprunte la personne pour se construire et devenir sujet agissant dans le monde. Cette voie est celle de l’humanisation de l’homme :

‘« L’humanisation et la déshumanisation, au sein de l’histoire, écrit-il, dans un contexte réel, concret et objectif sont des possibilités qui se présentent aux hommes en tant qu’êtres inachevés et conscients de leur inachèvement. Mais, si ces deux voies sont possibles, seule la première nous paraît être ce que nous appelons la vocation de l’homme. Vocation niée, mais également affirmée du fait même de cette négation. Vocation niée dans l’injustice, l’exploitation, l’oppression, la violence des oppresseurs. Mais affirmée dans la soif de liberté, de justice, dans la lutte des opprimés pour la récupération de leur humanité spoliée ».  166

Dans les rapports de domination de la société, montre-t-il, les êtres exclus, marginalisés, empêchés d’exister en dignité, existent en quelque sorte moins. En effet, ils sont moins considérés par la société et finissent souvent par s’inférioriser eux-mêmes. Il critique le système capitaliste qui favorise les comportements individualistes et compétitifs ainsi qu’une culture d’exclusion sociale. Pour lui, « la quête des hommes ne prend son sens que dans la mesure où elle s’oriente vers le plus-être, vers l’humanisation des hommes. Elle ne peut se réaliser dans l’isolement, dans l’individualisme, mais dans la communion, la solidarité des existences et, par suite, elle ne peut être menée dans un contexte de relations antagoniques entre oppresseurs et opprimés ». 167

Dans une société compétitive, les personnes en situation de handicap cherchent en vain, sa place en tant que citoyens, avec des droits et devoirs de participer et d’agir dans la collectivité. Elles finissent, comme l’affirme Gardou, par disparaître sous les exigences des institutions et sous les catégorisations dont une homogénéisation abusive les transforme en prisonniers. Dans une société qui admire seulement les vainqueurs, s’établit une relation avec les personnes en situation de handicap à partir de leurs seules déficiences, comme si ce qui leur manque était suffisant pour les définir, comme si une déficience sensorielle, physique ou mental se transformait en identité globale. On oublie la richesse de leurs histoires, de leurs personnalités, de leurs virtualités et capacités de s’approprier la réalité. Quoi qu’il en soit de la lourdeur de leurs difficultés, tous possèdent un potentiel à actualiser. Il ne doit jamais, dans ces cas, être question de succès ou d’échec en soi. Ces mots n’ont aucun sens devant le caractère du vivant, qui reste, par essence, en perpétuel devenir et qui ne peut pas supporter les exigences des normes imposées par les hommes. 168

Contrairement au “plus-être” de Freire, la personne en situation de handicap, opprimée et exclue par les exigences de “normalité” et de “conformité” voit son identité mutilée par le regard qui la déshumanise, en lui attribuant toutes les valeurs négatives possibles.

Bannir le “différent”, celui qui n'est pas conforme à la norme instituée par la société, constitue un héritage il y a longtemps ancré dans l'humanité. Le mythe œdipien illustre la lutte entre la recherche d'identité et le rejet de la différence.

Selon les coutumes de la Grèce antique, tout enfant qui, à la naissance, présentait une déficience ou une difformité physique était “exposé”, c'est-à-dire abandonné à son sort. Œdipe, dont le nom signifie “pieds enflés”, porte le stigmate de la différence, mais, sauvé de la mort, a connu un destin glorieux en tant que sauveur de Thèbes, après avoir vaincu la Sphinge. Bien que héros, il tombe dans la malédiction de l'inceste qui représente l'amour du même, avec son cortège de tragédies. À la fois sacré et maudit, Œdipe symbolise les deux extrêmes possibles pour celui qui naît différent. Condamné à ne jamais faire partie du plus grand nombre, de la normalité, Œdipe exilé représente l'expulsion de la différence et de l'altérité. Œdipe, le différent, est victime de l'identique parce que l'identique veut rejeter le différent. Désireux de régner sur Thèbes comme son père et aimant la même femme que lui, Œdipe symbolise le désir du même, le désir d'un désir semblable à celui de l'autre. 169

La norme se présente ainsi comme une forme d'unification de la diversité. Signifiant, étymologiquement, “équerre”, elle désigne ce qui ne penche ni d'un côté ni de l'autre. Normal est donc ce qui se trouve exactement au centre, ce que l'on rencontre majoritairement ou qui constitue la moyenne, devenant ainsi la “règle”. Il ne s'agit pas d'un jugement de faits, mais de valeurs, à partir d'une représentation commune à un moment et un milieu social déterminés. 170

Pour Henri-Jacques Stiker, la peur du différent reflète le désir de similitude et d'identité. Tandis que l'amour de la différence conduit à l'humanisation, la passion de la similitude mène, de manière explicite ou implicite, à l'exploitation, la répression et le rejet :

‘« Si nous ne nous soumettons pas à notre réalité qui engendre des différences, parmi lesquelles des personnes atteintes de déficiences, nous imposerons la loi des “conformes” et, pourquoi pas, de quelques “plus conformes” parmi les “conformes”, et pourquoi pas, en définitive, la loi d'un seul ? En fin de compte, le nazisme se fondait sur l'eugénisme. C'est une logique terrifiante. Heureusement, nous ne sommes pas rigoureusement logiques mais, potentiellement, tout refus de la différence est totalitaire et dictatorial. » 171

Freire s'applique à montrer que la personne qui vit dans une situation d'oppression en vient à se nier elle-même, donnant ainsi, de façon plus ou moins consciente, davantage d'importance à la force qui l'opprime. L'opprimé vit ainsi une situation d'ambiguïté : d'un côté il désire se libérer des chaînes qui l'oppriment, mais valorise et s'identifie à ce et ceux qui l'oppriment de l'autre. Il n'a pas d'autre choix que celui d'être pareil à l'oppresseur, conformément à la norme instituée, ou bien de simplement cesser d'exister :

« Ils souffrent d'une dualité qui s'installe dans l'intériorité de leur être. Ils découvrent que, n'étant pas libres, ils n'arrivent pas non plus à authentiquement être. Ils voudraient “être”, mais en ont peur. Ils sont eux-mêmes et en même temps l'autre, introjecté en eux tel une conscience opprimante. Leur lutte se définit entre être eux-mêmes ou bien être doubles. […] Entre s'exprimer ou ne pas avoir la parole, amputés de leur pouvoir de créer et recréer, dans leur pouvoir de transformer le monde […] La situation d'oppression dans laquelle ils se “construisent”, dans laquelle ils réalisent leur existence, les enferme dans cette dualité dans laquelle ils sont empêchés d'être.» 172

Cette dualité, cet empêchement d'être, rappelle la situation de “seuil” dans les rites de passage. Comme l'explique Gardou, celui qui vit dans un état liminal est pareil à celui qui se trouve sur le seuil d'une porte, dans les limbes sociaux où il est maintenu, hors du système social formalisé. Il se trouve entre deux mondes : « Ni jugés coupables, ni traités comme innocents, ni étrangers, ni familiers, ni totalement esclaves, ni complètement libres […] ils vivent une contradiction essentielle : se définissant comme n'étant en rien différents des autres hommes, ils constatent qu'une imperfection de leur corps ou de leur esprit remet en cause leur pleine humanité. » 173

Tourmenté par la libération de l'opprimé de son état liminal, Freire refuse toute action visant à le modeler, en l'adaptant à un système et inhibant son action libre et créatrice. Pour lui, l'homme n'est pas simplement un sujet dans le monde mais prend activement part à celui-ci, et c'est grâce à son action dans le monde qu'il s'humanise : « Il ne s'agit pas ici d'une simple adaptation, d'une accommodation ou d'un ajustement, de comportements typiquement instinctifs qui seraient synonymes de la déshumanisation de l'homme […] Cette passivité apparaît lorsque l'homme, n'étant pas capable de transformer la réalité, se transforme lui-même pour s'adapter.» 174

Freire fait fréquemment appel à la notion de praxis, en tant qu'action et réflexion de l'homme pour transformer le monde. 175 Pour mieux appréhender cette notion, il faut rappeler la distinction aristotélicienne entre praxis et poïèsis. La poïèsis se réalise extérieurement à l'acteur dont l'activité s'achève lorsque le but est atteint : quand la maison est terminée, on cesse de construire ; quand la leçon est apprise, on cesse d'étudier. Au contraire, la praxis est « une action qui n'a pas d'autre fin qu'elle-même, qui perfectionne sans cesse l'agent et ne tend pas vers une production quelconque extérieure à l'agent lui-même : elle n'a pas de finalité dernière sinon l'usage et le propre exercice » 176

La praxis renvoie à un acte qui s'identifie avec son agent. Pour Aristote, la “vision” se rencontre chez le sujet qui voit, la “contemplation” chez l'homme qui contemple. Ces actions ne se terminent pas, elles durent tant que le sujet est en vie.

Francis Imbert aborde l'engagement éthique dans l'éducation en tant que praxis, c'est-à-dire un acte par lequel le sujet non seulement exerce et développe ses facultés mais par lequel il continue à s'auto développer et à exister par le biais de l'auto développement et de l'existence d'autres sujets. Entendue sous cet angle, la praxis permet l'ouverture nécessaire à l'existence de la singularité individuelle au-delà des moulages et autres normalisations d'ordre pulsionnel, institutionnel ou idéologique.

‘« L'éthique ouvre un champ créatif ; un champ où chacun se confronte à la tâche de son incessante auto-création. La question éthique introduit une faille, une brèche, exactement là où la relation prétend être close, accomplie. L'éthique montre que la relation ne cherche pas le contrôle de l'autre, sa dé-finition, mais se confronte avec l'inépuisable, avec l'infini des personnes et des situation. » 177

Nous trouvons ici le lieu donné à la praxis dans la pensée freirienne, La praxis s'oppose au projet poïètique d'un modelage de soi et des autres, à une fabrication close et finie comme forme de manipulation de l'autre.

Francis Imbert montre comment le portrait de l'adulte dans la relation adulte-supérieur/ enfant-inférieur, idéalisé historiquement, légitime, d'une certaine manière, le développement de pratiques de domination. Il incombe à l'adulte, “personne mûre”, d'éduquer l'enfant dont les caractéristiques seraient le vide et l'erreur. Bien que l'éducation de l'enfant se réalise, celui-ci restera à jamais marqué par les modalités de sa “fabrication” : il s'agit là de l'éducation d'un sujet-objet et non de l'auto développement d'un sujet. Dans la perspective poïètique, l'éducation suppose le postulat du vide comme caractéristique du sujet à éduquer. La complétude qu'il atteindra un jour sera toujours la complétude d'un autre. Ce paradigme éducatif établit et préserve l'ordre, la hiérarchie et la sécurité des maîtres. Or, l'objectif de l'engagement éthique réside dans la subversion de cet ordre établi, de cette sécurité, de cette hiérarchie.

‘« La praxis s'expose au risque d'une confrontation avec des sujets, avec des partenaires non mutilés, non réduits au stade d'objets d'enseignement mais en pleine possession de leur histoire singulière, de leurs dimensions de raison et d'affectivité, de conscience et d'inconscience, ainsi que de leur faculté à produire des significations.» 178

L'éthique de la praxis défendue par Freire refuse la manipulation de l'homme et l'oppression découlant des modelages et des normes institués. D'où l'appel pour une éducation qui ne soit pas “bancaire”, mais qui, comme le dit Imbert, « se rapporte aux conditions de vie dans leur ensemble et les mobilise, de telle sorte que, par le biais de l'articulation de dispositifs de production, d'échanges et d'expression, le sujet puisse disposer des “outils” nécessaires à son inscription dans un réseau symbolique. » 179

L'action éducative en tant qu'action libératoire constitue pour Freire la voie par laquelle le sujet peut exister pleinement. La liberté, au centre de l'acte éducatif, peut acheminer la société vers un futur plus juste et plus solidaire. L'important étant de savoir quelle est la direction de cet acte, ainsi que par qui et pour qui celui-ci est dirigé. La libération consiste donc en un acte social et non individuel. 180

Freire cherche à développer la liberté de pensée, la liberté morale et politique ainsi que le sens de responsabilité. Il se rapproche ici de Piaget : « N’est pas libre, l’individu qui est soumis à la contrainte de la tradition ou de l’opinion régnante, qui se soumet d’avance à tout décret de l’autorité sociale et demeure incapable de penser par lui-même. N’est pas libre non plus l’individu dont l’anarchie intérieure l’empêche de penser et qui, dominé par son imagination ou sa fantaisie subjective, par ses instincts et son affectivité, est ballotté entre toutes les tendances contradictoires de son moi et de son inconscient. Est libre, par contre l’individu qui sait juger, et dont l’esprit critique, le sens d’expérience et le besoin de cohérence logique se mettent au service d’une raison autonome, commune à tous les individus et ne dépendant d’aucune autorité extérieure ». 181

L'éthique de Paulo Freire est une éthique de la relation, du dialogue, de la praxis, mais, par-dessus tout, une éthique de la libération. À partir de la situation vécue par l'opprimé, Freire signale l'importance d'une pensée critique qui rompe et modifie cette situation, condition sine qua non à la liberté de l'homme.

Dans Éthique de la libération, le philosophe Enrique Dussel défend une éthique s'appuyant sur la situation actuelle du monde, principalement sur la vie des opprimés et des exclus.

Il insiste sur l'importance de regarder la philosophie occidentale de manière critique. La propre implantation géopolitique de la philosophie permet de comprendre si celle-ci se trouve au “centre” ou dans la “périphérie”. Pour Dussel, l'ethnocentrisme de la modernité est le seul ethnocentrisme mondial dans la mesure où il présuppose son universalité. À ses yeux, eurocentrisme et universalité deviennent ainsi synonymes.

Sa philosophie de la libération s'appuie sur le mouvement critique de l'École de Frankfort, ayant entre autres représentants Max Horkheimer, Friedrich Pollock, Herbert Marcuse, Theodor W. Adorno, Erich Fromm et Jürgen Habermas.

Il la définit comme un contre-discours, une philosophie critique née de la périphérie et à partir des victimes, des exclus, prétendant toutefois à son universalité. Son point de départ est l'expérience des victimes et son thème la négation de la vie humaine. Citant T. W. Adorno, il déclare : « La négativité, en tant que domination, en tant qu'exclusion, comme production des non inclus (les victimes), de par le caractère “désagrégé” du tout social, doit exiger la non-acceptation de cette “extériorité” - qui serait un principe éthico-critique, comme si c'était un “fait” naturel : dans la concurrence, par exemple, il y a des perdants… ceci est inévitable (empiriquement impossible de ne pas survenir) […] La question que l'on doit se poser est si ce paradigme formel n'a pas nié, depuis son origine, la matérialité de la vie humaine en tant que critère de vérité.» 182

L'éthique de la libération reconnaît l'existence réelle des victimes, quelles qu'elles soient. Détecter empiriquement une victime c'est constater des “négativités” : pauvreté, faim, traumatisme, douleur, pathologies, etc. La victime présente des exigences existentielles propres non satisfaites. On ne peut admettre ce qui ne permet pas de vivre. Ainsi, la raison critique est entendue comme étant : « [...] un principe subversif qui remet en cause l'état des choses existant. La raison exige un ordre rationnel de la vie et critique les conditions irrationnelles prépondérantes qui ne satisfont pas ses exigences. La faculté de raison pour conduire la vie humaine et la pratique sociale suppose que l'esprit ait accès aux normes et aux concepts qui en composent les fondements, afin de pouvoir critiquer l'état des choses existant, ainsi que l'idéal permettant de se réaliser dans la vie sociale. La raison critique présuppose une autonomie du sujet et sa capacité de découvrir les vérités qui transcendent et nient la société en question, dans le but d'altérer la réalité irrationnelle jusqu'à ce qu'elle s'harmonise aux exigences de la raison. » 183

Dussel s'inspire de la pensée du philosophe Eboussi Boulaga qui, dans son ouvrage La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, résume l'éthique de la libération dans une éthique de la corporalité et de la vie à partir de la société africaine Bantoue. Selon l'auteur, l'ethnologie est liée à l'expansion hégémonique de l'Occident. Partir de la situation concrète bantoue signifie exactement donner la parole à une société dont l'existence demeure dans un monde africain périphérique, colonial, désagrégé et contradictoire. « Tout commence lorsque l'être ressent le naufrage de son langage qui se noie dans l'insignifiance, dans la possibilité de non signifier. Ceci a lieu lorsqu'on parle et que, déjà, on ne se fait pas comprendre, comme un animal qui grogne ou un barbare qui balbutie. » 184

Quelle meilleure définition de la condition des personnes exclues que celle de “naufrage de la parole noyée dans l'insignifiance” ? Dire ses mots, c'est exister pour soi et pour le monde, refusant l'imposition de normes qui font obstacle à l'émergence du sujet. Pour Freire, les groupes dominants : « [...] se servent de la conception et de la pratique “bancaires” de l'éducation à laquelle ils ajoutent toute une action sociale de type paternaliste et dans laquelle les opprimés reçoivent le sympathique nom d' “assistés”. Ce sont des cas individuels, de simples “marginalisés”, qui entachent la physionomie globale de la société […] Comme ils sont marginalisés, des êtres “en dehors de” ou encore “à la marge de”, la solution pour eux serait qu'ils soient “intégrés”, “incorporés” à la société saine de laquelle ils “sortirent” un jour, renonçant, comme des transfuges, à une vie heureuse. […] En vérité, pourtant, les dénommés “marginaux”, qui sont des opprimés, n'ont jamais été “en dehors de” mais toujours “à l'intérieur de”. À l'intérieur de la structure qui les transforme en “êtres pour l'autre”. La solution pour eux ne se résume pas en “s'intégrer” ou “s'incorporer” à cette structure qui les opprime, mais la transformer afin qu'ils puissent devenir des “êtres pour soi”.» 185

Dussel ajoute qu'agir suivant le principe éthico-critique de l'émergence du sujet signifie reconnaître la victime en tant qu'être humain autonome, comme un “autre” que la norme, auquel a été niée la possibilité de vivre. Une victime dont la reconnaissance mène immédiatement à une co-responsabilité, nous obligeant à l'aider et à critiquer le système qui l'opprime.

La “situation-limite”, dans la pensée freirienne, représente un point de départ matériel, analytique, économique et politique. Sa philosophie part de la négativité maximale et l'effort pour dépasser ces négativités n'est pas seulement souhaitable, mais indispensable. La conscience naïve, la culture du silence, la mystification de la réalité, etc., font partie des diverses négativités dénoncées par Freire : « À partir de la “conscience ingénue” émerge la “conscience critique” ; face à la “culture du silence” le “pouvoir parler” ; face à la “mystification de la réalité” la “démystification”. » 186

En ce qui concerne la négativité de la situation d'exclusion dans laquelle vivent les personnes affectées d'un handicap, Gardou considère que cette réalité nous mène à reconsidérer nos relations à partir d'une obligation : « restaurer une éthique de l'hospitalité, élaborée sur l'expérience de l'hostilité du monde. En réduisant l'homme à l'image d'un animal rationnel et son humanité à son intelligence, des philosophes comme Platon, Aristote, Pascal et Descartes, ont oublié que la dignité ne se résume pas à l'exercice exclusif de la pensée. La dignité n'est seulement concevable que lorsqu'elle existe pour tous, dans le cas contraire, elle n'existe pour personne. Dû à sa nature éminemment rationnelle, elle ne peut jamais être acquise dans la solitude, mais seulement dans le “vivre-ensemble”.» 187

Cet éclairage de l'humanité de l'homme, développée par Dussel et Freire, nous renvoie à considérer combien une grande partie de l'humanité a été écrasée sous le joug de normes morales, sociales et scientifiques.

Dussel critique également la formule cartésienne en en montrant les limites lorsqu'on appartient à une culture autre que l'occidentale, par exemple dans la société Bantoue :

‘« Tout est alternance, rythme… le rythme est vital… le rythme produit l'extase, l'extériorisation de soi qui s'identifie à la force vitale… Il ne serait pas exagéré de dire que le rythme est l'architecture de l'être, l'expérience fondamentale de l'être humain dont nous exposons ici la philosophie, l'expérience qui échappe à tous les pièges du malin génie [de Descartes] tout en demeurant au-dessus de tout soupçon et que l'on peut ainsi poser : je danse, donc j'existe » 188

Critiquant l'eurocentrisme dans la philosophie, Dussel reprend la maxime kantienne pour la reformuler selon l'éclairage de la philosophie critique. À l'impératif kantien : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » 189 , il ajoute un précepte afin de prévenir l'existence de victimes, de déséquilibre et d'injustice : « Ne te comporte pas de manière à ce que ton action occasionne des victimes parce que nous sommes responsables de leur mort, toi et moi, et de par cela nous serions critiquables pour leur assassinat » 190

Pour Dussel, Freire n'est pas seulement un pédagogue, c'est un éducateur de la conscience éthico-critique des sujets. Le comparant avec Piaget, Vygotsky, Kohlberg et Feuerstein, Dussel conclut que ceux-ci ne sont pas à la hauteur de l'engagement éthique de Freire en assumant des positions soit :

Faire surgir une conscience éthico-critique chez les élèves constitue une proposition fondamentale dans l'œuvre éducative de Freire. Il définit précisément les conditions d'émergence de l'exercice de la raison éthico-critique comme condition d'un processus éducatif intégral. L'apprenant n'est pas seulement l'enfant, mais aussi l'adulte et, particulièrement, l'opprimé et l'exclus. « C'est pour cela qu'il ne s'agit pas seulement d'intelligence théorique ou morale, ni même de déblocage pulsionnel pour normaliser une tension d'ordre affectif, mais quelque chose de complètement différent : Freire pense l'éducation de la victime dans son propre processus historique, communautaire et réel par lequel elle cesse d'être victime. » 191

Dussel souligne que Rousseau définit le sujet de la pédagogie moderne au travers du personnage d'Émile, prototype d'éducation bourgeoise révolutionnaire, orphelin sans famille ou groupe culturel, tandis que Freire s'appuie sur une communauté de victimes opprimées qui, bien qu'analphabètes et misérables, sont immergées dans une culture populaire ayant ses traditions. La démarche dialogique est la méthode qui permet aux “non-libres” la pratique de la liberté. Le dialogue possède un “contenu”, et l'exigence du dépassement de l'asymétrie dialectique dominateur-dominé.

Finalement, la pédagogie freirienne constitue, pour Dussel, une pédagogie planétaire visant à l'apparition d'une conscience éthico-critique. Son action éducatrice tendant non seulement vers une amélioration cognitive, mais également à la production d'une conscience éthico-critique ayant pour origine les victimes elles-mêmes, pour le fait d'être les sujets historiques privilégiés de leur propre libération.

Comme le souligne Gardou, « l'éducation et la formation sans solidarité ne sont que lettre morte, discours et abstraction. La véritable solidarité intellectuelle et morale est celle qui prend en compte les disparités, qui lutte contre l'intolérance, qui agite l'indifférence, qui lance des ponts entre les petits et les grands, entre les princes et les mendiants. » 192

L'éthique freirienne, éthique de la libération, est également une « éthique de la responsabilité a priori envers l'autre et, a posteriori, envers les effets non intentionnels des structures des systèmes qui se manifestent à la simple conscience quotidienne du sens commun : les victimes. » 193

La lutte de Freire contre l'oppression et l'exclusion, quelles que soient leurs formes, pour la mise en valeur de la diversité humaine ou pour son affirmation du droit de toute personne à la reconnaissance de sa singularité, nous mène à le reconnaître comme un référentiel philosophique pour une éducation inclusive.

Notes
166.

FREIRE, (P.) Pedagogia do Oprimido, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1970. p.30

167.

Ibid., p.75

168.

GARDOU, (Ch.) “De connaître à recconaître” in GARDOU, (Ch.), Op.cit., pp. 13-27

169.

STIKER, (H-J.), Corps infirmes et sociétés, Paris : Dunod, 1997. p. 56-58

170.

GARDOU, (Ch.), Op.cit. p. 17

171.

STIKER, (H-J.) Ibid. pp. 12-18

172.

FREIRE, (P.), Op.cit, pp. 35-42

173.

LIMINALITÉ. Concept developpé par l’anthropologue americain Robert F. MURPHY, Cf.: GARDOU, (Ch.),Fragments sur le handicap et la vulnérabilité. Ramonville saint-Agne: Érès, 2005. pp. 52-53

174.

FREIRE, (P.), L’éducation pratique de la liberté, Paris : Editions du Cerf, 1978. p. 40

175.

Dans la conception marxiste, la praxis est conçue comme une activité pratique-critique, c’est-à-dire, en tant qu’activité humaine percevable où se solutionne le réel conçue subjectivement. Le concept de praxis exprime précisément le pouvoir de l’homme pour transformer le contexte naturel et social. En Marx la praxis prend encore une connotation sociale en tant que histoire et lutte de classes. En effet, pour lui, la praxis est la totalité en tant que processus historique, elle est l’acte qui réalise l’unité entre le sujet et l’objet, dans la mesure où elle traduit la conscience des relations entre les hommes comme une nouvelle structure économique. Dicionário de política, Vol II, pp. 987-992

176.

ARISTOTE, Méthaphysique, 6, Paris, Vrin, 1962, p. 501-503, cité par IMBERT, (F.) A questão da ética no campo educativo. Petrópolis : Vozes, 2001. p. 30

177.

IMBERT, (F.), A questão da ética no campo educativo. Petrópolis : Vozes, 2001. pp 94-95

178.

IMBERT, (F.), Op.cit., pp 100-101

179.

Ibid., p. 57

180.

FREIRE, (P.) ; SHOR, (I.), Medo e ousadia : O Cotidiano do professor, Rio de Janeiro : Paz e Terra, 1986. p. 135

181.

PIAGET, (J.), De la Pédagogie, Paris : Odile Jacob, 1998. p. 162

182.

ADORNO, (T.W.), Negative Dialektik, cité par DUSSEL, (E.), Ética da libertação. Na idade da globalização e da exclusão, Rio de Janeiro : Petrópolis, 2002. p. 333

183.

KELNNER, (D.), Herbert Marcuse and the Crisis of Marxism, cité par DUSSEL, (E.), Op.cit, p.334

184.

BOULAGA, (E.), Ibid., pp. 75-76

185.

FREIRE, (P.), Pedagogia do Oprimido, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1970. p. 61

186.

DUSSEL, (E.), Op.cit. p. 438

187.

GARDOU, (Ch.), De connaître à recconaître in GARDOU, (Ch.) et coll. Connaître le handicap, reconnaître la personne. Toulouse : Ères, 1999. pp. 15 -23

188.

DUSSEL, (E.) Op.cit p.75

189.

GARDOU, CH. ; KERLAN, A. op.cit.

190.

WELLMER, (A.), Dialog und Diskurs, cité par DUSSEL, (E.), Ibid., p. 380

191.

DUSSEL, (E.), Op.cit pp.435-436

192.

GARDOU, (Ch.), Op.cit, p. 27

193.

DUSSEL, (E.), Op.cit. p. 571