Chapitre 2. Regard anthropo-sociologique

2.1 L’école populaire de Paulo Freire

Le terme d' “éducation populaire” a d'abord été utilisé, en Amérique latine, pour désigner l'éducation publique conçue par les gouvernements libéraux du XIXè siècle. D'une manière générale, elle a été définie comme étant une éducation de la classe ouvrière ou éducation publique. Dans les années 1960, elle débute avec Paulo Freire et est associée aux actions politiques des groupes chrétiens et socialistes. 194

D'une manière générale, les mouvements d'éducation populaire en Amérique latine ont suivi, trois grands axes : 195

  • L'éducation populaire en tant que mouvement d'intégration

Elle portait, dans ses idéaux, le désir d'atteindre la “démocratie” grâce à la diffusion de l'éducation pour tous, de l'éducation permanente pour le développement et la citoyenneté. Cette politique éducative se proposait de préparer et d'accélérer le développement des pays sous-développés par le biais de la formation et du perfectionnement des ressources humaines. Au moyen de l'alphabétisation et de l'enseignement professionnel, elle cherchait également à éliminer la marginalité sociale et l'intégration des populations rurales au capitalisme. Malgré son discours en faveur de la démocratie, cette éducation recherchait, en réalité, l'élargissement de l'hégémonie des classes dominantes, loin des intérêts réels des classes populaires qui n'étaient pas réellement appelées à participer du processus en marche.

  • Éducation populaire, sous l'angle national-populiste

Elle véhicule les expériences des gouvernements populistes, caractérisés par l'idéologie national-développementiste. Ici, les gouvernements, les partis et les mouvements politiques ont mobilisé les secteurs des classes populaires dans des alliances avec les secteurs modernes des classes dominantes, principalement dans la lutte pour l'industrialisation, et pour une participation accrue des classes populaires dans les sphères sociale, économique et politique. Cette politique éducative avait pour objectif d'étendre l'éducation officielle, sans toutefois questionner ni les fondements éducatifs, ni la conjoncture sociale et politique. À la chute de ces mouvements populistes, ou bien les orientations de ces programmes d'éducation furent modifiées, ou bien ils disparurent.

  • Éducation populaire orientée vers la libération

Il s'agit des expériences centrées sur la stimulation des potentialités du peuple, et leur valorisation. Elles cherchaient à s'identifier de manière croissante avec le peuple et sa réalité quotidienne, lui fournissant des moyens pour favoriser son autosuffisance et son auto-développement. C'est dans ce type d'éducation que l'on rencontre les expériences éducatives fondées sur les idées de conscientisation, de formation et de participation sociale. Malgré les difficultés pour en évaluer les effets, dû à la très courte durée de sa mise en application, l'éducation populaire est celle qui a le plus tenté d'exprimer les attentes et les intérêts des classes populaires.

Pour Freire, l'éducation populaire consiste en un effort de mobilisation et d'organisation des classes populaires, tendant à leur donner davantage de pouvoir afin qu'ils puissent de libérer de l'oppression des classes dominantes. Elle se définit pour autant comme une éducation populaire de libération. Torres et Morrow en résument les principes fondamentaux : 196

  • Elle énonce une intentionnalité clairement politique et sociale, orientée en faveur des pauvres et des classes sociales dominées d'Amérique latine.
  • Elle s'efforce de conjuguer la recherche en éducation en accord avec les procédures éducatives et de participation populaire, tendant ainsi à intégrer, dans un même processus politico-pédagogique, les éducateurs en tant qu'apprenants et les apprenants en tant qu'éducateurs.
  • Elle critique la dichotomie entre le savoir populaire et la connaissance scientifique, en recherchant entre eux une relation dialectique.
  • Elle assume la nécessité d'avoir, préalablement à toute pratique éducative, une vision concrète de globalité, questionnant en cela la tentative de transmettre l'instruction dans le but essentiel d'améliorer le fonctionnement d'un système social donné, sans questionner ses fondements épistémologiques, sociaux et politico-économiques.
  • Les pratiques éducatives populaires s'efforcent non seulement de développer la conscience critique de la population impliquée, mais également les alternatives concrètes d'organisation et de mobilisation des personnes défavorisées, dans le sens de leur faire dépasser leur propre condition de pauvreté et de manque de pouvoir.
  • Enfin, l'éducation populaire s'est développée autour des pratiques éducatives des mouvements sociaux latino-américains qui luttent dans le but d'associer l'éducation aux pratiques de santé, à l'accessibilité au logement, à l'exploitation des terres, et autres questions similaires des banlieues ou des zones rurales d'Amérique latine. [..]

Freire cherche, au travers de la relation dialogique, l'épanouissement de la culture populaire apportée par l'élève à l'école. C'est donner priorité à la relation dialogique dans l'enseignement qui permet de respecter la culture et de valoriser les connaissances de l'apprenant, c'est-à-dire de travailler à partir de sa propre vision du monde. Il propose : « un travail pédagogique qui, à partir des savoirs apportés par l'élève, eux-même étant une expression de la classe sociale à laquelle celui-ci appartient, conduise à un dépassement de ceux-ci. Non pas dans le sens de les annuler, ni de superposer un savoir à un autre. Ce qui est proposé ici est que l'apprentissage réalisé au sein de l'école soit éminemment significatif dans la formation de l'apprenant. »  197

La culture véhiculée par l'apprenant est imprégnée d'informations qui permettent une lecture des formes de résistance des classes populaires. Cependant, dû à la situation de domination, ces informations ne sont pas correctement utilisées pour l'émancipation et la libération de la classe opprimée. C'est au moyen d'une éducation critique et libératoire que ce processus devient possible :

‘« La lutte des classes ne se vérifie pas seulement lorsque les classes ouvrières se mobilisent et s'organisent aux côtés de leurs leaders pour lutter ouvertement et de manière déterminée en défense de leurs intérêts, mais surtout dans le but de dépasser le système capitaliste. […] Il ne me semble pas possible d'organiser des programmes d'action politico-pédagogique sans prendre sérieusement en compte les résistances des classes populaires. Il faut comprendre que les formes de résistance renferment en elles-même les limites que les classes populaires s'imposent par rapport à leur propre survie face au pouvoir des classes dominantes.» 198

Freire s'inspire ici de la philosophie de Hegel, touchant principalement au rapport de domination entre seigneurs et esclaves. Dans le processus de domination, l'opprimé intériorise l'oppresseur. Il vit pour l'oppresseur au lieu de vivre pour lui-même. L'ombre de l'oppresseur devient une partie de lui-même l'empêchant de percevoir qu'il est devenu un “demi-être”, ou encore un être double (opprimé/oppresseur) : « La peur de la liberté chez l'opprimé constitue un obstacle au processus de libération. La liberté implique, en effet, de se défaire de l'ombre de l'oppresseur en comblant le vide correspondant d'un contenu à soi : l'autonomie. » 199

Tout opprimé ayant intériorisé cette conscience opprimante est confronté à de fortes tensions : être à moitié ou exister pleinement ; être acteur ou simple spectateur ; avoir son mot à dire ou ne pas avoir droit à la parole ; agir ou avoir l'illusion d'agir de par le reflet des actions de l'oppresseur…

Lorsque l'opprimé échappe à l'acceptation passive, il en vient à exercer ses droits d'acteur social. L'oppresseur, pour sa part, ne doit pas se suffire de la référence verbale aux droits de l'homme, mais doit œuvrer concrètement à l'élimination des causes de l'oppression.

L'oppression inaugure la violence, à laquelle la réaction de l'opprimé n'est qu'une réponse. Différemment de la violence de l'oppresseur qui cherche à déshumaniser, la violence de l'opprimé est une réaction de résistance, de désaccord, et, pour autant, une action d'humanisation. Et c'est par la disparition du pouvoir d'oppression des oppresseurs que peut se réaliser la libération.

La lutte contre la culture d'oppression se heurte cependant à de nombreux obstacles. Face à une situation concrète de libération au profit des opprimés, l'oppresseur, empêtré dans sa culture de domination, ne se reconnaît pas dans le processus de libération mais y voit, au contraire, une situation d'injustice. Comme le remarque Freire :

‘« Si auparavant il pouvait s'alimenter, s'habiller, se chausser, étudier, se promener et écouter Beethoven tandis que des millions d'autres hommes ne pouvaient ni se vêtir, ni se chausser, ni étudier, ni se promener et encore moins écouter Beethoven, une restriction quelconque à tout cela lui paraît une injuste violence à son droit en tant que personne […] Et cela parce qu'il considère à peine lui-même en tant que personne humaine» 200

On comprend aisément les résistances des acteurs et des institutions scolaires face à cette “révolution éducationnelle” qui conteste radicalement la culture de domination avec ses effets de marginalisation et d'exclusion.

Dans l'éducation traditionnelle, les élèves apprennent leur rôle d'oppresseurs et/ ou d'opprimés, intériorisent une appréciation positive ou négative d'eux-mêmes et développent un sentiment de force ou de vulnérabilité, renforçant ainsi leur esprit d'initiative ou leur dépendance. Or la perte de l'estime de soi représente le premier pas vers l'intériorisation du modèle de domination : ils admettent peu à peu qu'ils sont seuls responsables de leurs difficultés et de leurs échecs scolaires.

Cette responsabilisation exclusive de soi lors d'un échec conduit à penser que le progrès individuel dépend exclusivement de l'individu et non pas de la société qui se proclame toujours « démocratique ». Tout échec est facilement expliqué de par le manque d'ambition et d'effort personnel, un préjugé qui imprègne largement la culture brésilienne contemporaine.

L'école populaire de Freire exige une rupture d'avec la logique du pouvoir qui tient force de loi dans la majeure partie des établissements scolaires afin de repenser, de façon plus dynamique, participative et, en premier lieu, démocratique, les relations entre professeurs, élèves et savoir. Partant, il défend une pédagogie critique, la seule capable, selon lui, d'engendrer une société plus juste.

Notes
194.

MORROW, (R.A.); TORRES, (A.A.), Teoria social e educação. Uma crítica das teorias da reprodução social e cultural, Porto : Ed. Afrontamento. 1997. p. 251

195.

WANDERLEY, (L.E.) “Formas e orientações da educação popular na América Latina”, in GADOTTI, (M.) ; TORRES, (C.A.) (orgs.), Educação Popular, Utopia Latino-Americana, São Paulo : Cortez, 1990. pp. 50-68

196.

MORROW, (R.); TORRES (C.), Op.cit., pp. 251-252

197.

FREIRE, (P.), A educação na cidade.São Paulo : Cortez. 5a. ed., 1991. pp. 82-83

198.

FREIRE, (P.), “Alfabetização e Cidadania” in GADOTTI, (M.) ;TORRES, (C.A.), Op.cit. pp. 209-218

199.

FREIRE, (P.), Pedagogia do Oprimido, pp. 34-35

200.

FREIRE, (P.), op.cit., pp. 44-45