2.2 La pédagogie critique

Parmi les innombrables influences que l'on rencontre dans la pensée freirienne, la théorie critique provient principalement de penseurs de l'École de Frankfort, tels que Althusser, Horkheimer et Marcuse, et s'établit comme l'un des piliers de l'éducation populaire défendue par Freire. Afin de mieux comprendre sa pensée, il nous faut comprendre les fondements principaux de la théorie critique.

Ce concept fait tout autant référence à une procédure de critique qu'à une école de pensée. Toutefois, comme le souligne Henri Giroux, cette école de pensée ne doit pas demeurer dogmatiquement enfermée dans ses propres principes doctrinaires. 201

La pensée dialectique, qui est au centre de la théorie critique, assure cet anti-dogmatisme car elle met l'accent sur les insuffisances et les imperfections des systèmes de pensée achevés.

Ainsi que nous en avons déjà parlé dans l'approche philosophique, l'École de Frankfort émerge d'un mouvement de reprise de la question de la rationalité. Elle reprend la notion de « raison » de la logique positiviste et elle développe une notion de raison englobant la critique, la volonté humaine et l'action transformatrice.

Selon Horkheimer, le positivisme a frustré la connaissance et la science de ses potentialités critiques. La première a été réduite à l'exclusivité du champ scientifique, et la science s'est enfermée dans une méthodologie qui se limitait à l'activité scientifique de la description, la classification et la généralisation des phénomènes, sans se soucier de distinguer le périphérique de l'essentiel. Pour l'École de Frankfort, la rationalité positiviste a représenté une menace à la notion de subjectivité et à la pensée critique. Ne s'attachant pas à ses prémices pragmatiques, la pensée positiviste ignore la valeur de la conscience historique et menace, en conséquence, la nature de la pensée critique elle-même. 202

Cette école a redéfini la notion de rationalité en unissant la théorie critique aux finalités d'émancipation politique et sociale. D'un simple exercice de pensée critique, elle devient le lien entre la pensée et l'action visant à la libération de la communauté ou de la société.

‘« La théorie critique attire également l'attention sur la nécessité d'un corpus de savoirs qui reconstruise de manière critique et rende leur dignité aux expériences culturelles des classes populaires. Elle réclame une pédagogie qui permette aux étudiants l'apprentissage d'habiletés, de connaissances et de modes de questionnement pour réaliser l'examen critique de leurs réalités et de la société. » 203

Althusser pointe que l'idéologie peut être vue sous deux aspects au sein de l'école. D'abord, au travers de son existence matérielle dans les rituels, les pratiques et les processus sociaux qui structurent le quotidien du travail scolaire, puis au travers d'un système de représentations, de significations et d'idées qui structurent l'inconscient des élèves.

Sans une pédagogie critique, l'école constitue un simple instrument de reproduction de la société et de l'hégémonie des classes dominantes.

La théorie de la reproduction culturelle de Bourdieu montre que le contrôle de classe s'effectue par un exercice subtil du pouvoir symbolique manipulé par une classe dominante et visant à : « […] imposer une définition du monde social qui aille de pair avec ses intérêts. La culture, dans cette perspective, devient le lien médiateur entre les intérêts de la classe dominante et la vie au quotidien ; elle fonctionne de telle manière qu'elle présente les intérêts économiques et politiques des classes dominantes, non pas comme arbitraires et historiquement contingents, mais comme des éléments naturels et nécessaires de l'ordre social» 204 .

Dans la perspective des théories de la reproduction, le concept de culture s'insère dans la notion de pouvoir de manière unidirectionnelle, comme moyen de contrôle des classes dominantes. Giroux, analysant la pensée Paulo Freire, montre que pour celui-ci l'analyse va au-delà de ce positionnement théorique et qu'il considère la culture en termes dialectiques. Au centre du concept d'alphabétisation de Freire, la culture apparaît non seulement comme un élément de domination, mais aussi comme la possibilité, pour les opprimés, de réinventer et créer les dispositifs matériels et idéologiques nécessaires pour rompre les mythes et les structures qui les empêchent de transformer la réalité sociale opprimante. Freire unit ainsi la notion de production culturelle au processus de réflexion critique et d'action sociale. 205

Pour Freire, l'éducation est avant tout une action émancipatrice et la pédagogie s'exerce à l'égard d'un être humain multidimensionnel. S'opposant à la pédagogie traditionnelle, considérée aliénante et excluante, il défend une éducation critique, participative et démocratique.

Dans un pays fortement marqué par les inégalités sociales comme le Brésil, Freire a pour ambition la conception d'une éducation humaniste, dans une école plus égalitaire et plus juste. Pour lui, la déshumanisation et l'humanisation sont des possibilités et non le fruit d'un déterminisme historique.

Dans Pédagogie de l'opprimé, Freire cherche à rompre avec le déterminisme de la théorie sociologique de la reproduction : il refuse fondamentalement toute relation de domination. Le pouvoir en soi, inhérent à l'être humain, est un patrimoine de tous : dominateurs et dominés. La pédagogie libératrice consiste ainsi à éveiller, chez l'opprimé, la conscience de son pouvoir en tant qu'acteur social, son pouvoir de transformer la réalité et d'agir sur les situations qui l'asservissent.

Il critique ainsi le système capitaliste qui favorise les comportements individualistes et compétitifs, ainsi qu'une culture d'exclusion sociale : « La recherche des hommes ne se justifie seulement dans la mesure où elle s'oriente vers un « plus-être », vers l'humanisation des hommes […] Cette recherche d'être davantage ne peut cependant pas se réaliser dans l'isolement et l'individualisme, mais dans la communion et la solidarité, d'où l'impossibilité de se réaliser au sein de relations antagoniques entre oppresseurs et opprimé ». 206

Il dénonce également les pratiques dites « humanitaires », si fréquentes en Amérique latine, qui, selon lui, finissent par affirmer l’infériorité et l’incapacité des personnes défavorisées dans leur contexte socioculturel. Il affirme qu'aucune pédagogie ne peut se maintenir éloignée des opprimés en faisant de ceux-ci les objets d’un « traitement  humanitariste ». En alphabétisation des adultes, Freire cherche toujours à mettre en œuvre une action pédagogique valorisante, qui restaure l’estime de soi et éveille leur conscience d’acteurs sociaux.

Dans la première partie de notre thèse, nous avons montré la réalité des personnes en situation de handicap, victimes de la vision et de la pratique assistentialistes. Historiquement opprimés par une culture qui ne valorise que la norme, elles cherchent, avec difficulté, une place dans une société qui ne les donne aucun pouvoir.

Dans les travaux éducatifs de Freire, les rapports horizontaux se substituent aux rapports verticalisés et hiérarchisés. C’est sur une relation démocratique et solidaire entre enseignants et apprenants que s’appui l’éducation libératrice ; sur un rapport entre deux sujets actifs dans la construction du savoir non sur une relation de domination.

L’accès de l’homme à la culture et sa conscientisation en tant que transformateur de la réalité se situent au cœur de sa pédagogie. Une pédagogie libératrice sollicite les capacités de l’être humain comme créateur de culture, au lieu de le chosifier ou de le déshumaniser.

Dans un contexte où prédomine une école techniciste, Freire dénonce la distorsion du sens de l’éducation. Il en condamne le caractère utilitariste qui réduit la personne à un facteur productif et l’éducation à la formation professionnelle. Il plaide pour une éducation du « je m’émerveille » au lieu du « je fabrique », c’est-à-dire une éducation suscitant la pensée critique, l’esprit de coopération, la créativité et l’esprit de curiosité contre, au lieu de la passivité « morbide » qui induisent les pratiques traditionnelles.

Ainsi, contrairement aux théories du déterminisme social, il développe une pensée pédagogique pleine d’optimisme et d’espoir. Pour lui, l’avenir est un phénomène en marche et l’histoire une leçon, non une détermination qui donnerait à penser que lorsque « le futur est considéré comme une pré-donnée, alors il n’y a plus de place pour l’éducation, seulement pour le dressage. » 207

C’est pourquoi la pensée critique occupe la première place dans le processus éducatif. L’éducation libère dans la mesure où elle forme des esprits plus lucides, des sujets actifs et non plus des objets passifs et vulnérables à la domination par un autre groupe social. Il accorde de l’importance à la simple activité de parler et de dialoguer, quasiment absente dans la pédagogie traditionnelle où les élèves passent la majeure partie du temps à écouter ou à dormir les yeux ouverts, contrairement à ce qui se passe dans une pédagogie active, basée sur la praxis.

La nature de l’action correspond à celle de la compréhension : si la compréhension est critique ou à prépondérance critique, l’action le sera également. C’est pourquoi la pensée critique est la marque la sa pédagogie. Il considère la pensée critique et la problématisation comme des outils indispensables pour que l’élève apprenne à se distancier par rapport aux objets de savoir, s’autonomisant ainsi de plus en plus. C’est seulement par une réflexion critique qu’il peut devenir moins vulnérable face au monde qui l’entoure et à toute domination ou manipulation.

Une éducation fondée sur la praxis ne peut seulement se concevoir en termes méthodologiques ou techniques. Il convient d’établir une nouvelle relation entre le savoir et la société ou, autrement dit, repenser ce qu’apporte vraiment le savoir transmis aujourd’hui par l’école aux apprenants. Où conduit-il la société ?

Une éducation visant la transformation sociale n’est possible, à son avis, que si elle ne se fige pas dans la dichotomie entre la réalité et la pratique . Pour Freire, le rêvepour l’humanisation, passe par la rupture des difficultés réelles, concrètes, d’ordre économique, politique, sociale, idéologique qui sont en train de nous condamner à la déshumanisation.  208

Cette déshumanisation, comme souligne Adorno, ne peut disparaitre qu’au travèrs de l’éducation critique. Seule capable de nous livrer de la répétition des horreurs comme Auschwitz. 209

Dans la pédagogie traditionnelle des contenus fragmentés et décontextualisés sont simplement versés dans l’esprit des élèves. Des paroles qui devaient avoir une dimension concrète, deviennent vides, telle une phraséologie aliénante et aliénée. Plutôt un son qu’une signification, plutôt un son qu’une force transformatrice : voila la critique de Freire.

Il cherche à échapper à cette impasse par une relation dialogique où le savoir des élèves, tout comme celui des maîtres, est pris en compte. Il ne faut pas séparer l'acte d'enseigner de celui d'apprendre. Pour Freire, l'éducateur s'éduque du propre contenu que l'apprenant lui véhicule : « […] on ne peut écarter, avec dédain comme pour une chose sans valeur, ce que les apprenants portent en eux-mêmes de la compréhension du monde… Leurs mots, leur manière de raconter, de calculer, leurs savoirs autour de ce qu'on nomme l'autre monde, leur religiosité, leurs savoirs respectifs à la santé, au corps, à la sexualité, à la vie, à la mort, au pouvoir des Saints, aux invocations.» 210

Le dialogue, comme rapport démocratique, se substitue à la domination. Dans la pratique pédagogique traditionnelle, plus l’élève est passif et docile, mieux il est considéré et plus il est susceptible de s’adapter au monde au lieu de le transformer. Freire voit là une école qui reproduit au lieu d’agir sur le réel : ce que veulent les dominateurs, dit-il en citant Simone de Beauvoir, c’est transformer la mentalité des opprimés mais non la situation qui les opprime.

La libération authentique, c’est l’humanisation en processus et non quelque chose qu’on pourrait déposer dans l’autre, voire lui inculquer. Dans ses dialogues avecShor, Freire parle de la difficile tâche d’enseigner au regard d’une puissante et ancienne tradition du transfert superficiel du savoir.

Il lance le défi d’une évolution pédagogique profonde vers le dialogue qui sous-tend un changement de paradigme éducatif.

C’est Edgar Morin qui évoque deux niveaux de compréhension : la compréhension intellectuelle ou objective et la compréhension humaine ou subjective. La première passe par l’intelligibilité et l’explication : ne touchant que la compréhension objective des choses, elle s’avère insuffisante pour la compréhension humaine, car celle-ci exige une connaissance de sujet à sujet et inclut un processus d’empathie, d’identification et de projection. 211

Or, c’est exactement cette relation d’empathie que Freire juge essentielle dans la relation maître/élève face au savoir. Il voit la pédagogie dialogique comme condition sine qua non pour une éducation libératrice et démocratique, où tous les acteurs sont sujets à part entière dans la construction de leurs savoirs.

Le recours à un dialogue démocratique démythifie en quelque sorte le pouvoir du maître et l’amène à changer. Dans ce dialogue, chacun non seulement conserve son identité, mais la défend, la renforce et, en conséquence, « grandit » et « existe entièrement » grâce aux autres. Il ne s’agit donc aucunement d’une réduction de l’un à l’autre. C’est au contraire, une occasion de métissage des savoirs et de cultures.

Pour lui, si les oppresseurs exercent le pouvoir de la domination, les opprimés sont les seuls à pouvoir se libérer et libérer. Cette libération se fait, dans un premier temps, par la découverte, la conscientisation de sa condition et, en second lieu, par une action transformatrice de toutes les causes de l’oppression.

Il voit cependant la conscientisation comme un processus plus complexe qu’une simple prise de conscience. Si cette dernière permet de dévoiler la réalité, il s’agit encore d’un acquis, d’une perception nouvelle de la réalité sans contrepartie dans l’action. Ce qu’il appelle conscientisation, représente une étape supérieure où se donne une nouvelle construction de la réalité à partir de la prise de conscience. Son authenticité réside donc la pratique du dévoilement de la réalité qui constitue une unité dynamique et dialectique avec la pratique de la transformation du réel . 212

Notes
201.

GIROUX, (H.), Pedagogia radical : subsídios. São Paulo : Cortez, 1983. p. 10

202.

Ibid., pp. 13-14

203.

Ibid., p. 28

204.

GIROUX, (H.), Op. Cit. p.43

205.

Ibid. pp. 80-81

206.

FREIRE, (P.) Pedagogia do Oprimido, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1970 , p.75

207.

FREIRE, (P.), Pedagogia da Esperança, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1992, p. 92

208.

FREIRE, (P.), Op.cit., p. 99

209.

“[...] empêcher qu'Auschwitz puisse se reproduire” ; voici la tâche qui, prioritairement, devrait être assurée par l’école. Sans doute, cela présupposerait qu’elle mette en œuvre un véritable enseignement capable d’éclairer le “jeux de forces sociales se déroulant sous le manteau des forces politiques” ; qu’elle soumette, par exemple, à une étude critique, certaines notions - telle que la Raison d’État - qui possède toutes les évidences en sa faveur ; en effet, “en mettant le droit de l’État au-dessus du droit des citoyens, on crée déjà les conditions de l’horreur”. ( T.W. Adorno, “Éduquer après Auschwitz”, (1967), in Modèles critiques. (1984). Paris : Payot, p. 205-219) Cité par IMBERT, (F.), Op.cit., p. 99

210.

FREIRE, (P.) Op.cit. p. 85-86

211.

MORIN, (E.), Les sept savoirs nécessaires à l’Education du Futur, Paris :Seuil, 2000. pp.104-105

212.

FREIRE, (P.), Pedagogia da Esperança, Rio de Janeiro : Paz e Terra, 1992. p. 103