2.3 L’école citoyenne

La question de citoyenneté est aussi, d'une façon générale, mise en exergue. D'une certaine manière, cette mise en évidence dénonce son affaiblissement, ainsi que son lien intrinsèque avec la question de démocratie. Le souci au sujet de l'affaiblissement de cette dernière mène également à questionner tout ce qui y est directement associé comme la citoyenneté, la participation, l'autonomie, etc. « L'accroissement des inégalités sociales a porté l'accent sur le besoin de réaffirmer les droits des citoyens. La citoyenneté consiste en l'exercice de la sociabilité de l'individu dans une société réglementée juridiquement. Elle est liée à l'apparition des états modernes dans le contexte desquels se définissent et s'exercent les devoirs et les droits citoyens.» 213

Toutefois, la notion de citoyenneté comporte plusieurs aspects. L'un d'entre eux est celui de la citoyenneté comprise comme un ensemble de fondements légaux. C'est au travers des lois que les droits et les devoirs sont respectivement garantis et exigés. Un autre aspect est celui de la citoyenneté vue sous l'angle des vertus civiques. La participation, l'autonomie et le sens critique en sont des exemples. La question de citoyenneté soulève pour autant la question d'éducation, et de comment celle-ci peut contribuer au développement des vertus civiques nécessaires au plein exercice de citoyenneté.

Carlos Alberto Torres pointe certains dilemmes de citoyenneté sous le point de vue politique. Selon l'auteur, en fonction du point de vue de l'observateur, la définition de citoyenneté prend des formes différentes. Pour les néo-conservateurs, par exemple, la citoyenneté est régulée par les relations de marché, consistant en la capacité de réussir dans la compétition. En conséquence, le citoyen est vu comme un consommateur et seuls les individus capables de s'affirmer en tant que producteurs ou consommateurs dans la logique globale peuvent atteindre la citoyenneté, les autres demeurant simplement ignorés faute d'exploiter une niche économique prépondérante. Pour les observateurs de gauche, toujours selon Torres, « les limites de la citoyenneté surgissent avec la notion de Droits de l'Homme. Ceux-ci dépassent, lorsque dûment exploités, tous les autres droits acquis, supplantant les restrictions de l'état nation pour mener à une citoyenneté planétaire. » 214

De par le lien intrinsèque entre citoyenneté et démocratie, ces dilemmes de citoyenneté existent parce que la démocratie fait preuve, elle aussi, de contradictions. Le fait que la démocratie, en tant que système politique, soit en relation avec le capitalisme, en tant que système de production, provoque aussitôt la contradiction du système démocratique dans lequel les individus sont considérés libres sans que règne, toutefois, l'égalité nécessaire pour assurer de fait leur participation à la construction du système.

La démocratie existe en tant que méthode de représentation politique mais aussi en tant que système de participation politique du peuple aux affaires publiques. Elle consiste en un ordre dans lequel le pouvoir du souverain ou des théocraties a été remplacé par le pouvoir du peuple, et c'est à celui-ci de décider de son devenir, tant individuellement que collectivement.

Il est clair que l'éducation, en tant que procédure de socialisation de l'être humain, ne peut s'exempter des questions liées à la formation des individus en tant que citoyens. Pour la citoyenneté, l'éducation consiste en un droit du citoyen et un devoir pour l'État et toute la société.

Sacristán, soulignant leurs implications mutuelles, résume quelques-unes des raisons fondamentales qui lient la citoyenneté et l'éducation 215 :

La première se réfère au parallèle existant entre la potentialité de créativité qu'apporte l'éducation et celle de la citoyenneté démocratique. L'éducation, la culture, la démocratie et la citoyenneté sont des constructions, sont des productions au sein desquelles nous sélectionnons les contenus et ordonnons les pratiques dans une direction donnée.

‘« L'éducation citoyenne doit être comprise comme une forme de production culturelle, c'est-à-dire que la formation des citoyens doit être vue en tant que processus idéologique au moyen duquel nous réalisons nos propres expériences en faisant, simultanément, l'expérience de nos relations avec les autres et avec le monde, au sein d'un système complexe, et fréquemment contradictoire, de représentations et d'images »  216

Dans un système démocratique, aucune image de ce qu'est une société acceptable ne peut être soutenue au-delà du débat rationnel. Ce qui signifie que le projet d'une éducation pour la démocratie n'est pas de stipuler, ni de fixer, un type d'éducation donné dont le propos serait de reproduire un idéal de société, mais de former les individus afin qu'ils participent au processus par lequel leur société - incluant le système éducationnel - est produite et perpétuellement transformée. 217

La deuxième raison réside dans le fait que l'éducation, tout autant que la citoyenneté, propose des références, des normes et des valeurs, de par lesquelles nous devons penser et réaliser la société démocratique, tout en sélectionnant adéquatement les objectifs et les contenus, ainsi qu'en mettant en œuvre des pratiques en cohérence avec les principes découlant de la compréhension du sens de citoyenneté démocratique.

La troisième fait référence aux enjeux auxquels est soumise la citoyenneté dans les sociétés d'un monde toujours plus globalisé. Les états traditionnels - aux plans juridiques et territoriaux - perdent le contrôle sur les choix qui affectent la vie des personnes, diminuant davantage la capacité individuelle d'intervention sur les décisions liées au bien commun. Ce fait renforce le besoin d'une éducation qui prépare les citoyens à ce nouveau contexte.

Une quatrième raison, fondamentale, est que c'est l'éducation qui inclut le citoyen au sein de la société moderne ; en être privé signifie être exclu de la participation sociale.

L'éducation permet à l'individu d'être inclus dans le monde du travail, mais le prépare aussi, intellectuellement, à la compréhension du monde. Une citoyenneté de fait réclame cette capacité à la critique et à la participation active des individus dans la société actuelle. Ainsi que l'affirme Sacristán, prendre conscience de ce que sont le monde et la société actuels n'est pas quelque chose de simple, qui survient spontanément, sans qu'un apprentissage scolaire y contribue.

L'inclusion de la personne dans la société par l'éducation se perçoit également sur un versant émotionnel : celui de la citoyenneté en tant qu'appropriation, le pouvoir de se sentir sujet, pleinement créateur, libre et autonome, appartenant à un groupe. Sans la formation nécessaire, l'individu peut se trouver dans une société et, partant, en faire partie, sans toutefois réussir à en être acteur, à y participer. Sacristán souligne :

‘« La formation qui favorise l'inclusion est la première condition d'égalité entre les citoyens, outre le fait de contribuer à leur liberté et leur autonomie. Les inégalités d'éducation sont tout autant des inégalités de citoyenneté. L'inégalité implique un éloignement entre les uns et les autres, l'exclusion suppose un éloignement irrécupérable, la dégradation de l'exclu passant dans la catégorie de renié. Être plus ou moins éduqué, avoir profité ou non de la scolarisation, est une question de pouvoir être et se ressentir soi même en tant que sujet, se sachant acteur dans la société, nécessaire et important pour quelque chose ou pour quelqu'un» 218

Partant, la citoyenneté va bien au-delà d'un simple statut ou d'un système juridique et politique. Elle représente une culture à construire et dans laquelle l'éducation joue un rôle fondamental pour sa réalisation.

Freire contribue au développement de la citoyenneté et de la démocratie lorsqu'il met l'accent sur le fait que l'éducation n'est pas neutre, mais toujours engagée politiquement. D'un côté, il débat de la question de la construction du sujet démocratique par le biais du questionnement du processus éducatif lui-même : si celui-ci est démocratique ou non et s'il considère l'apprenant comme un sujet actant dans le processus, avec son savoir et sa culture ; ou bien si l'éducation est imposée verticalement par un groupe donné. D'un autre côté, Freire souligne l'importance de reconnaître et valoriser la diversité humaine, en prônant une éducation dialogique comme moyen de mettre en œuvre une éducation démocratique et citoyenne.

Il se réfère à des méthodes utilisées en ethnologie afin d'explorer le contexte socioculturel des élèves. La situation présente, existentielle, concrète, réfléchissant l'ensemble des aspirations des élèves, est considérée comme primordiale. Les contenus sont proposés à la classe sous la forme de problèmes à résoudre, jamais comme donnée. La problématisation des situations quotidiennes des élèves, traitées sous la forme de dialogues en salle de classe, constitue le moteur des apprentissages. En d'autres termes, on agit conjointement sur les contenus culturels et sur les apprenants de manière à les engager dans le processus éducatif.

La participation des élèves est sollicitée pour investiguer des thèmes générateurs. Freire précise lui-même :

‘« Je propose un travail pédagogique à partir du savoir que l’élève apporte avec lui à l’école et qui est l’expression du milieu auquel il appartient. Un travail qui permette d’aller au-delà de ce savoir sans le nier, sans lui en substituer un autre (…) Une école où l’on propose l’élaboration d’un savoir collectif en articulant savoir populaire et savoir critique et scientifique à partir des expériences vécues. 219

Pour lui, l’école populaire s’oppose à celle que l’on dit traditionnelle et qui se fonde sur la culture promotionnelle, c’est-à-dire, sur un corps d’informations et de valeurs privilégiées par le groupe auquel le sujet accède, grâce à un système d’apprentissages spécifiques, lui donnant, par surcroît, le pouvoir de les enrichir à son tour. Ce système d’apprentissages spécifiques se caractérise par un classement, au terme d’un processus de compétition et de sélection à partir d’une échelle de prestige et de pouvoir.

L’alphabétisation culturelle renvoie directement à une valorisation des appartenances culturelles des élèves et des savoirs populaires, non à une imposition verticalisée du savoir scolaire.

D’où la modification des curricula dans l’objectif de conjuguer les savoirs nés de la culture populaire avec ceux traditionnellement transmis à l’école. Il s’agit à la fois de favoriser l’accès de tous au savoir et de relativiser la notion de culture dans la pratique scolaire. Ce, dans la perspective d’une école moins figée en tant que gardienne des savoirs, plus ouverte, plus humble face au savoir populaire, plus valorisante pour l’élève.

Freire défend la communication contre l’information unidirectionnelle seulement en provenance du maître. Or, une vraie communication suppose que celui-ci connaisse l’univers culturel de ses élèves, c’est-à-dire qu’il comprenne les conditions structurelles où s’enracinent leurs pensées et leurs langages.

Le vécu, les expériences significatives confèrent du sens et rendent attractive la situation scolaire qui exige discipline et efforts. Néanmoins partir du contexte ne signifie pas qu’on y reste et ne revient pas non plus à nier le savoir transmis traditionnellement.

Face aux résistances des enseignants à prendre en compte le savoir populaire, Freire, dans Pédagogie de l’espérance, souligne que l’approche autoritaire des contenus est liée à la culture de domination. Il est, écrit-il, des éducateurs pour lesquels « la conscience de l’homme et de la femme est un espace vide, en attendant le contenu (…) La leur, par exemple, ne l’est pas. Et cela, car ils considèrent qu’ils font partie d’un groupe spécial de la société qui possède la conscience critique comme une donnée. En ce sens, ils se sentent comme des personnes déjà libérées ou inatteignables par la domination, dont la tâche consiste à enseigner et à libérer les autres. D’où leur attention presque religieuse, leur engagement presque mystique, mais aussi dure, dans le traitement des contenus. » 220

Il importe donc de rétablir la valeur de la culture des apprenants contre une culture promotionnelle par nature exclusive. Dévaloriser la culture de l’homme, c’est dévaloriser en même temps son humanité. La prise en compte des appartenances culturelles, nécessaire sur le plan didactique à la fois et pédagogique, s’avère fondamentale dans la formation des sujets ouverts aux diversités.

La pédagogie freirienne se réfère aux principes des théories critiques, telles l’idéologie, la reproduction culturelle, la notion de classes sociales, l’émancipation et la libération. Toutefois, elle les dépasse, nous semble-t-il, dans la mesure où elle prend en compte les notions de contexte, d’identité, de représentation, de culture, d’interaction sociale et de subjectivité, qui caractérisent plutôt les théories socio-cognitives.

D’une part, Freire critique l’invasion de la culture dominante et, d’autre part, la réaction passive des cultures opprimées. Aussi s’applique-t-il à forger un système éducatif susceptible d’amener ces dernières à réagir en vue d’un changement radical, d’une d’une « révolution culturelle » qui permette l’entrecroisement harmonieux des cultures. 221

Les voix des cultures opprimées doivent être entendues, leurs citoyennetés doivent être respectées et non pas reniées ou amputées.

Albert Memmi, montre comment l'oppression sur les sociétés colonisées cause un processus de négativisation chez l'individu colonisé. Selon lui, cette déshumanisation consiste dans le fait de ce que le colonisé n'est jamais considéré de manière positive. Freire s'inspire de Memmi pour montrer comment l'opprimé souffre de cet ensemble de négations qui finissent par le déshumaniser : l'opprimé n'est pas cultivé, n'est pas intelligent, n'est pas travailleur, n'est pas capable…, et, de négation en négation, ses droits lui sont aussi usurpés. Pour Memmi, « La carence la plus grave supportée par le colonisé est d'être relégué à l'écart de l'histoire et de la cité. La colonisation lui ôte toute liberté de prise de parti, dans la guerre comme dans la paix, toute décision qui contribue au destin du monde et au sien propre, toute responsabilité historique et sociale » 222

Or, aujourd'hui, toutes les personnes affectées de déficience et empêchées d'exercer leur pleine citoyenneté reflètent la réalité des groupes opprimés, sans le pouvoir de décider de leur histoire ou de l'histoire du monde.

Bien que la législation brésilienne leur garantisse le droit au travail, à l'éducation, à la santé, etc., leur citoyenneté continue, en réalité, pratiquement inexistante.

Dans un pays comme le Brésil où l'on compte approximativement 24,5 millions de personnes en situation de handicap, soit 14,5% de sa population selon les données du recensement de 2000, des 9 millions de personnes en âge de travailler, 1 million seulement (11%) exercent une activité rémunérée, desquelles à peine 200 000 (2,2%) sont embauchées sous contrat. 223

Les diverses actions engagées par les pouvoirs publics en faveur des personnes affectées d'une déficience n'ont jamais été considérées comme priorité et sont mises en place de manière fragmentée, désarticulée et palliative, que ce soit au plan de l'Union fédérale, des états fédérés ou des communes. Le vote, également garanti par la loi, est aussi entaché d'obstacles de par l'accessibilité difficile et les structures inadéquates au moment des élections. Les programmes de réhabilitation et de prévention sont insuffisants et isolés. Il y a encore, dans ce contexte, beaucoup à faire afin que la personne en situation de handicap puisse conquérir définitivement sa place dans la société, ainsi que sa citoyenneté.

Notes
213.

SACRISTÁN, (J.G.), Educar e conviver na cultura global. As exigências da cidadania, Porto Alegre : Artmed. 2002. pp.145-147

214.

TORRES, (C.A.), Democracia, Educação e multiculturalismo, Petrópolis : Vozes, 2001. pp.259-260

215.

SACRISTÁN, (J.G), Op.cit, pp. 148-155

216.

GIROUX, (H.), cité par SACRISTÁN, (J.G), ibid., p. 148

217.

CARR, (W.); HARTNETT, (A.), Education and the struggle for democracy. Buckingham, Open University Press. p. 187, cité par SACRISTÁN, (J.G.), Ibid.

218.

SACRISTÁN, (J.G), Op. cit, pp. 153-154

219.

FREIRE, (P.), L’éducation dans la ville, Rio de Janeiro, Paideia,1991, pp. 74-75

220.

FREIRE, (P), Pedagogia da Esperança, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1992, p. 115

221.

Roger BASTIDE définit le concept d’acculturation en tant qu’entrecroisement de cultures, c’est-à-dire, une influence réciproque entre les cultures.( cf. cours “Anthropologie culturelle et éducation interculturelle” de GARDOU, (Ch), Université Lumière-Lyon2, 2001-02)

222.

MEMMI, (A.), Portrait du colonisé portrait du colonisateur. Paris: Gallimard, 1985. p. 111

223.

HAZARD, (D.), Direitos à vista no Brasil da deficiência, in MOSER, (C.) ; RECH, (D.) Direitos humanos no Brasil : Diagnóstico e perspectivas. São Paulo : Editora Mauad, 2003. pp.34-35.