2.2 Entretiens semi-dirigés avec les différents protagonistes

Cherchant à mettre à l’épreuve notre hypothèse de recherche, nous avons choisi l’entretien.

Selon Willian Labov et David Fanshel : “Un entretien est un discours à partir duquel une personne A extrait une information d’une personne B, information qui se trouvait dans la biographie de B.” 265

Pour ces auteurs, la subjectivité du produit informatif généré est une propriété inhérente à tout type d’entretien, que ce soit un interrogatoire policier, une confession ou une consultation à fin thérapeutique. L’entretien de recherche appartient ainsi à cet ensemble, mais se différencie de par sa finalité qui consiste en un travail de recherche, ce qui veut dire qu’il s’inscrit comme élément méthodologique dans un procédé scientifique.

Nous avons choisi l’entretien et non le questionnaire, car ce dernier produit une série de discours fragmentés, non linéaires et impersonnels, et laisse échapper des informations que seul l’entretien personnel arrive à capter.

D’après Grard Leclerc, le terme “entretien” désignait, à l’époque de la Renaissance, une rencontre et un dialogue entre deux personnages de même statut, comme par exemple, deux monarques. 266 Cette idée de même statut témoigne de l’exigence d’exclusion de rapports de force, de pouvoir, etc., susceptibles de s’établir entre les interlocuteurs, qui pourrait causer des conflits et empêcher un discours linéaire. Il est fondamental qu’ une préparation precède l’entretien afin d’éliminer tout type d’embarras entre les interlocuteurs qui pourrait nuire à l’entretien.

Le contrat de communication est formé par des paramètres qui constituent les connaissances minimales partagées par les interlocuteurs sur les objectifs de ce dialogue. Il est nécessaire de donner préalablement des informations sur le travail en cours, sur le pourquoi de l’entretien, le pourquoi du lieu et des sujets choisis, etc.

Nous avons préalablement envoyé, à tous les sujets de nos entretiens, excepté aux élèves et aux parents, un explicatif du présent travail, informant de l’importance de l’entretien et de la collaboration de chaque personne interrogée afin d’établir un contrat de communication initial. 267 Les parents et les élèves ont été informés oralement de la recherche et ont participé volontairement aux entretiens.

Lors des entretiens, nous avons proposé un enregistrement par magnétophone ou par écrit. Tous les interlocuteurs, sans exception, se sont montrés favorables à l’enregistrement.

Entre les différentes variantes possibles, nous avons privilégié l’entretien semi-directif. Ses questions, ni totalement ouvertes, ni trop canalisées, laissent à l’interviewé un certain degré de liberté de discours. Ainsi, ce type d’entretien nous permet d’accéder plus facilement au sens donné par ces sujets à leurs pratiques, expériences, difficultés ou réussites.

Nous faisons directement référence à un type d’entretien semi-directif : l’entretien compréhensif, comme le définit Jean-Claude Kaufmann. Ce type d’entretien conduit à une rupture progressive avec l’objet de la recherche, en opposition relative avec le sens commun. Il se caractérise par un aller-retour permanent entre compréhension, écoute attentive, prise de distance et analyse critique. L’objectif de cette méthode est la production d’une théorie partant du terrain, particulièrement apte à capter et comprendre les processus sociaux. Sa flexibilité et proximité avec les méthodologies anthropologiques d’immersion dans la culture étudiée apparaît adéquate à notre recherche. Le qualificatif “compréhensif” est compris comme “intropathie” au sens weberien. “La démarche compréhensive, affirme-t-il, s’appuie sur la conviction que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures, mais des producteurs actifs du social, donc des dépositaires d’un savoir important qu’il s’agit se saisir et comprendre de l’intérieur, par le biais du système de valeurs des individus; elle commence par l’intropathie.” 268

Selon Jean-Claude Kaufmann, l’entretien compréhensif possède six caractéristiques:

  • Rupture avec la hiérarchie.

L’auteur insiste sur l’effort à réaliser pour approfondir les échanges entre intervieweur et interviewé de manière à atteindre les informations essentielles. La grille qui sert de base à l’entretien est cependant prise en compte de manière flexible. Il convient de garder un style oral fluide comme lors d’une conversation, en évitant de tomber dans le style séquence de questions- réponses rappelant en permanence qui interroge et qui répond. En résumé, il faut éviter la hiérarchie sans pour autant basculer vers une équivalence de positions, ce qui pourrait déstructurer l’entretien. L’objectif est que l’interviewé comprenne que sa parole a de la valeur, qu’on l’écoute avec attention, qu’il tient le rôle principal. Pour bien conduire ce type d’entretien, la rupture avec les attitudes formelles classiques des entretiens est indispensable.

  • L’enquête dans l’enquête

Il s’agit d’approfondir l’enquête dans l’enquête, exercice riche en informations, émotions et humanité. Se mettre de manière intense à l’écoute de ce qui est dit, analyser les propos de l’interlocuteur pendant l’entretien, chercher sans cesse à le stimuler afin qu’il approfondisse sa pensée. Rien n’est rigide ni établi de forme définitive : les surprises et les imprévus sont considérés comme fortement significatifs au moment de l’analyse du contenu.

  • L’empathie

La posture à adopter face à l’interviewé est identique à celle que l’on adopte face à un monde à découvrir, empli de richesses inconnues. Il faut associer une attitude de sympathie envers l’interviewé à la découverte de son système de pensée. C’est en entrant dans le monde de l’autre que l’on découvre ses catégories opératoires, ses particularités, ses grandeurs et ses faiblesses. Il s’agit de découvrir et de comprendre ce monde en captant en permanence ses structures intellectuelles. Cette intimité affective et conceptuelle ne peut exister que si l’intervieweur met entre parenthèses ses propres opinions et catégories de pensée. On cherche à comprendre avec considération et une intense soif de savoir, ce qui exclut toute attitude de rejet ou d’hostilité.

  • L’engagement

Contrairement à l’entretien “traditionnel” qui exige une certaine distance et neutralité, l’entretien compréhensif requiert une présence en même temps discrète et personnalisée : “cela ne sert à rien de s’effacer, déclare Kaufmann, de regarder du coin de l’oeil, de baisser les yeux, de prendre un air modeste, de se faire tout petit et d’oublier, personne ne croira que vous n’avez pas d’opinion ou de préférence quelconque sur le sujet qui vous intéresse.” 269

L’échange ne peut se structurer qu’à partir des références que l’interlocuteur trouve chez l’intervieweur, qui entre ainsi dans le monde de l’interviewé sans pour autant en devenir sa copie. Il exprime brièvement ses idées et ses émotions, rit, explique certains aspects de ses hypothèses, analyse sur le moment ce qui vient d’être dit et va jusqu’à critiquer et manifester son désaccord, toujours ouvert à l’autre et attentif à lui attribuer la place de “vedette”.

Il tente de devenir aussi proche et intime que possible et de préserver l’anonymat qui aide l’interlocuteur à s’exprimer plus librement.

  • Un jeu à trois pôles

L’entretien compréhensif présuppose, d’un côté, l’empathie, et de l’autre, un engagement. L’objet de la recherche, qui constitue l’essence même de l’entretien, est ainsi considéré à partir de deux points de vue différents : celui de l’interlocuteur qui n’en connaît que des fragments et celui de l’intervieweur qui cherche fortement à s’en approcher.

C’est à partir du pôle “ objet de recherche”, partagé de manière quelque peu imprécise par les deux autres pôles, interlocuteur et intervieweur, que débute le “jeu” de l’entretien.

  • Les tactiques

Toutes les tactiques susceptibles de favoriser la parole sont conseillées, y compris l’humour et le charme. L’entretien compréhensif repose ainsi sur la notion de construction sociale de la réalité, renvoyant à une dialectique, et non à une rupture entre objectif et subjectif, individu et société, afin d’appréhender le caractère complexe et contradictoire de l’être humain dans la société.

L’entretien compréhensif, qui se caractérise par une rupture avec la formalité et les hiérarchies, qui a un aspect de dialogue informel et qui, en opposition aux entretiens traditionnels, valorise l’interviewé, semble être l’outil le mieux adapté aux objectifs de cette recherche.

L’entretien compréhensif nous permet ici de capter la transformation culturelle générée par les écoles d’inspiration freiréenne.

Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits dans leur intégralité selon les grilles de questions préalablement élaborées, conçues comme des guides flexibles.

A la fin de chaque entretien, nous avons adressé une question ouverte à tous les interviewés, afin que l’interlocuteur rajoute quelque chose ou fasse librement des commentaires: « Quels compléments ou observations aimeriez-vous ajouter? »

Du fait de la diversité de la population interviewée, nous avons élaboré un tronc commun de questions aux arborescences spécifiques à chaque groupe. Le tableau qui suit, présente les questions qui ont été posées à chaque groupe, excepté au groupe d’élèves. L’ordre des questions diffère pour chaque groupe et n’obéit pas strictement à l’ordre exposé dans le tableau, élaboré pour faciliter la visualisation des questions et des groupes y ayant répondu. 270

Ainsi, la question numéro 2, par exemple, apparaît dans les entretiens des groupes 1à 5, tandis que la question numéro 13 est uniquement présente dans les entretiens des groupes 1 et 2.

Tableau 17 – Groupes interviewés
Tableau 17 – Groupes interviewés
Tableau 18 – Questions pour l’entretien
Questions
Groupes
1 2 3 4 5 6 7
1. Comment concevez-vous l’éducation scolaire d’un enfant à BES? Doit-on, à votre avis, au vu de ses difficultés, privilégier l’aspect “socialisation”? Doit-on donner la priorité aux savoirs scolaires? x x x x x    
2. Que pensez-vous de l’accueil qui lui est réservé parmi les autres enfants? Quels sont, à votre avis, les bénéfices qu’il peut tirer d’une scolarisation dans une “école populaire”? Quels bénéfices peut-il apporter à l’école? x x x x x    
3. Comment définissez-vous, personnellement, la “déficience” ou le “besoin éducatif spécifique”? x x x x      
4. Pensez-vous que “l’école populaire” prend en considération la diversité des élèves”? Pourquoi? De quelle manière? x x x x      
5. Avez-vous remarqué, au sein de la communauté locale, un quelconque changement de regard (attitudes, comportement) sur les personnes à BES que vous estimeriez lié à l’action de cette école? x x x x      
6. De quelle manière l’école populaire assure-t-elle une continuité éducative pour les enfants (progression en cycles, avenir après l’école?) x x x        
7. Quelles difficultés rencontrez-vous ou (avez-vous rencontrés) dans la mise em oeuvre du projet d’une école populaire ouverte à tous? x x x        
8. Quelle forme prend votre collaboration avec les autres professionnels qui travaillent avec ces enfants? Quelles sont, à votre avis, les difficultés et les apports principaux de cette collaboration? x x   x      
9. Comment analysez-vous les progrès de ces élèves en matière de pensée critique? En matière d’autonomie? De participation? x x          
10. Comment considérez-vous le dialogue existant avec les parents d’élèves? Quelles en sont les limites? Quels en sont les atouts? x x          
11. Avez-vous le sentiment que cette jonction école populaire/inclusion a changé votre pratique professionnelle? Si oui, pourquoi? En quoi? x x          
12. Quelles formes prend cette collaboration avec les autres professeurs en relation à l’interdisciplinarité? Quelles sont, à votre avis, les difficultés et les apports essentiels de cette collaboration?) x x          
13. Dans votre pédagogie, la pratique des termes générateurs a-t-elle été modifiée par l’arrivée des enfants à BES? Si oui, pourquoi et comment?) x x          
14. Vous sentez-vous prêt à répondre aux nouvelles exigences éducatives et pédagogiques que cela implique? Si oui, pourquoi et comment? Si non, pourquoi? x x          
15. Est-il nécessaire ou non de proposer un espace d’éducation, spécifique à leurs difficultés? Comment définiriez-vous cet espace? x x          
16. Comment concevez-vous et mettez-vous en pratique la dialogicité dans l’enseignement et l’évaluation? x            
17. Qu’est-ce qui a changé, à votre avis, pour votre enfant depuis son entrée à l’école populaire?         x    
18. Pensez-vous que l’école populaire puisse contribuer à faciliter son inclusion sociale?         x    
19. Qu’est-ce qui a changé pour toi depuis que tu es ici? A ton avis, pourquoi?           x  
20. Qu’est-ce que tu voudrais changer de ton l’école? (en relation aux professeurs, à tes camarades...Pourquoi?)           x x
21. Comment vis-tu le fait d’être avec des camarades à BES dans ton école? Raconte-moi un bon moment. Raconte un moment “désagréable” ou qui n’a pas été un bon moment en leur compagnie.             x

Le groupe des parents d’élèves avec BES a répondu à 7 questions supplémentaires, outre celles indiquées dans le tableau ci-dessus:

  1. Quand avez-vous inscrit votre enfant à l’école populaire?Pourquoi?
  2. Qu’est ce qui a changé, à votre avis, pour votre enfant, depuis son entrée à l’école populaire?
  3. Pensez-vous que l’école populaire puisse contribuer à faciliter son inclusion sociale? Si oui, comment? Si non, pourquoi?
  4. Comment imaginez-vous l’avenir scolaire et professionnel de votre enfant?
  5. Participez-vous à la vie scolaire de votre enfant? A quelles occasions? De quelle manière?
  6. Etes-vous membre d’une association ou mouvement qui oeuvre en faveur des personnes atteintes de déficience? Lesquels?
  7. Quels compléments ou observations aimeriez-vous ajouter?

Les questions posées aux élèves à BES ont suivit l’ordre de la grille de questions ci-dessous:

  1. Dans quelle école étudiais-tu auparavant? Pourquoi es-tu venu dans cette école?
  2. Qu’est-ce qui a changé pour toi depuis que tu es ici? A ton avis, pourquoi?
  3. Quel travail veux-tu faire plus tard? Pourquoi? Qu’en pensent tes parents, tes frères et soeurs, tes professeurs et tes camarades?
  4. Qu’est-ce que tu voudrais changer de ton l’école? (par rapport à tes professeurs, à tes camarades..) Pourquoi?

Pour les élèves “non handicapés” l’entretien s’est composé des questions suivantes:

  1. Comment vis-tu le fait d’être avec des camarades qui ont des BES dans ton école?
  2. Raconte un bon moment passé avec eux
  3. Raconte un moment “désagréable” ou qui n’a pas été un bon moment en leur compagnie.
  4. Tu en parles avec tes parents? Si oui, qu’en disent-ils? Si non, pourquoi? Tu en parles avec tes camarades? Si oui, qu’en dites-vous? Si non, pourquoi?

Selon la méthodologie de l’entretien compréhensif, les questions ont été posées de la manière la moins formelle possible et ont été adaptées à l’interlocuteur. Elles sont utilisées, de fait, comme guides pour l’entretien. Dans le cas des élèves par exemple, des efforts ont été faits pour les laisser libres de répondre :

  • Explication des professeurs par rapport à l’entretien
  • Connaître les enfants et jouer avec eux avant l’entretien
  • Les accompagner dans la classe et dans les activités extra-scolaires.
  • Poser les questions sous la forme d’un dialogue.

Les enfants sourds étaient accompagnés d’un professeur – interprète pour répondre aux questions, car nous ne pratiquons pas la langue des signes.

De manière générale, tous les entretiens se sont déroulés dans un climat

agréable et conformément aux exigences méthodologiques de notre recherche.

Notes
265.

LABOV, (W.); FANSHEL, (D.), Therapeutic Discourse. London , 1977, cité par BLANCHET, (A.) Interviewer, in BLANCHET, (A.); GHIGLIONE, (R.), MASSONNAT, (J.), TROGNON, (A.), Les techniques d’enquête en sciences sociales, Dunod, Paris, 1998, p. 82.

266.

LECLERC, (G.), L’observation de l’homme, une histoire des enquêtes sociales, Paris, 1979, cité par BLANCHET, (A.); Op.cit. p.93

267.

ANNEXES p.3

268.

KAUFMANN, (J-C.), L’entretien compréhensif, Paris, Nathan, 1996, p.9

269.

KAUFMANN, (J-C.), Op.cit., p.52

270.

Voir les question dans l’ordre originelle avec chaque groupe et les réponses complètes. ANNEXES p.6