Chapitre 1. Premier type de ruptures : une vision renouvelée de l’enfant en situation de handicap

La première rupture se réfère à la vision que nous avons de l’enfant à BES. Quelles sont les modifications nécessaires à la mise en œuvre de cette rupture ? Quels sont les concepts qui peuvent nous aider à rompre avec la vision normalisatrice, classificatoire et excluante ?

1.1 De la catégorisation à la prise en compte de la singularité

L’objectif fondamental de l’école inclusive est la valorisation de la différence. Il s’agit de transformer une culture, qui traditionnellement valorise l’uniformité et la conformité, en son contraire. L’école doit aujourd’hui suivre un cours inverse : s’adapter à la singularité de ses élèves. Cette adaptabilité est au centre des préoccupations pédagogiques inclusives.

Cependant, certaines déformations peuvent menacer la mise en œuvre de l’inclusion. Tous les acteurs scolaires éprouvent une réelle difficulté à regarder la personne au delà de sa déficience. L’abus des catégorisations constitue, en ce sens, un véritable obstacle. Penser que tous les enfants ayant une trisomie 21 nécessitent une méthodologie pédagogique identique est une erreur de taille. Bien qu’ils partagent un même langage, les sourds ont, à l’image de tous les autres enfants, des modes d’apprentissage différents. Il est nécessaire de voir la singularité au sein de la diversité auquel cas l’inclusion ne peut être effective.

Cette difficulté découle, comme nous l’avons montré dans la deuxième partie de ce travail, de la tension existant entre les notions de « même » et « autre », d’identité versus altérité. Ce conflit, présent en chacun de nous, doit être éclairci lorsqu’il se rapporte à l’école inclusive. Cela ne suffit pas de louer la différence, il faut poser la différence et l’égalité comme deux facteurs importants et intrinsèques à tout être humain. Il apparaît fondamental de comprendre la portée et les limites de ces deux facteurs. Une école qui travaillerait pas sur ces concepts pour établir ses bases, son Projet Politique Pédagogique, la formation de ses professeurs, de la communauté environnante, aurait de grandes difficultés à devenir inclusive. En admettant qu’une transformation culturelle est quelque chose de difficile à concrétiser, nous ne pouvons espérer que la simple exaltation de la différence opère cette profonde transformation chez les sujets. Cette transformation requiert un grand et profond travail de réflexion et de compréhension de ces deux concepts.

Les risques découlant de l’incompréhension de ce conflit sont, fondamentalement, de tendre vers un extrême ou l’autre, ce qui revient soit à admettre que tous sont identiques en gommant ainsi leurs singularités, soit à souligner la différence en niant ainsi tout ce qu’ils ont en commun.

Fortes du désir d’inclure les enfants à BES à tout prix, d’effacer un passé de souffrance et de discrimination, nombreuses sont les actions qui causent plus de désastres que de bénéfices pour les enfants. Le cas qui suit, raconté par l’enseignante PS1, illustre cet extrême :

‘« Jusqu’à un certain âge, ils arrivent à être dans la même classe que les autres. A partir de 7, 8 ans, ils commencent à comprendre qu’ils ne réussissent pas à suivre les activités, et certains commencent à se refermer sur eux-mêmes, d’autres se rebellent, deviennent agressifs, pas seulement physiquement mais aussi dans leurs relations avec les autres, les enfants se replient sur eux-mêmes parce qu’ils se rendent compte qu’ils sont différents des autres. Jusqu’à cet âge là, ça ne pose pas de problème mais à partir du moment ou il s’en rend compte, l’estime qu’il a de lui-même tombe au plus bas. (…) Nous avons pu en faire l’expérience l’année dernière. Certains enfants qui avaient des difficultés étaient avec d’autres enfants qui réussissaient bien. Ils se sentaient à l’écart. Six heures par semaine, on travaillait avec eux, séparément. L’enseignante restait avec les 11 qui réussissaient bien et la coordinatrice avec les 15 qui présentaient des difficultés. Lorsque le moment de se séparer arrivait, d’aller dans l’autre classe avec le groupe avec lequel je travaillais, c’était une réjouissance pour eux, car là ils arrivaient à faire les activités proposées. Lorsqu’ils devaient rester avec les autres, ils se sentaient comme des moins que rien et ils étaient bloqués, littéralement bloqués. Et c’est alors qu’ont surgi des conflits relationnels. Parce que ce n’est pas facile de vivre avec celui qui sait tout en sachant que toi tu ne sais pas. Car ceux qui savent ne comprennent pas toujours ceux qui ne savent pas. Ils finissent pas se moquer, par les mettre à l’écart…» 279

On fait violence à l’enfant, lorsqu’on cherche à « l’inclure » à tout prix. Vouloir « normaliser » les enfants en les plaçant dans des moules dits normaux ne fait que changer l’étiquette de « déficient/différent » pour celle de « normal/ identique ». Ces deux étiquettes sont insuffisantes à définir la personne et à l’emprisonner dans un de ces concepts. Elles ignorent toutes deux un aspect fondamental qui est la singularité de chacun.

Sortir de cette contradiction revient à sortir de la contradiction oppresseur/ opprimé de Freire. Ce dernier montre comme il est aisé de passer d’un extrême à l’autre, d’opprimé à oppresseur. C’est uniquement en comprenant que ce système oppresseur/ opprimé ignore la personne dans son intégrité, comme sujet à part entière, que l’on peut dépasser cette contradiction et ses effets. La clef que donne Freire pour résoudre le problème consiste en un véritable dialogue dans lequel les deux personnes peuvent pleinement exister.

C’est ce même dialogue, introduit au sein des Ecoles Populaires inclusives étudiées qui permet de se concentrer non pas sur la différence ou la normalité, mais sur la singularité de chaque enfant. Les thèmes générateurs représentent une de ces pratiques de dialogue. Ils permettent de mieux connaître les élèves, et chaque élève en particulier, puisqu’ils exigent que les professeurs soient attentifs à leurs discours, à leur réalité. Ils amènent le professeur à se centrer sur ce que l’élève a à dire, transformant cela en matériel de construction curriculaire :

‘« Chaque personne est unique, on ne peut pas mettre une étiquette ou dire – celui-ci doit toujours être avec les sourds – L’expérience que nous avons avec les sourds montre que leur développement démarre réellement quand ils sont ensemble, entre sourds, mais je pense que le plus important, c’est que nous observions et que nous soyons attentifs à réellement nous soucier de l’éducation de cet enfant. Si l’enfant a une DM légère, mais réussit à se développer parmi les autres enfants, je ne vois pas pourquoi le mettre ailleurs. Si il ne participe pas et ne se développe pas, alors il faut procéder à une évaluation. Jamais je n’ai travaillé dans une école avec une autre intention que celle-ci pour les sourds. L’école populaire respecte le rythme d’apprentissage des enfants, il ne faut pas finir le programme ou l’apprentissage de certaines choses avant la fin de l’année. Cela vaut pour tous les enfants. Les contenus sont choisis en fonction des besoins de l’élève. Bien entendu, on enrichit et on apporte un savoir scientifique. Mais cela donne une certaine valeur car l’intérêt de l’enfant est plus grand. On veut savoir ce qu’ils pensent, ce qu’ils désirent apprendre. » 280

L’importance qu’accorde Freire à la dialogicité favorise, aussi bien sous un aspect éthique que pratique, l’ouverture à l’autre. Au delà de telle ou telle déficience, le professeur est appelé à connaître l’enfant qui est en face de lui, son quotidien, sa culture. C’est alors que commence à s’opérer la transformation nécessaire à l’école inclusive.

On passe d’un besoin de connaître les singularités selon les exigences de l’école inclusive au défi d’approfondir notre connaissance sur l’enfant à BES :

‘« Le différent n’est plus uniquement une personne pour laquelle je ressens de la compassion mais un être égal dont le mystère personnel peut nous enrichir. » 281

Cet enrichissement à partir de la singularité de chaque personne, renverse cette position du professeur comme unique maître d’un savoir à transmettre et ainsi met fin à une situation d’inégalité soulignée par Freire dans la construction de la connaissance. L’élève, sa vie et son histoire, constituent une source de connaissances avec lesquelles le professeur travaille. Elève et professeur apprennent tous deux de manière effective.

La valorisation de l’élève, de sa culture, de sa situation réelle favorise ce changement culturel. Un dialogue qui ne prendrait pas en compte cette valorisation ne serait pas un dialogue. La grande transformation réside justement dans le fait d’extirper l’élève de sa traditionnelle condition d’infériorité par rapport à la construction de la connaissance. A partir du moment où l’élève est réellement pris en compte, un immense espace vers la construction d’un savoir qui va au delà des questions scolaires traditionnelles, rendant ainsi effectif le changement culturel, s’ouvre.

« On se retrouve face à ce dilemme, comment ça va être quand les sourds seront là, quel type de relations va-t-on avoir avec eux (…) je pourrais déjà dominer la LIBRAS mais on ne vit pas au quotidien avec eux. Mais avec les entendants, on domine quelques signes. On était anxieux et aujourd’hui encore je me sens un peu mal à l’aise quand les professeurs sourds viennent discuter avec moi, se joignent à nous, on n’est pas sur de nous... c’est très compliqué… Je pense qu’on se fait toujours une idée fausse, pas fausse mais péjorative de cette difficulté (…) mais tu le vois sous un autre angle, n’est-ce pas ? Tu vois que ce sont des enfants. Ils aiment les mêmes choses que tous les enfants. Et une fois que tu t’en approches, tu vois que ce sont des personnes normales. » 282

Comme le souligne Breuvart :

‘«De telles rencontres entre sujets où l’un est perçu comme « normal » et l’autre comme « différent » sont fréquemment à l’origine d’une transformation du regard, de l’abolition des frontières et des étiquettes. » 283

Passer d’un modèle de catégorisations à la valorisation de la singularité demande une transformation antérieure : Il est nécessaire que se développe une culture du dialogue comme le propose Freire, afin de créer un espace pour que s’opère la transformation culturelle. Cet espace représente l’ouverture à l’autre et permet que l’élève passe du statut d’objet à celui de sujet, favorisant ainsi l’émergence de l’école inclusive.

Notes
279.

PS1, ANNEXES pp. 06-169

280.

PES1, ANNEXES pp. 06-169

281.

HOURDIN, (G.), Le malheur innocent, cité par BREUVART (J.M.), « Enjeux et dérives de la relation aux personnes en situation de handicap », in Revue Spirale « Les enfants différents, une chance pour l’école » n. 27, 2001, pp 125-133

282.

PES4, ANNEXES pp. 06-169

283.

BREUVART, (J.M.) , Op. Cit, p. 36