2.1 De l’exclusivité du savoir ou de la socialisation à la socialisation par le savoir

Historiquement, l’élève à BES est resté en marge de la société, car, entre autres choses, on exigeait peu de lui à l’école. Les savoirs scolaires, qui ont pour objectif spécifique de préparer le sujet à la compétitivité professionnelle n’ont pas constitué une priorité de la scolarité de ces enfants. Comme nous l’avons vu, cela émane du refus d’accepter que ces étudiants puissent effectivement apprendre et devenir aussi voir plus compétitifs que les enfants « dits normaux ». Ainsi, priorité a été donnée pour ces enfants à la « socialisation », les connaissances les plus élémentaires, relatives à la communication, aux relations interpersonnelles, aux règles d’hygiène, soit les apprentissages premiers de chaque enfant.

L’importance de cette « socialisation » est indiscutable, cette dernière représentant l’appropriation de la culture par l’enfant qui, ainsi, s’insère dans la société. Ce que nous appelons savoirs scolaires sont les savoirs que l’école a communément eu la responsabilité d’enseigner, des savoirs considérés depuis la perspective du futur scolaire de l’élève. L’importance des savoirs qui donnent l’opportunité à la personne d’occuper une place dans la société est également indiscutable.

Dès lors, comment nier à l’enfant à BES le droit d’acquérir des connaissances qui lui permettront d’occuper une place dans la société ? En se basant sur de faibles et infondées expectatives, la société a accepté que la personne ayant une déficience, en particulier une déficience intellectuelle, appartienne à un groupe « d’improductifs » et n’ait pas, en fin de compte, sa place au sein de la société.

Avec la naissance du mouvement inclusif, les écoles oscillent entre ces deux pôles sans savoir exactement comment procéder. Soit elles privilégient la socialisation, condamnant alors le sujet à une demi-vie, soit elles privilégient les savoirs scolaires, niant la diversité dans un effort de « normaliser » l’enfant. Favoriser uniquement la socialisation revient à sous-estimer les capacités et le potentiel de l’enfant. De la même manière, privilégier les savoirs scolaires sans prendre en compte les spécificités de l’enfant revient à dénigrer la spécificité de chaque élève. Aucune de ces alternatives n’atteint le véritable objectif de l’éducation. Les savoirs scolaires et la socialisation sont pourtant indissociables ; ne pas prendre l’un ou l’autre de ces aspects en considération met en échec toute l’éducation inclusive. D’où l’importance de connaître les risques de cette dichotomie. Dès lors, la difficile besogne d’unifier ces deux pôles au bénéfice de l’élève revient aux acteurs scolaires.

Le discours de l’enseignante PS1 nous fournit un excellent exemple de cette difficulté :

‘« Je me rappelle d’Eli, comme si c’était hier… Quand on discutait avec elle, elle nous regardait, ses yeux se remplissaient de larmes et elle disait : « Professeur, je veux être couturière ! Elle savait, elle avait compris qu’elle n’arrivait pas raisonner. Pourtant, elle rêvait d’être couturière et je pense que si on l’avait poussé, si elle avait eu l’opportunité, elle aurait pu être coutière comme elle le voulait. Et pour être couturière, vous n’avez pas vraiment besoin de savoir lire. Vous pouvez faire les choses avec des codes… Je pense comme ça : Jusqu’à l’adolescence, ils suivent le programme, avec les autres, et après on les oriente vers un parcours professionnel. Pour qu’ils se sentent partie intégrante de la société. Pour qu’ils ne soient pas dépendants de leurs parents, pour qu’ils puissent subvenir à leurs besoins et qu’ils voient clairement qu’ils appartiennent à la société. Mais ils ont besoin qu’on leur en donnent les moyens. Parce qu’ils ne vont pas rester vingt ou trente ans dans une classe de progression. Il y a beaucoup d’adultes dans cette situation, qui n’ont pas réussi à s’approprier la lecture mais qui ont envie d’avoir une profession. Pourquoi n’en auraient-ils pas une ?» 295

Jusqu’où encourager l’élève dans la voie des savoirs scolaires ? Une volonté de l’insérer à tout prix dans la société productive peut représenter pour l’élève une longue souffrance et par conséquent un échec. La question n’est pas de savoir si Eli est capable ou non de raisonner mais plutôt de voir qu’elle ne trouvait aucun sens à cet effort. N’est-ce pas une violence contre l’enfant que de vouloir lui imposer la souffrance de ne jamais remporter les défis proposés et dès lors de savoir qu’il ne répond pas aux attentes ?

Un changement de vision en relation aux « savoirs scolaires » est nécessaire pour que l’éducation soit accessible à tous. Les écoles qui s’inspirent de Paulo Freire ont choisi une « re-signification » des savoirs scolaires à travers les thèmes générateurs, donnant ainsi du sens à ces savoirs qui sont traditionnellement déconnectés de la réalité des enfants. Il est fondamental de penser ces savoirs de manière à ce que chaque enfant, selon sa spécificité, puisse se les approprier. La coordinatrice PEC3 exprime sa conception des savoirs et de l’éducation scolaire à partir de cette nouvelle vision :

‘« L’éducation scolaire des enfants ayant une déficience a les mêmes objectifs que l’éducation d’un autre enfant dit « normal ». Je pense qu’elle n’est pas différente de l’éducation que vous pensez pour une quelconque autre personne. Ce n’est pas parce que l’enfant a une déficience que quoi fera l’affaire. Ainsi, les attitudes d’inclusion sont fondamentales pour garantir une éducation de qualité pour tous. L’école ne peut pas s’adapter à la déficience mais l’affronter et la vaincre. Il est possible de travailler les deux aspects, en respectant et en tentant de dépasser les limites. Je pense que les deux aspects sont fondamentaux. Nous avons des élèves dont le besoin, en ce moment est un besoin de socialisation. Vivre avec les camarades sans se battre, sans se bousculer. Mais il y a des moments où ils ont besoin d’une partie pédagogique, de systématisation. On arrive à le faire. De manière individuelle. Mais on arrive à le faire (…). Assurer leur inscription pour obéir à la loi n’est pas suffisant, il faut leur assurer des savoirs scolaires, tous ont le droit d’y avoir accès. S’il le faut, des ajustements de curriculums doivent être réalisés.» 296

De cette manière, les savoirs scolaires ne constituent plus un instrument d’exclusion. Il est nécessaire d’explorer tout le potentiel des élèves sans prédéterminer leur développement cognitif. Cette compréhension requiert la construction d’un curriculum flexible, capable de s’adapter aux besoins des élèves.

Un autre point important réside dans la rupture du paradigme selon lequel un enfant se développe « mieux » qu’un autre. Ce type d’appréciation valorisatrice génère une vision dépréciative de tel ou tel enfant. La compréhension de la diversité présuppose justement ce changement conceptuel : chaque enfant se développe de manière différente. C’est à l’école de découvrir et de développer les meilleures pratiques pédagogiques pour tel ou tel élève. Il est extrêmement important que les acteurs scolaires comprennent que chaque enfant se développe, même quand il présente un handicap sévère ne semblant pas progresser en apparence. Il ne faut jamais cesser de stimuler et de mettre au défi l’élève de manière intelligente, afin que ses capacités se développent :

‘« Nous ne pouvons pas sous-estimer la capacité, le potentiel de cet enfant : Ah ! mais c’est un déficient mental, alors il ne va apprendre que ça. Non, très souvent ils nous surprennent!» 297

Les écoles engagées dans l’inclusion sont remplies d’exemples de surprises de ce type. Le jour où quelqu’un a commencé à croire en ces enfants desquels on attendait rien, ça a fonctionné et l’enfant a répondu positivement. Le doute et l’imprévisibilité humaine doivent faire partie du curriculum scolaire. Toute rigidité vers un côté ou un autre peut devenir source de souffrance pour l’enfant et une condamnation à l’échec scolaire et social. L’école inclusive, par définition, est une école engagée dans la réussite scolaire de tous les enfants. Pour que cela ne soit pas une simple utopie, les savoirs scolaires doivent être analysés et organisés à la lumière des objectifs de l’inclusion.

Notes
295.

PS1, ANNEXES pp. 06-169

296.

PEC1, ANNEXES pp. 06-169

297.

SEC3, ANNEXES pp. 06-169