3.2 D’un seul maître à bord à l’entrecroisement des compétences

Le dialogue constitue un élément fondamental de la pédagogie de Paulo Freire. Ceci, car la relation humaine prend effet à travers lui. C’est la rencontre des hommes médiatisés dans le monde entier pour le construire et le modifier. Ainsi, comme nous l’avons vu dans la deuxième partie de ce travail, Freire réunit les dimensions du «je » , du « tu » et du « ils » (le monde) dans le phénomène que constitue le dialogue. A travers les thèmes générateurs, il encourage la construction collective du savoir.

Bien que l’on parle beaucoup de « dialogicité », de coopération et de collaboration, la grande majorité des écoles continuent à avoir une pédagogie extrêmement fragmentée. La segmentation des compétences pédagogiques par discipline semble représenter, aujourd’hui encore, une barrière infranchissable pour beaucoup.

Or, comme nous l’avons vu, l’interdisciplinarité est une exigence de l’école inclusive car les compétences collectives débouchent sur des bénéfices, difficilement atteints par les compétences individuelles. La supériorité et les bénéfices du travail collectif sont reconnus depuis longtemps. Toutefois, on observe encore qu’il y a de grandes difficultés à ce qu’il soit mis en pratique par les professionnels des différentes disciplines.

On a beaucoup parlé de diversité. Les professeurs et autres acteurs éducatifs essaient de « prendre en compte » la diversité des élèves.

Mais comment cela est-il possible si ces mêmes acteurs ont des difficultés à se confronter à la diversité de leurs collègues ? Comment valoriser la diversité si nous n’arrivons pas, dans la pratique, à la mettre au service de l’éducation ?

De fait, les écoles ne semblent pas accorder une grande valeur au travail coopératif, à l’entrecroisement des différentes compétences. Par conséquent, les pratiques perdent beaucoup de leur efficacité. Selon les mots de Gardou :

‘« L’efficacité des pratiques s’évanouit souvent en un traitement parcellisé. On fractionne les réponses, on propose des projets distincts et mêmes opposés. Il en résulte des incohérences entre les initiatives de différentes équipes ou entre celles des professeurs et des acteurs externes à l’école.» 312

L’échec de nombreuses actions en faveur de l’inclusion découle justement de cela. Il n’existe pas de coordination, d’harmonisation des efforts dans un même sens. Le professeur éprouve encore de grandes difficultés à partager ouvertement ses savoirs avec ses collègues. Cette attitude, héritage de l’école traditionnelle, ne contribue en rien à l’inclusion. Il faut descendre chaque discipline de son piédestal pour aboutir à une construction collective des pratiques pédagogiques.

Le travail collectif entre les différents secteurs, éducatif, médical et social est encore difficile. Chacun cherche à défendre son propre terrain, comme si ce dernier avait besoin d’argumenter pour prouver sa valeur. Dans cette volonté d’affirmer ou de savoir quel est le secteur dominant ou de plus grande importance, on oublie l’enfant. Comment parler dès lors d’inclusion ?

La dialogicité de Freire cherche à mettre fin à ces disputes qui dévalorisent ceux qui s’engagent dans cette dernière. Dans les écoles populaires, le travail collectif et l’interdisciplinarité entre les acteurs éducatifs constitue l’orientation première et, par là même, la plus compatible avec l’école inclusive.

Le nouveau profil du professeur exige que ce dernier sache travailler de manière collective en dégageant de la diversité des points de vue et des modes de fonctionnement, la richesse pédagogique nécessaire au développement de l’enfant.

Ceci constitue sans doute une grande rupture pour les acteurs éducatifs habitués au travail et à la prise de décisions individuels ainsi qu’à l’organisation hiérarchique de l‘école.

Les directeurs et administrateurs sont directement impliqués. Promouvoir le travail collectif et construire une école où les décisions sont prises par la collectivité implique de lâcher prise d’un pouvoir qui traditionnellement leur appartenait. Nombre d’ardents défenseurs de l’inclusion sont cependant incapables de donner la parole aux enseignants, de réunir toute l’équipe pour discuter et prendre des décisions, pour construire le Plan Politique Pédagogique et le curriculum. Enfin, ils sont incapables de rompre véritablement avec l’organisation hiérarchique afin de parvenir à l’inclusion.

Le professeur ne peut ni ne doit être seul responsable de l’éducation de l’enfant ou de la classe. Il doit faire partie, de plus en plus, d’un groupe, d’un projet, d’un réseau effectif d’acteurs qui travaillent dans la même direction.

L’éducation inclusive n’autorise aucune attitude qui n’ait pour finalité le total développement des élèves. Il est nécessaire d’apprendre à échanger des expériences, à construire collectivement, à ne pas avoir peur ou honte de montrer son ignorance. Il est fondamental qu’il y ait de l’humilité et du respect entre tous les acteurs engagés aux côtés de l’enfant. Ceci est le nouveau profil du professionnel de l’éducation inclusive.

Dans les écoles étudiées, nous avons vu que, malgré les difficultés, beaucoup de professeurs ne savent plus travailler individuellement. Travailler collectivement est un savoir-faire qui se dévellope dans la pratique. Les professeurs apprendront à travailler collectivement grâce à une plage horaire hebdomadaire réservée à la discussion du programme et des thèmes générateurs :

‘« Tu sais, on discute beaucoup, comme par exemple : j’ai des difficultés avec telle chose, qu’est-ce que tu me suggères ? Alors, on fait des suggestions, on échange des idées, on propose des lectures…. C’est l’échange. C’est un petit groupe, on arrive donc à avoir cet échange.» 313

Les thèmes générateurs, la construction de réseaux thématiques et la planification des cours ont aidé à l’apprentissage de ce travail de collaboration :

‘« Concernant l’interdisciplinarité…. Au début, c’était catastrophique, vraiment catastrophique, on avait aucune notion. Aujourd’hui, dans toutes les disciplines, on part de ce qui se dit et à partir de là on développe les activités. Certaines plus que d’autres mais on cherche toujours à le faire dans toutes les disciplines. » 314

Entrecroiser les compétences et les points de vue, travailler en réseau, échanger des expériences, diffuser les résultats positifs à tous : L’éducation de l’élève dépend de la qualité de ce travail.

Un des partenaire-clés de l’école, encore peu reconnu, est la famille. Le rôle de cette dernière doit également être repensé. L’ignorance de la réalité familiale de l’élève empêche le développement d’actions orientées et adaptées. La famille en tant que premier éducateur de l’enfant a le droit de choisir le processus éducatif qui lui convient le mieux. Cependant, cette même famille manque souvent de compréhension et de proximité avec l’école.

La famille est la première à faire face au besoin spécial de l’enfant. Dans la majorité des cas, elle traîne avec elle des conflits et des difficultés incompris par l’école. L’inclusion est vue de manière totalement différente par la famille et par l’école, ce qui cause parfois des incompréhensions des deux côtés.

‘« Je vois que les parents ne disent pas toujours la vérité : ils sont d’accord avec nous, ils viennent aux réunions…. Ils aident les enfants mais ils ne disent pas toujours la vérité…..ce qu’ils aimeraient vraiment, tu sais ? Beaucoup de parents n’aiment pas qu’on les appelle, ils trouvent qu’on s’immisce trop dans leur vie et finissent par enlever leurs enfants de l’école. Il existe une grande résistance des parents. » 315

La souffrance des parents d’un enfant à BES est très peu comprise et souvent mal interprétée. Leurs réactions face à la naissance d’un enfant à BES sont évidemment diverses, cependant tous connaissent, dans une certaine mesure, la douleur de l’annonce de la déficience de l’enfant. A partir de ce moment là, les parents sont confrontés à de nombreux sentiments de douleur concernant le deuil de l’image de l’enfant idéal, la transformation du regard de la société sur eux-mêmes et sur leur enfant et à un long parcours pour se resituer dans ce qui semble être un monde à part.

Dans le témoignage ci-dessous, la mère d’un infirme moteur-cérébrale donne une idée des multiples sentiments et stratégies de défense émotionnelle :

‘« (...) Nous menions une vie sociale assez agitée et Perrine nous accompagnait partout. Il a donc fallu affronter les gens, ceux qui vivent avec la norme, dans la moyenne ; leurs regards effrontés, leurs « bons conseils » et leurs avis : « Si j’avais une gosse comme ça... » « A votre place, j’abandonnerais mon travail » « C’est votre premier enfant, faites-en vite un autre et oubliez celle-là »(...)Affronter aussi ceux qui ne parlent que d’eux, de leur réussite, de leur chien, de leurs petites écorchures (...) Je recevais alors de vrais coups de couteaux, et qui ne rataient pas leur cible. Une fois atteinte, je crachais mon venin. Mes réactions étaient impulsives et immédiates. J’étais d’une violence extrême (...) On s’attaquait à notre dignité et nous ne savions pas nous protéger. Mais peut-on jamais vraiment et complètement ? (...) Depuis la naissance de Perrine, j’avais le sentiment « de ne pas avoir reussit mon petit », un sentiment dont j’essayais de me libérer : je n’avais nul besoin que « la moyenne » me renvoie systématiquement cette image de moi (...) Je sombrais dans le désespoir, la déprime extrême. Autant en finir. Tentatives de suicide, alcool. Pendant six ans, dès que j’étais seule, je m’effondrais. Ma vie n’avait plus de sens. Il fallait que je trouve une issue (...) Non, je n’irai pas voir un « psy », je ne suis pas malade ! Que ferait-il, du haut de son savoir, de son aisance matérielle et morale ? Non ! Mon malheur ne fera le salaire de personne ! Plutôt mourir. » 316

Attendre des parents une certaine attitude, que ce soit d’engagement, de maturité ou de compréhension constitue en même temps une illusion et un manque de respect de la part d’un quelconque professionnel. On adopte une position irréelle sans considérer tous les obstacles qu’ils ont du affronter ou qu’ils sont en train d’affronter…..Qui a le droit de juger les attitudes des parents dans cette situation ? Davantage réaliste, humaine et réellement efficace est l’attitude compréhensive de certains professeurs et professionnels. Les parents doivent être écoutés et leurs sentiments doivent être respectés. La compréhension de ce partenaire-clé est d’une importance fondamentale, d’où la nécessité de développer des formes d’approximation et d’écoute qui permettent réellement aux parents de trouver dans l’école un partenaire pour faire ce chemin.

Notes
312.

GARDOU, (Ch.),Op.cit. p. 151

313.

PS2, ANNEXES pp. 06-169

314.

PS3, ANNEXES pp. 06-169

315.

PS3, ANNEXES pp. 06-169

316.

DUPARC, (B.), Redistribuer les places, in GARDOU, (Ch.), Parents d’enfant handicapé: Le handicap en visages – 2, Ramonville Saint-Agne : Ères. 1996, pp. 81-95