4.3 D’un regard lointain à une posture étique dans le champ du handicap

On a beaucoup parlé de l’inclusion scolaire et sociale au cours des dernières décennies. Des secteurs de l’éducation, de la santé et autres se sont mobilisés en faveur de l’inclusion de la personne à BES ainsi qu’en faveur de celle d’autres groupes exclus. Toutefois, dans de nombreux cas, l’inclusion de la personne à BES est encore traitée de manière superficielle, et ne va pas plus loin que des mots. Toutes les difficultés et barrières citées dans ce travail cherchent à montrer que l’inclusion a besoin de nombreuses ruptures culturelles pour se matérialiser de fait. Une de ces ruptures consiste en une approximation effective de la personne à BE, c’est-à-dire à abandonner les discours distants pour assumer une position éthique envers les personnes à BE. Un discours qui n’est pas traduit en actions révèle plus qu’un désengagement à l’inclusion, elle dénote une attitude incongrue et anti-éthique.

Freire fût un grand critique de cette attitude :

‘« Le mot inauthentique, avec lequel on ne peut transformer la réalité résulte de la dichotomie qui s’établit entre ses éléments constituants : la réflexion – l’action. Si l’on prive la parole de sa dimension active, on sacrifie également, automatiquement, la ré́flexion, transformant la parole en pur verbalisme. bavardage, en blablabla. Elle devient par conséquent aliénée et aliénante. C’est un mot vide, duquel on ne peut atteindre la dénonciation du monde, car il n’y a pas de véritable dénonciation sans engagement de transformation, ni d’engagement sans action.» 328

L’engagement pour la transformation ne doit pas, selon lui, être uniquement assumé par un groupe mais par une collectivité. Freire avait l’habitude de dire que l’éducation ne devrait pas être faite pour les élèves mais avec eux. « Faire avec » signifie amener à l’école l’élève en tant que sujet plein et actif dans les actions de son propre parcours. Cette attitude freirienne résume l’éthique nécessaire à l’inclusion. Construire avec l’élève à BES son parcours pédagogique constitue le point central de l’inclusion et aucun discours, si beau qu’il soit, n’aura de sens s’il n’est pas suivi d’actions cohérentes.

Considérer la singularité de chaque élève et en particulier de ceux qui présentent des handicaps plus sévères, au jour le jour, à l’école, n’est pas si simple. La situation de dépendance, plus ou moins forte dans laquelle l’élève peut se trouver par rapport au professeur risque de restreindre son autonomie ; que ce soit parce que, de manière autoritaire, le professeur décide et agisse à sa place ou encore parce que la sollicitude du professeur entrave l’élève.

Comme le dit Elisabeth Zucmann :

‘« L’éthique est le code que nous nous donnons à nous-mêmes pour régler notre pouvoir de décision, d’orientation, d’éducation et d’attentions avec les personnes qui seraient bénéficiaires de cette action. (…) La définition de l’éthique met en évidence les limites à poser pour ne pas constituer un obstacle à la liberté de l’autre. » 329

Le respect à la différence nous amène ainsi à limiter notre pouvoir sur l’autre afin qu’il ait de l’espace pour son autonomie. Dans ses considérations sur l’inclusion, Zucmann souligne le fait qu’il existe deux types de sollicitude : celle qui assujettit et celle qui émancipe. Partir de Freire comme réferent pour l’inclusion nous paraît être un précieux guide pour cette dernière forme de sollicitude. Lui qui défendait, par dessus tout, une éducation émancipatoire et libératrice.

Dans la sphère scolaire, la recherche de développement de chaque élève, avec pour objectif l’autonomie, traduit un engagement éthique. Face à la question du respect des différences, il convient de rappeler que cet engagement ne doit pas être confondu avec de la tolérance. La notion de « tolérance des différences » tombe en désuétude au profit de la « valorisation des différences ». On perçoit ici une évolution terminologique qui traduit le cheminement de la « différence » dans le discours social : Exclue dans un premier temps, ensuite tolérée puis reconnue et respectée et enfin valorisée. Ceci représente le cheminement habituellement parcouru par ceux qui vivent avec les enfants à BES et qui, en s’approchant du quotidien de ces enfants perçoivent la richesse qui découle de la diversité.

Albert Jacquard, dans son œuvre Eloge de la différence, parle de l’importance d’aller au delà de la tolérance :

‘« La tolérance, l’autodéfense du faible ou de l’ignorant est certainement une marque d’infantilité mais la tolérance, concession donnée par la puissante assurance de soi, n’est rien d’autre qu’un premier pas vers la reconnaissance de l’autre. D’autres pas sont nécessaires pour arriver à l’amour des différences.» 330

Philosophe et généticien, il montre que la leçon première de la génétique réside dans le fait que les individus, tous différents, ne peuvent être classés, évalués ou ordonnés et que la richesse génétique est justement faite de diversité :

‘« Il s’agit de reconnaître que l’autre nous est précieux dans la mesure où il est différent » 331

D’autres pas sont alors nécessaires dans toutes les sphères de la société pour que le « différent » ne soit pas synonyme d’ »étrange », de « bizarre », mais soit considéré comme une partie de la diversité humaine.

Gwen Terrenoire définit le réalisme comme une valeur éthique de l’inclusion. Pour cet auteur, il faut sortir de la logique classificatoire pour pouvoir percevoir la personne au delà de sa déficience. Mais il faut encore aller au delà de cette logique pour que cela ne rime pas avec exclusion :

‘« Si nous voyions les choses et les personnes comme elles sont et non pas comme nous aimerions qu’elles soient nous éviterions de les placer en situation d’échec. » 332

L’engagement éthique requiert ainsi des actions effectives qui luttent contre les situations de discrimination et favorisent les ruptures culturelles nécessaires à la venue de la véritable inclusion.

Dans ce chapitre, nous avons tenté de citer quelques ruptures qui nous paraissaient primordiales pour le mouvement inclusif. Elles traduisent, de manière générale, un changement social où l’homo socians supplante l’homo sapiens. Une définition de l’humain, non pas selon son intellect, qui peut aller jusqu’à mettre fin à sa propre espèce, mais selon sa capacité relationnelle, sa sociabilité, cet aspect qui le définit en même temps qu’il constitue un défi pour le XXIème siècle.

Notes
328.

FREIRE, (P.), Pedagogia do oprimido. São Paulo : Paz e Terra, 1970. p. 78

329.

ZUCMANN, (E.), « Une éthique pour l’intégration », Le Courrier de Suresnes n° 49, 1988 p.175. Cité par GAREL, (J-P.), Respecter les différences : une exigence ambivalente pp. 23-34, in La nouvelle revue de l’AIS. Adaptation et intégration scolaires. Suresnes : Éditions du Cnefei n°19, 2002.

330.

JACQUARD, (A.), Eloge de la différence. Paris : Seuil, 1978. pp. 206-209.

331.

Ibid.

332.

TERRENOIRE, (G.), « Nous sommes ensembles solidaires » Cité par BERTRAND, (P.), CAES Magazzine, n°75, 2005. pp. 26-28. Disponible sur <http://www.caes.cnrs.fr/Publications/CAES Magazine /CAESMag75/ Solidaires.pdf >