3- Littératie et culture de l’écrit en Tunisie :

3-1- Précocité de l’enseignement et bilittératie :

L’apprenant tunisien est soumis dès son jeune âge à un apprentissage de l’écrit dans deux langues différentes. A l’école, l’utilisation du dialecte lui est interdite, l’arabe standard lui est enseigné dès la première année de l’enseignement primaire et est talonné en troisième année par le français. L’apprentissage des deux systèmes linguistiques se fait donc à un intervalle d’années très réduit. Les enfants ont ainsi droit à douze heures et demie par semaine de cours de français et vingt heures et demie par semaine de cours d’arabe. Cet apprentissage simultané situe l’apprenant dans un environnement linguistique qui est loin d’être trivial. Le fait d’être confronté dès un âge précoce à trois langues différentes – en prenant en considération également le dialecte – peut être jugé comme un élément perturbateur pouvant causer des interférences codiques (ou glossiques) entre ces différents systèmes comme il peut être considéré comme un facteur enrichissant pour le développement intellectuel et linguistique de l’individu (possibilité de recourir à la langue source pour pouvoir appréhender la langue cible). Ce dernier doit acquérir des capacités langagières et faire preuve d’habiletés scripturales dans les deux langues : nous pourrions parler alors de bilittératie – ou de bilettrisme comme le suggère Perregaux. C (1994) – puisque l’apprenant doit faire face à un double apprentissage tout au long duquel il aura à mobiliser ses savoirs mais aussi ses savoir-faire pour affronter les difficultés rencontrées aussi bien dans une langue que dans l’autre.

A travers le tableau, que nous reproduisons ci-dessous et qui présente un échantillon d’une quarantaine d’étudiants jugés comme plus ou moins représentatifs des étudiants tunisiens, nous tentons de déceler le rapport que peuvent entretenir les différentes générations tunisiennes avec l’école, et de savoir si nous pouvons conclure ou non, à la lumière de ce que nous y observons, à l’existence d’un phénomène de reproduction.

ETUDIANTS
(origine)
FRERES ET SOEURS PERE MERE GRANDS-PARENTS
Béja un frère : beaux-arts et un autre inscrit en magistrature ingénieur : études supérieures mère au foyer analphabètes
Béja une sœur secrétaire et un frère ayant un diplôme supérieur en éducation sportive retraité militaire mère au foyer analphabètes
Benguerdane un frère : baccalauréat agriculteur mère au foyer analphabètes
Djerba un frère : niveau baccalauréat
une sœur : niveau secondaire
technicien supérieur : niveau baccalauréat professeur de français : maîtrisarde en langue et littérature françaises scolarisés
Djerba huit frères et sœurs : niveau secondaire journalier : niveau primaire femme de ménage : niveau primaire analphabètes
Gabes une sœur : institutrice un chef chantier mère au foyer analphabètes
Gafsa une sœur : études supérieures
un frère : études secondaires
une sœur : études primaires
marchand : études secondaires mère au foyer analphabètes
Hammamet deux frères : un médecin et un maîtrisard en économie –gestion
deux sœurs : une médecin et une enseignante
sans diplôme mère au foyer analphabètes
Kairouan un frère : niveau secondaire assureur : niveau baccalauréat professeur : maîtrisarde scolarisés
Kairouan deux frères : un qui prépare son baccalauréat et l’autre qui a une maîtrise en langue et littérature espagnole technicien : diplôme de technicien en électricité employée : niveau baccalauréat analphabètes
Kasserine un frère : en 2ème année économie - gestion
un frère : en 4ème année secondaire
surveillant général : niveau baccalauréat mère au foyer analphabètes
Kasserine une sœur diplômée en sciences juridiques économiste : études supérieures mère au foyer scolarisés
Kerkennah un frère : baccalauréat commerçant mère au foyer scolarisés
Kerkennah un frère : niveau secondaire
une sœur : professeur
retraité : niveau baccalauréat retraitée : niveau baccalauréat analphabètes
Le Kef une sœur : directrice commerciale
un frère : 4ème année secondaire
pilote : études supérieures mère au foyer scolarisés
Le Kef une sœur : technicien chimiste en cuir - couture retraité sans diplôme mère au foyer scolarisés
Mahdia deux frères : un maîtrisard en langue et littérature italienne et un autre niveau secondaire instituteur : niveau baccalauréat mère au foyer analphabètes
Mhamdia  un frère : bac lettres
deux sœurs : en 1ère année et 9ème année secondaires
fonctionnaire : niveau baccalauréat mère au foyer scolarisés
Sfax une sœur : niveau baccalauréat ingénieur : bac + 4 mère au foyer analphabètes
Sfax un frère et une sœur : niveau secondaire fonctionnaire à l’UGTT : union générale des travailleurs tunisiens mère au foyer analphabètes
Sfax un maîtrisard en finance et un ingénieur en mécanique agriculteur mère au foyer analphabètes
Sidi-Bouzid un frère : en 3ème année secondaire
une sœur : en 6èmeannée priaire
agriculteur mère au foyer analphabètes
Siliana deux frères : un menuisier et un docteur en histoire
deux sœurs : une maîtrisarde en économie et gestion et une maîtrisarde en publicité
menuisier mère au foyer analphabètes
Sousse un frère : en 5ème année secondaire
une sœur maîtrisarde en droit
directeur administratif et juridique mère au foyer analphabètes
Sousse une sœur : maîtrisarde en langue et littérature arabe directeur de banque : maîtrisard en commerce mère au foyer analphabètes
Sousse une sœur en 2ème année gestion ingénieur : maîtrisard secrétaire : niveau bac scolarisés
Sousse un frère : maîtrisard directeur technique :
niveau maîtrise
professeur :
niveau maîtrise
analphabètes
Tataouine un frère étudiant et deux sœurs en secondaire agriculteur mère au foyer analphabètes
Tataouine deux frères en secondaire douanier mère au foyer analphabètes
Tozeur quatre frères : un maîtrisard en animation, un diplômé en hôtellerie, un diplômé en électro - mécanique et un autre en 1ère année faculté
quatre sœurs : une en 1ère année secondaire, une en 7ème année, une en 9ème année et une en 4ème année (année du baccalauréat)
retraité sans diplôme mère au foyer analphabètes
Tozeur un frère et une sœur qui poursuivent leurs études supérieures fonctionnaire mère au foyer analphabètes
Tunis trois soeurs maîtrisardes, un frère : niveau baccalauréat et un autre en secondaire fonctionnaire retraité: bachelier fonctionnaire retraitée : bachelière analphabètes
Tunis deux sœurs maîtrisardes fonctionnaire retraité : bachelier fonctionnaire retraitée : diplômée d’études supérieures scolarisés
Tunis un frère : cycle préparatoire instituteur mère au foyer analphabètes
Tunis un frère : licencié en droit
un frère : diplômé en cinématographie et infographie
une sœur : styliste - modéliste
gérant de société : diplômé de l’histoire de l’art mère au foyer diplômée en gestion commerciale scolarisés
Tunis un frère diplômé en informatique de gestion
quatre sœurs : deux thésardes en médecine dentaire, une maîtrisarde en gestion financière et une en 9ème année d’enseignement de base
interprète : diplôme d’interprétariat arabe - français mère au foyer : niveau baccalauréat analphabètes
Tunis un frère : diplôme d’ingénieur
une sœur : 3ème année médecine
grossiste : niveau baccalauréat mère au foyer : niveau 1ère année en sciences économiques et gestion scolarisés
Zaghouan un frère : bac+2
une sœur : bac +2
une sœur : bac technique
technicien :
bac technique
institutrice : niveau baccalauréat analphabètes
Zaghouan une sœur : BTS de tourisme et une autre diplômée de couture retraité sans diplôme mère au foyer analphabètes
Zaghouan deux frères : niveau secondaire
deux sœurs : une ayant le niveau secondaire et une autre technicienne en bureautique et informatique de gestion (niveau enseignement de base)
technicien : diplôme de technicien en électricité mère au foyer : niveau 6ème année primaire scolarisés

L’environnement scolaire est certes important pour la maîtrise de la littératie mais l’entourage familial de l’individu contribue aussi d’une façon non moins importante à cette maîtrise.

Le niveau de littératie en français d’un individu dépend de la relation qu’il peut entretenir avec cette langue. Cette variante affective est conditionnée par son environnement familial et sociolinguistique qui influe sur ses prestations scolaires.

En effet, la famille est une micro-société dans laquelle évolue tout individu. C’est au sein de ce milieu qu’il côtoie pour la première fois la littératie (ce sont les parents qui préparent les enfants à affronter le monde extérieur en leur inculquant un certain savoir) et c’est toujours dans ce milieu ou grâce à ce milieu que son niveau de littératie stagne ou au contraire évolue. En effet, le niveau de littératie des enfants dépend généralement du niveau de scolarité des parents. Le tableau reproduit ci-dessus, résultant d’un questionnaire que nous avons présenté à un échantillon de 40 étudiants tunisiens, révèle que la littératie est quasi absente chez les grands-parents (la plupart d’entre eux, 28/40 plus exactement, étant des analphabètes ne sachant ni lire, ni écrire que ce soit en arabe ou en français). Elle commence à émerger avec la génération des parents mais avec une différence sensible entre les hommes et les femmes. Il existe 11 hommes sur 40 qui sont non scolarisés contre 26 femmes sur 40. Elle prend, enfin, une part importante dans la vie de la génération actuelle qui tend à réussir scolairement en vue d’une reconnaissance sociale.

Nous pouvons dire que l’entrée de la littératie a commencé avec la génération précédente. Le rapport à l’écrit en général et au français a évolué depuis l’Indépendance. Nous sommes loin désormais de la période où le français était la langue du colonisateur et nous remarquons qu’avec chaque nouvelle génération de nouveaux rapports se nouent entre la population et la langue française. C’est une relation qui est en perpétuelle mutation.

Il faut insister aussi sur l’évolution de la scolarisation pendant toute cette période. Chaque génération voit se transformer son rapport à l’école : si les grands-parents ne l’ont pas fréquentée en général même au niveau primaire, la génération des parents l’a connue au niveau du primaire pour les femmes (seulement 6/40 ont suivi un enseignement secondaire et 6/40 ont suivi un enseignement supérieur) et du secondaire pour les hommes (seulement 12/40 ont suivi un enseignement supérieur).

D’autre part, tous les étudiants interrogés ont des frères et sœurs scolarisés. Plusieurs d’entre eux ont poursuivi ou poursuivent des études supérieures et ce malgré le fait qu’ils n’aient pas tous des parents scolarisés (sinon tous, du moins la majorité d’entre eux n’ont qu’un parent scolarisé). Les étudiants originaires de Zaghouan, cités dans le tableau ci-dessus et qui sont au nombre de trois, présentent trois profils différents : des grands-parents analphabètes et des parents scolarisés pour le premier, des grands-parents et des parents analphabètes pour le deuxième et enfin des grands-parents et des parents scolarisés pour le dernier. Chaque étudiant appartient à une représentation familiale distincte. Toutefois, ces étudiants ont tous des frères et sœurs scolarisés à différents niveaux scolaires et d’autres même diplômés. La question qui se pose est : ces étudiants présentent-ils tous un même niveau de littératie en français ? La réponse semble être négative puisque ces mêmes apprenants ont suivi le même cursus institutionnel mais chacun a évolué dans un environnement particulier avec une plus ou moins grande exposition à la langue française.

Le niveau de littératie en français diffère d’une famille à une autre selon les usages qui s’y font de la langue et selon les représentations qu’ils ont d’elle. Des parents non scolarisés ne se montreront pas réceptifs quant à l’utilisation en famille d’une langue autre que le dialecte, alors que des parents scolarisés qui côtoient souvent le français dans leur quotidien l’utiliseront, consciemment ou non, d’une manière plus ou moins fréquente.

Nous constatons donc que la transformation du rapport à l’école est extrêmement rapide et que ce rapport ne se fonde donc pas sur un phénomène de « reproduction » (cf Bourdieu 1970)comme c’est le caspour les étudiants de Sidi-Bouzid, Hammamet, Le Kef, etc. Les parents, et les grands-parents surtout, ont peut-être du mal à se reconnaître dans leurs descendants de la même façon que les petits-enfants et les enfants peuvent mal s’appuyer sur l’expérience des générations précédentes lors de leurs études universitaires ou dans la conquête spécifique de la littératie que celle-ci présuppose (rédaction d’écrits longs, bon usage des bibliothèques et de la documentation écrite en général).