3-2-Le coût socio-cognitif des phrases :

Nous nous proposons de faire une étude quantitative des interactions orales de certains groupes d’étudiants en calculant le coût de chaque phrase produite, aboutissant ainsi par la suite à l’analyse des phrases les plus coûteuses en les comparant à celles qui le sont moins tout en tentant de déceler les raisons qui ont amené à un tel résultat.

Dans leur rédaction collaborative, les étudiants sont enclins à négocier plusieurs de leurs formulations afin d’aboutir à un consensus mutuel pouvant les conforter dans leur volonté d’arriver à réaliser les objectifs qu’ils se sont fixés au début de leur participation collective à ce travail scriptural.

Pour traiter du coût socio-cognitif des phrases, nous avons choisi les oralisations de deux binômes à savoir le groupe 4A et le groupe 8B.

Toutefois, nous devons signaler que nous avons focalisé notre attention sur les verbalisations effectuées par les interlocuteurs au moment où ils entament l’inscription définitive du texte ne faisant pas introduire, de ce fait, les textes intermédiaires dans notre analyse ci-après.

Nous tenons à préciser, aussi, que nous nous sommes basées, dans la délimitation des différentes phrases, sur la ponctuation utilisée par les scripteurs (le point étant considéré comme un point de repère indiquant la fin d’une phrase et le commencement d’une autre).

Les phrases les plus coûteuses pour le groupe 4A sont la phrase (11) à laquelle il a consacré 55 tours de parole et viennent après la phrase (20) qui a demandé 19 tours de parole, la phrase (10) avec 17 tours de parole et la phrase (21) avec 14 TP. Celles qui ont été les moins coûteuses pour ces étudiants sont la deuxième phrase avec seulement 1 TP ainsi que la quatrième phrase, la cinquième phrase et la phrase (23), avec également 1 TP. La phrase (16) a demandé 2 TP alors que les phrases (9) et (22) en ont demandé 3. Nous notons, au premier abord, que l’écart est assez considérable entre les tours de parole consacrés à la phrase (11) et ceux consacrés respectivement aux phrases (2), (4), (5) et (23).

Le problème de ce binôme réside au niveau du développement. C’est là où les phrases requièrent les plus grands moments de concertation. C’est le déclenchement de la rédaction du corps du sujet qui monopolise l’attention des étudiants. Nous remarquons que les phrases qui ont provoqué une surcharge cognitive aux étudiants sont des phrases qui se succèdent généralement dans le texte (les phrases 10 et 11) et (les phrases 20 et 21).

-phrase (10) :

« mais on peut bien regarder la difference entre une Jeunesse qui vie au nord et qui a un regard très ouvert et une mentalité qui se rebèle sans exception contre tous ce qui est normale pour être anormale. »

Nous remarquons, également, que les interventions se présentent sous forme de co-énonciation où les deux interlocuteurs construisent la phrase en totale collaboration puisqu’ils la préparent conjointement. L’un avance un terme et l’autre lui fait succéder un autre jusqu’à former une phrase sur laquelle les deux étudiants se retrouvent d’accord et qu’ils réalisent donc la complétude interactionnelle. Dans cet échange, les tours de parole sont multiples sans pour autant être chargés au niveau de l’énonciation. Les étudiants n’ont pas recours à plusieurs interventions en ayant pour objectif de débiter des discussions interminables sur les idées choisies. Ce qu’ils essayent de faire c’est de s’entraider à la formulation dudite phrase et la négociation est focalisée, alors, sur l’utilisation de certains termes comme le verbe pronominal « se rebeller ». Néanmoins, les interrogations émises sur ce verbe n’empêchent pas les co-scripteurs de l’inscrire d’une façon erronée dans le texte définitif alors qu’il apparaît dans le plan, ainsi que l’adjectif « anormal », avec une inscription correcte.

Ce fait peut être justifiée par la surcharge cognitive subie par les étudiants qui n’arrivent pas à gérer simultanément plusieurs contraintes scripturales. En focalisant leur attention sur le recours ou non à l’inscription pronominale du verbe « se rebeller », ils ont négligé son orthographe et ils ne se sont même pas rendus compte, en se référant au plan, de l’existence de différences morphologiques entre les deux produits.

« Cette categorie represente la majorité qui justifie cette revolte au rythme accelerè de la vie qui mène à la machinisation, donc on à une partie actuelle qui suit l’interet matriel en abondonnant tous qui est originaire et morale cela nous mène à avoir des Jeunes immoraux qui dissipent leurs temps à pratiquer la crime et la violence, ce chute de valeurs se justifie dans une Jeunesse trahi par ses rèves et par une mentalité de machevalique. »

De nouvelles négociations méta-procédurales sont aussi à l’origine du nombre de tours de parole. A cette étape de la mise en mots, les étudiants continuent à réorganiser la disposition de leurs idées et à reconsidérer leurs choix. Ils ne cessent de reprendre les idées déjà inscrites afin de pouvoir trouver l’enchaînement adéquat à réaliser. Leur relecture/révision des phrases précédemment énoncées les aide à avancer dans leur mise en mots. Ils tentent, ainsi, de revenir constamment sur les phrases antérieurement inscrites afin qu’elles leur servent d’élan dans leur recherche d’idées et de formulations futures. Ces co-producteurs utilisent cette méthode comme moyen pouvant leur permettre de ne pas perdre de vue leurs objectifs et d’éviter de faire des répétitions pouvant nuire à leur produit écrit.

Contrairement à la dixième phrase, l’élaboration de la phrase (11) requiert un nombre important de tours de parole qui sont loin d’être des interventions courtes, mais s’affichent tels des interventions plus ou moins étendues. Cette volonté des interlocuteurs de discuter plus ou moins longuement de certains phénomènes textuels ou de certaines idées, liés à la réalisation de cette phrase, témoigne de la difficulté qu’elle semble leur présenter.

La phrase (11) se présente comme étant exagérément longue. Les co-rédacteurs semblent emportés dans la rédaction et ne prêtent pas attention à la nécessité de recourir à la ponctuation pour souligner le passage d’une idée à une autre et d’une entité phrastique à une autre ou du moins ils utilisent, parfois, la virgule qu’ils placent arbitrairement ou en remplacement du point. Ces derniers paraissent ne pas maîtriser les règles de la ponctuation en langue française. La phrase (11) s’affiche, alors, tel un paragraphe se composant de quatre phrases. Ces phrases se succèdent et résultent l’une de l’autre. C’est ce qui a probablement incité les étudiants à ne pas les séparer par des points. Nous avons l’impression que les scripteurs ne décident de mettre un point pour afficher la fin de la phrase que parce qu’ils décident d’entamer une autre sous-partie du développement. Nous pouvons imputer cette manière d’agir à l’influence de la langue maternelle sur la langue cible. Ainsi, dans la langue arabe, la conjonction de coordination « et » est souvent utilisée dans un but énumératif ou pour juxtaposer ou séparer les différentes propositions existantes. Elle peut apparaître à plusieurs reprises dans une même phrase et permettre, ainsi, d’établir des liens logiques entre les différentes unités phrastiques qui font partie d’une seule et même succession argumentative.

La réalisation de cette phrase demande aux étudiants un effort cognitif important. Ils tentent, ainsi, de jongler entre plusieurs opérations à savoir la mise en mots des idées précédemment sélectionnés, la négociation d’autres formulations possibles aux différents énoncés, la confrontation de leurs façons de voir les choses et de se représenter le monde. Des désaccords naissent, donc, à la suite de ces affrontements conceptuels. L’échange s’étend alors inévitablement.

Ce long échange est nourri par un dissensus qui se crée entre les deux interlocuteurs. Ils ne partagent pas les mêmes idées et ne se le cachent pas. Nous remarquons, en effet, à travers les interventions réactives, négatives de K que sa pensée est en contradiction avec ce que lui présente son compère. D’ailleurs, l’échange se clôt sur un pseudo accord de sa part et nous supposons que c’est une manière de clore la discussion mais qu’il n’est pas convaincu, pour autant, des idées de W. Toutefois, devant son impossibilité à faire accepter ses positions, il préfère la méthode d’évitement.

Les interventions se suivent et les étudiants s’interpellent sur la pertinence des idées mais ne s’interrogent pas sur la morphologie des mots bien que leurs énoncés regorgent d’erreurs orthographiques. Le seul terme qui a suscité un intérêt de leur part est le choix de l’adjectif associé au terme « mentalité » et qui définirait la mentalité de certains jeunes tunisiens d’aujourd’hui.

Nous constatons que ce binôme se laisse emporter dans des débats sans fins concernant une idée ou la formulation d’un terme précis à utiliser et oublient, souvent, de s’intéresser à d’autres éléments phrastiques et textuels qui sont tout aussi essentiels à la présentation d’un texte correct et cohérent. Ils se retrouvent, ainsi, submergés par un problème précis qui les accapare, les empêchant de se rendre compte de l’existence d’autres irrégularités qui demanderaient assistance de leur part. Nous découvrons qu’ils manquent, de ce fait, de vigilance et qu’ils sont rapidement et facilement en situation de surcharge cognitive, du moins à certains moments de l’interaction et de la rédaction collaborative.

Les phrases deviennent de plus en plus coûteuses quand les co-scripteurs décident de repenser l’organisation des idées dans le texte et, de là, reconsidérer les articulations entre les différentes unités phrastiques en effectuant, parfois même, des alliages qui étaient jusque-là inexistants ou carrément différents avant la mise en texte. Ce travail leur demande, à nouveau, de rediscuter leurs nouvelles résolutions en vue d’aboutir à un consensus pouvant les amener à un écrit définitif.

D’un autre côté, la deuxième phrase de l’introduction est formulée facilement et d’une manière assez fluide de la part des interlocuteurs qui la co-énoncent d’autant plus qu’elle se présente tel un énoncé assez facile à formuler sans aucune ambiguité qui serait susceptible de susciter des interrogations chez les étudiants et de les inciter à entamer des réflexions ou des négociations étendues.

Si nous essayons de voir à quelles parties du texte correspondent ces phrases qui n’ont nécessité qu’un tour de parole chacune et qui n’ont, de ce fait, demandé aux co-rédacteurs qu’un temps minime de résolution. La deuxième phrase appartient à l’introduction ; les phrases (4) et (5) sont les deux premières phrases du développement ; la phrase (23) est la dernière phrase du développement et se présente sous forme d’exemple et enfin, la phrase (26) est l’avant-dernière phrase de la conclusion et nous constatons qu’elle est déjà présente dans le plan. Nous remarquons, ainsi, que les étudiants trouvent vraisemblablement moins de difficultés à rédiger lorsqu’ils débutent un raisonnement que lorsqu’ils se retrouvent au sein de la production écrite et qu’ils sont tenus de respecter la cohésion du texte et de mener à bien l’articulation entre les différents arguments qui le constituent. Les phrases les moins coûteuses sont, alors, celles qu’ils formulent à partir du plan préalablement préparé et dans lequel les idées sont plus ou moins rédigées. En outre, lorsque les scripteurs sont d’accord sur l’idée à reprendre au moment de l’inscription définitive, cela ne leur demande pas beaucoup de temps pour formuler une phrase intelligible.

Ce que nous pouvons également signaler c’est que la facilité et la rapidité avec lesquelles certaines phrases sont produites ne signifient aucunement qu’elles soient dénuées d’irrégularités. Les étudiants ne semblent pas prêter attention à certaines erreurs existant au sein de ces phrases. Si cela avait été le cas, ces mêmes phrases auraient été beaucoup plus coûteuses car elles auraient suscité plus d’interrogations et de discussions de la part des étudiants. Il aurait suffit que l’un d’eux s’interroge sur un terme ou une formulation ou autre pour que cela déclenche des interventions successives de part et d’autre ayant pour but d’aboutir à une solution au problème rencontré. Ce qui empêche ces deux étudiants de se rendre compte de l’existence d’écarts, qu’ils soient morphologiques, linguistiques ou autres, c’est le fait qu’ils partagent les mêmes carences langagières.

Par ailleurs, concernant le groupe 8B, les phrases les plus coûteuses sont la phrase (11) qui fait partie de la conclusion et qui a accaparé 29 TP et la deuxième phrase avec 22 tours de parole. En outre, la première phrase du texte a été réalisée en un TP et nous dénombrons quatre phrases qui ont nécessité chacune seulement 5 TP à savoir la cinquième phrase, la sixième, la huitième et la neuvième. Il est nécessaire de préciser que le texte produit par ce binôme est présenté sous une forme plutôt succincte et nous notons que les différentes idées qui y sont évoquées ne sont pas assez développées.

Ainsi, pour ces deux étudiants, la difficulté réside au niveau de la rédaction de l’introduction et de la conclusion puisque les phrases les plus coûteuses font partie de ces deux entités textuelles. Ces difficultés se traduisent également à travers les ratures existantes au sein de ces phrases. La formulation des idées semble être à l’origine des hésitations de ce groupe. Ainsi, bien que la sélection des idées paraisse aisée pour eux, le choix inapproprié des termes les oblige à négocier l’inscription finale des phrases. C’est le cas de la deuxième phrase qui subit d’innombrables changements :

«  C’est pour cette raison qu’on s’interesse à les étudier C’est pour cela qu’on peut les classer c selon des cathégories en s’appuiyant sur les regards qu’on porte sur les jeunes d’aujourd’hui. »

ou encore :

S-106-sur le regard qu’on peut porter sur en s’appuyant sur le regard

I-108- les

S-109-
sur les regards

La deuxième moitié de cette seconde phrase semble compliquer la tâche des étudiants qui s’embrouillent et se montrent hésitants quant à la proposition relative adéquate à associer au substantif « regard ». Nous constatons, également, les tentatives répétitives auxquelles les rédacteurs ont recours dans l’utilisation des propositions subordonnées pour former leurs phrases. Les choix se multiplient et sont sans cesse permutées jusqu’à l’obtention finale d’un résultat que les deux interlocuteurs approuvent.

Certes, le développement de cette phrase demande un certain nombre de tours de parole, mais il est vrai que beaucoup d’entre eux sont une formulation de l’incompréhension de l’un des interlocuteurs et une demande d’explicitation ou bien une validation des propos de l’autre. Cette ratification est d’autant plus inéluctable qu’elle permet la continuité de l’échange. C’est l’acceptation du propos de l’autre qui permet à l’échange d’avancer et de progresser.

Outre l’introduction, la conclusion semble constituer une difficulté pour les étudiants et chacun d’eux renvoie à l’autre la tâche de conclure par crainte de l’affronter soi-même. C’est le cas de la onzième phrase se présentant sous cette forme :

« Certe les jeunes de la Tunisie ont atteind des niveaux supérieurs grâce à la Technologie moderne mais dans tous les domaines. »

La partie finale du produit écrit se présente, alors, telle une tâche difficile à surmonter et nous repérons cette difficulté dans les interventions suivantes :

Nous pouvons noter que cela a été également le cas pour le groupe 1B qui a eu recours à de multiples interruptions au cours de son étape conclusive. Ces pauses auxquelles il a eu recours sont plus ou moins longues et renseignent, ainsi, sur la difficulté rencontrée par ces scripteurs face à la résolution de cette tâche.

Une autre cause liée au coût de cette onzième phrase est celle des problèmes linguistiques affichés par les deux étudiants en S 207, S 211, I 216. Ces obstacles linguistiques ne font que retarder les étudiants dans leur accomplissement de leur travail rédactionnel. Nous pouvons constater, cependant, que malgré la correction qu’ils effectuent sur certaines erreurs morphologiques, ils passent facilement à côté d’autres erreurs qui sont pourtant aussi évidentes.

Ainsi, certaines tâches scripturales peuvent accaparer l’attention des interlocuteurs et mobiliser de leur part plusieurs tours de parole sans pour autant les amener à produire un texte ou une partie de texte dépourvus d’irrégularités.

Face à ces phrases plus ou moins coûteuses, nous constatons l’existence d’autres qui n’ont pas demandé aux interlocuteurs beaucoup de temps de réflexion puisqu’elles ont été réalisées en un temps très limité. Ces phrases sont généralement des phrases simples par opposition aux autres phrases plus longues et complexes utilisées par ces mêmes scripteurs. Néanmoins, le fait que ce type de phrases soit réalisé de façon rapide – et ce sans demander trop de discussions aux étudiants – ne préfigure en rien de leur qualité et c’est ce que nous avons précédemment remarqué pour le groupe 4A. En fait, les négociations, qu’elles soient longues ou courtes, qu’elles nécessitent un nombre élevé ou pas de tours de parole, ne peuvent pas – du moins pour les cas que nous avons observés – être considérées comme révélatrices de la qualité de l’écrit. En effet, des étudiants peuvent consacrer énormément de temps à la création/négociation/inscription d’une phrase qui leur demande un effort cognitif considérable sans pour autant être capables de fournir un résultat scriptural dépourvu de biffures, d’erreurs qu’elles soient morphologiques, syntaxiques ou autres. D’autre part, d’autres étudiants, certes pas tous, n’ayant consacré qu’un temps minime et limité à la réalisation de leurs phrases peuvent présenter un écrit plus satisfaisant. Nous pouvons avancer, donc, l’idée que tout dépend alors des compétences rédactionnelles et linguistiques de chaque étudiant.

Ce que nous pouvons déduire également, d’après les observations effectuées auparavant, c’est que le coût socio-cognitif des phrases est différent d’un groupe d’étudiants à l’autre. Chaque binôme affronte les difficultés rédactionnelles qui se présentent à lui d’une manière qui lui est propre. Bien que certaines réactions ou manifestations de la part des étudiants puissent avoir des répercussions sur le texte qu’ils produisent, il peut s’avérer aussi que beaucoup de leurs efforts cognitifs déployés au cours de la réalisation de la tâche ne soient pas porteuses de résultats conséquents. Cela peut être dû à un manque de savoir-faire de la part des apprenants qui peuvent, parfois, ressentir des « anomalies » dans leurs propos ou dans leur production sans pour autant être capables de s’en défaire. Par moments, ils réussissent même à détecter certains dysfonctionnements qu’ils corrigent alors que d’autres échappent à leur attention sans être, pour autant, moins manifestes mais que les apprenants ne détectent pas à cause d’une ou de plusieurs incompétences dont ils souffrent ou de la pénurie des connaissances mobilisés au moment où ils sont en passe d’affronter un problème scriptural ou langagier quelconque.

C’est pourquoi, nous ne pouvons que constater que les comportements scripturaux des étudiants sont étroitement liés à leurs compétences et à leur niveau de maîtrise et de l’écrit et de la langue française.