4-Les pauses ou le coût cognitif individuel

« La pause peut être considérée comme le débrayage momentané de l’interaction, et en conséquence comme une indication du travail cognitif indépendant quoique simultané de deux partenaires. » : Robert Bouchard (1996).

La fréquence des pauses diffère d’un binôme à un autre. Alors que certains groupes d’étudiants usent abondamment des moments de pauses et en l’occurrence des arrêts de cassette (ces derniers arrêtent l’enregistrement sur dictaphone lorsqu’ils se trouvent confrontés à un problème structurel, linguistique ou autre qu’ils peinent à résoudre ou bien lorsqu’ils sont incapables de formuler une idée particulière ou encore lorsqu’ils se trouvent aux prises avec un conflit interactionnel), d’autres – en revanche – n’y ont recours que rarement voire jamais pour certains. Les moments de pause sont ainsi sollicités d’une manière différente par les étudiants.

Essayons de répertorier, tout d’abord, les binômes qui ont usé des pauses d’une façon récurrente tout au long de leur interaction en nous intéressant également à la durée de ces moments d’interruption.

Les trois binômes qui présentent le nombre le plus élevé de pauses sont le groupe 6A, le groupe 1B et le groupe 6B.

Le groupe 6A s’est vu par trente neuf fois recourir à l’interruption de la parole avec deux arrêts d’enregistrement. La pause la plus longue étant de 3mn 44s et la plus courte étant de 21s.

Le groupe 1B a eu recours par trente huit fois (en ne comptant pas les moments d’arrêts de l’enregistrement dont nous ne pouvons pas calculer la durée mais qui se comptent au nombre de dix arrêts) à la suspension de la parole. La pause la plus longue étant de 1mn 56s et la moins longue de 22s.

Le groupe 6B, quant à lui, a usé à vingt deux reprises des moments de pause avec neuf arrêts de cassette. La pause qui a duré le plus longtemps est estimée à 51s et la plus courte à 22s.

Ces trois groupes d’étudiants ont eu, plus que d’autres, recours aux pauses. C’est pourquoi, nous allons essayer de savoir à quel moment de l’interaction s’est manifesté chez eux le besoin de suspendre l’activité verbale et de s’octroyer des pauses qui, comme nous l’avons mentionné, sont de longueurs variables entre les différents binômes étudiés. Ces moments de silence sont, cependant, loin de s’accompagner de moments d’inactivité cognitive. Ces moments d’interruption s’accompagnent, généralement, de recherches langagières, organisationnelles ou autres.

Nous pouvons imputer le recours incessant aux pauses à la difficulté que peuvent avoir quelques étudiants à formuler une idée précise ou carrément à leur incapacité à trouver des idées intéressantes qui peuvent servir au mieux leur texte et ce à un moment donné de son élaboration.

Les pauses sont révélatrices de la surcharge cognitive que subissent les étudiants au cours de leur exécution de la tâche scripturale. Ces derniers sont amenés à gérer parfois conjointement plusieurs contraintes rédactionnelles et ils sont, de ce fait, enclins à rencontrer des difficultés diverses vis-à-vis desquelles ils peinent quelquefois à faire face. Les étudiants sont, sans cesse, aux prises avec des difficultés cognitives. Celles-ci les obligent, à certains moments, à freiner un peu leur cadence scripturale et à s’octroyer des moments de réflexion plus au moins longs. Ces instants sont traduits par des pauses auxquelles les interactants ont recours à des moments précis de leur travail rédactionnel.

A quel moment se manifestent, donc, ces pauses ?

Nous remarquons à travers notre observation des pauses que celles-ci se déclenchent essentiellement au cours de la mise en mots des idées présélectionnées et même un peu rédigées au cours d’une étape intermédiaire qu’est le brouillon Ces pauses se manifestent quand les scripteurs inscrivent une phrase et s’apprêtent à en commencer une autre. La conception de cette nouvelle phrase s’accompagne de moments de doute, de réflexion et d’appréhension. Néanmoins, elles peuvent également apparaître après le déclenchement du travail sur cette nouvelle phrase c’est-à-dire que la période de création d’une nouvelle entité syntaxique devient parsemée de pauses plus ou moins longues. La fréquence du recours aux pauses et la longueur ou non de celles-ci sont intrinsèquement liées au degré des difficultés rencontrées par les étudiants lors de l’élaboration de telle ou telle phrase. C’est justement grâce à ces deux critères de fréquence et de longueur que nous allons pouvoir repérer les phrases qui ont posé problème aux étudiants et tenter d’en savoir davantage sur ces obstacles auxquels se sont trouvés confrontés les différents binômes et plus particulièrement chaque étudiant.

Nous commençons par nous intéresser au binôme 6A. Nous notons une profusion des pauses au sein de l’interaction du groupe 6A qui est dûe parfois à la volonté des étudiants d’inscrire leurs idées sur le papier (nous entendons au cours de ces moments de silence le bruit du stylo sur la feuille) arrêtant ainsi la verbalisation de leurs actes. D’autres interruptions résultent d’un manque d’idées. C’est alors que les scripteurs s’octroient quelques secondes de réflexion dans le but de mieux appréhender le sujet mais – quelquefois – les pauses s’éternisent à cause de l’impossibilité de trouver des idées ou de pouvoir les formuler.

« Cependant la société renferme des jeunes qui ont bien pris le bon sens et participent à l’amélioration de la condition socio-économique de leurs pays, et d’ tandis que d’autre forment une classe débauchée, marginalisée et rejetée, ce qui est le cas des jeunes tunisiens. »

La réalisation de cette phrase pré-citée, qui est la quatrième phrase de l’introduction, et qui se place juste avant l’annonce de la problématique que les scripteurs présentent sous forme de question, demande un grand moment de réflexion de la part des interlocuteurs. Les 3 minutes et 44 secondes consacrées à ces instants de réflexion et qui sont déclenchées par W viennent en réponse à l’interrogation de son interlocuteur quant au fait de passer à la rédaction du développement ou bien de proposer une continuation à la partie introductive en mettant l’accent sur les deux parties constituant le texte qu’ils envisagent de produire.

En outre, la phrase qui recèle le plus grand nombre de pauses est la phrase (9) d’après laquelle les scripteurs tentent de hiérarchiser les jeunes dans des groupes sociaux bien définis. Cette volonté les amène à formuler une phrase assez complexe qui pose problème à S qui l’énonce. Ce dernier finit par s’exclamer en S 254 : « … il vaut mieux faire des phrases simples que c’est un peu lourd… ». Il fait part, finalement, de la nature des difficultés qu’il affronte dans la réalisation d’une phrase longue et complexe. Il craint la lourdeur phrastique vu l’étendue de la phrase présentée.

Les moments d’interruption s’achèvent avec la relecture-tremplin effectuée lors de la conception de la treizième phrase. La réalisation de toutes les phrases qui suivront ne connaîtra plus de pauses. Leur énonciation semble ne pas trop poser de problèmes nécessitant des interruptions, qu’elles soient courtes ou longues. En effet, la conception des six dernières phrases se passe plutôt facilement et d’une manière assez fluide.

Ce que nous pouvons remarquer, après une observation de l’interaction de ce binôme, c’est que les pauses se manifestent le plus souvent dans des moments précis : après le travail sur une phrase particulière et son inscription définitive et avant d’entamer la phrase qui lui succède ; lors de la recherche d’idées pertinentes et ce que ce soit au moment de la planification ou au cours des négociations qui se déclenchent au moment de la mise en texte, mais également au cours de la création de phrases complexes qui, par définition, demandent plus d’attention et de savoir-faire que les phrases simples. En effet, plus la phrase est longue et plus les étudiants sont susceptibles de rencontrer des problèmes quant à son élaboration et sont alors amenés – du moins en ce qui concerne ce groupe – à jalonner leur travail scriptural par des pauses successives.

Concernant le binôme 1B, nous remarquons, à travers l’observation de son interaction, que le recours récurrent aux pauses est présent surtout au moment de la conception des phrases. Nous nous intéresserons plus particulièrement à quelques phrases appartenant au texte dudit groupe qui nous semblent être les plus représentatives.

Ainsi, la mise en mots de certaines phrases du texte a apparemment posé certains problèmes aux étudiants que nous voyons recourir aux pauses à cinq reprises lors de l’élaboration de la phrase (2). Ces pauses interviennent lors de la préparation du texte intermédiaire à savoir le brouillon. Nous entendons par texte intermédiaire la signification que présente si bien Jean-Paul Bernié dans son article « Problèmes posés par la co-construction d’un contexte aux partenaires d’une activité rédactionnelle » (2001) en déclarant que la notion de texte intermédiaire : « ne recouvre pas la notion, devenue classique, de « premier jet », car celle-ci amène toujours à considérer ce dernier comme moindre texte, appelé à une amélioration en référence à un modèle. La spécificité d’une production intermédiaire dans le cheminement d’un scripteur exige au contraire une approche attentive aux diverses facettes d’un « brouillonnement » indiquant la construction progressive d’une pensée, voire de connaissances, à travers celles d’une posture énonciative et d’une forme textuelle. » Cette étape propédeutique semble être assez importante pour ce binôme dans la mesure où ils y consacrent un temps assez important. Au cours de ce moment d’élaboration, les étudiants mettent tout en œuvre pour mettre en mots des idées qu’ils ont préalablement sélectionnées. Cette partie du travail rédactionnel acquiert toute son importance à cause du travail cognitif qui s’y produit. Le travail de construction et en l’occurrence de co-construction des phrases demande une attention particulière de la part des scripteurs.

Ainsi, les phrases ayant demandé un temps d’élaboration plus ou moins étendu lors de l’étape intermédiaire sont notées aisément au cours de leur inscription définitive sans que les étudiants aient besoin de les rediscuter. Leur inscription est rapide et n’est pas interrompue par des coupures comme nous l’avons vu précédemment au cours de la réalisation du brouillon. Parmi ces phrases, nous citons l’exemple de la phrase (2) dont la mise en mots a été jalonné par plusieurs interruptions : (24s), (22s), (56s), (1mn 40s), (34s), (38s). La première interruption se plaçant après la mise en mots de la première phrase. Les étudiantes prennent ce temps pour réfléchir à la phrase qui succèdera au premier élément phrastique élaboré et avec laquelle ils finiront par constituer leur introduction. Les pauses successives sont plutôt relatives à la formulation de la phrase (2) et à la réflexion qui lui est sous-jacente. La juxtaposition des deux « segments » de cette phrase demande un temps de réflexion assez important de la part de ce binôme. La phrase est constituée d’un substantif + verbe au passé composé + deux compléments d’objet direct. Les pauses se manifestent lors du choix du deuxième complément d’objet direct qui subit plusieurs modifications :

leur donner des conditions meilleures

d’améliorer leurs conditions

d’améliorer leurs conditions de vie

Avant d’aboutir au choix final, il y eu une longue pause d’une minute et quarante secondes au cours de laquelle, nous le supposons, un grand travail cognitif a été élaboré afin d’arriver à trouver un complément de phrase satisfaisant.

Ce que nous pouvons constater c’est que les étudiantes pensent les phrases une à une et que le passage de l’une à l’autre peut s’avérer difficile et requérir des moments de réflexion plus longues que pour d’autres tâches. Bien qu’elles aient réalisé une planification de leur travail avec une inscription de leurs idées, le développement de ces idées et leur agencement demeurent une tâche ardue. Quant à la présence accrue des pauses lors de l’élaboration d’une certaine phrase plutôt qu’une autre, nous expliquerons cela par le fait que pour certaines phrases, les étudiantes n’ont pas recours aux pauses mais nous font assister à des tentatives d’énonciation successives qui leur permettent de faire, de défaire et de refaire les phrases jusqu’à l’obtention d’un résultat concluant.

Ces essais multiples sont tantôt avortés tantôt validés, mais ils apparaissent tels des tâtonnements successifs grâce auxquels les étudiantes réussissent progressivement à trouver la formulation finale qu’elles escomptent. C’est ainsi qu’elles construisent leurs énoncés. Elles sélectionnent une idée qui leur semble convenir au sujet qu’elles traitent, l’annoncent en l’énonçant par bribes ou en la suggérant, en un premier jet, en une phrase complète pour ensuite y introduire des modifications selon que la formulation effectuée réponde ou non aux objectifs que ces co-scriptrices se sont fixés. Néanmoins, quelquefois cela se passe autrement et ces étudiantes ont recours alors aux pauses qui se déclenchent, apparemment, lorsqu’elles butent devant un obstacle rédactionnel. Nous pouvons supposer qu’elles se retrouvent dans l’impossibilité de fournir une quelconque formulation à leur (s) idée (s) parce que tout simplement elles n’en ont pas. Les moments d’interruption de la parole leur permettent de prendre le temps de réfléchir à ce qu’elles vont écrire pour ensuite le suggérer en vue d’une négociation et peut-être d’une inscription future.

Cette réflexion se réalise d’une manière individuelle. Les étudiantes ressentent quelquefois le besoin de suspendre tout travail collectif afin de s’octroyer des moments de réflexion individuels au cours desquels chacune tente d’affronter les difficultés cognitives rencontrées. En effet, les pauses révèlent l’existence d’une surcharge cognitive que les étudiantes subissent à un moment ou à un autre de leur exécution de la tâche scripturale. Cette surcharge cognitive les empêche, à un moment donné, d’avancer dans leur travail et de fournir une quelconque performance.

Ces moments de surcharge cognitive font leur apparition chez le groupe 1B au cours de la planification où les étudiantes commencent à concevoir leur texte, à chercher dans leur mémoire à long terme des idées pouvant servir le sujet traité et à les organiser. Cette étape de recherche d’idées est certainement coûteuse au niveau cognitif dans la mesure où elle requiert un grand effort intellectuel de la part des étudiantes. Ces dernières ressentent simultanément le besoin de recourir à ces moments de haltes. D’ailleurs, nous constatons l’apparition du même nombre de pauses aussi bien chez l’une que chez l’autre.

D’autre part, nous retrouvons chez le groupe 6B les mêmes raisons de la manifestation des pauses sauf que celles-ci sont moins nombreuses et ne s’adjoignent pas ou très rarement les unes aux autres (comme c’est le cas chez les binômes traités précédemment) dans le même tour de parole. Ce groupe, n’ayant eu recours ni à un plan ni à un brouillon pour échafauder son texte, use des pauses comme un moyen pouvant lui permettre de se donner le temps de réfléchir aux meilleures façons de construire son produit écrit. Cela est évident à travers l’observation des moments où ces pauses apparaissent :

A-15-eu :: h le sujet on va exprimer un point de vue nuancé quel regard portez-vous sur les euh bon (31s)

I-24-on fait l’introduction ensuite on fait le plan du :: développement bon dans l’introduction (25s)

Nous retrouvons ces pauses également quand les étudiants butent sur un terme et qu’ils déclenchent une recherche lexicale ou alors quand ils ressentent le besoin d’améliorer certaines entités textuelles mais qu’ils ont du mal à trouver la bonne formulation et bien qu’ils aient pris le temps d’y réfléchir finissent tout de même par laisser tomber comme c’est le cas dans l’exemple suivant :

I-289-un ressort de progrès oui de progrès (27s) qu’est-ce qu’on a d’autre pour le dire ? (25s) est-ce qu’on peut faire une sorte de synthèse maintenant ? +

Ainsi, nous nous rendons compte que les étudiants sont amenés, au cours de leur réalisation de la tâche scripturale, à coordonner une multitude d’efforts qui peuvent, en se conjuguant les uns aux autres, les perturber et les amener de ce fait à vouloir interrompre le travail collaboratif. La réflexion devient alors individuelle et l’interruption momentanée de la parole et ainsi du contact interactif permet à chacun des deux étudiants de se resituer par rapport à ce qu’il est en train de faire, à ce qu’il veut passer comme message et à la meilleure manière d’y parvenir et ce en consultant sa mémoire de travail et en se situant par rapport à ce qui a été précédemment élaboré et pensé conjointement avec son interlocuteur. Ce cheminement individuel est nécessaire au bon déroulement de l’action entreprise par les deux étudiants dans la mesure où ce travail cognitif indépendant ne peut qu’enrichir le travail cognitif collectif puisqu’à un moment ou un autre de l’interaction il arrive que les étudiants se retrouvent saturés, incapables d’aller de l’avant dans leur entreprise et que le besoin de suspendre tout échange et toute négociation se fait sentir et devient de plus en plus pressant.

Après l’analyse que nous avons faite du corpus écrit fourni par les différents binômes et celle que nous venons d’évoquer plus haut et qui concerne le corpus oral de ces mêmes étudiants, nous pensons qu’il est sinon évident du moins nécessaire d’aboutir à une étude de la relation entre l’oral et l’écrit, ces deux codes langagiers que les étudiants ont tendance à confondre.