4- L’apprenant et la norme

La norme connaît diverses définitions et diverses représentations. Elle est souvent associée de manière restrictive à une attitude rigoureuse qui récuse toute déviation. Toutefois, il est important de la définir d’une manière plus objective, comme l’usage moyen d’un point de vue statistique que font d’une langue ses utilisateurs natifs. Plus qu’une contrainte, elle apparaît alors comme le constat d’une régularité.

Elle est définie également par Py comme désignant « …l’ensemble des pressions extérieures qui s’exercent sur le système : pressions linguistiques d’une part à travers les différents modes de confrontation des produits de l’apprenant et de ceux de ses partenaires natifs ; pressions sociales d’autre part à travers les relations (pédagogiques ou autres) que l’apprenant entretient avec ces mêmes partenaires. »(Py.B 1993).

On constate, par ailleurs, que la norme du français varie d’un pays de langue française à un autre, France, Suisse, Belgique, Canada en particulier dans le domaine de l’orthographe. La question se complique encore lorsque les usagers ne sont pas des natifs mais des locuteurs-scripteurs utilisant cette langue comme langue-seconde.

Cependant du fait de leur statut d’étudiants en Lettres françaises, les étudiants dont nous analysons les productions entretiennent avec l’écrit et la norme un rapport particulier. Par le parcours scolaire qu’ils ont suivi et l’avenir professionnel auquel ils sont voués (à savoir être enseignants de français pour la plupart), ces étudiants doivent avoir une certaine maîtrise de la norme, au sens d’une normativité plus que de la seule normalité. Nous avons essayé, tout au long de notre recherche, d’évaluer cette maîtrise à travers un intérêt porté aux écarts que pouvaient présenter les productions de ces apprenants par rapport à la norme de l’écrit.

Quand on parle de norme, on parle également des règles explicites que l’on a donné à l’apprenant au cours de son apprentissage d’une langue afin de lui permettre de se situer et de situer ses compétences orales et écrites en les confrontant à ces règles scolaires du « bon usage ».

Les sociolinguistes montrent aussi que, à l’oral en particulier, la conception de la norme diffère d’un groupe social à un autre, en France mais encore plus au sein de la Francophonie (cf les travaux dirigés par A. Quéffelec). Le français n’est pas utilisé de la même façon dans tous ces pays, mais il est aussi utilisé différemment au sein d’un même pays où il varie d’une région à une autre et d’une classe sociale à une autre.

Cependant, en contexte universitaire, les pratiques scripturales des étudiants et leur manière d’appréhender la tâche qui leur incombe mais aussi le métalangage qu’ils utilisent nous montrent queces « apprenants » cherchent sans cesse (consciemment ou non) à se conformer à une norme scolaire. Tout risque alors de devenir stéréotypé.

De plus, nous l’avons dit, en tant que futurs enseignants de langue française, ils sont supposés maîtriser d’une façon plus ou moins optimale le français et l’écrit en français, en représenter la norme. Néanmoins (ou de ce fait), certains d’entre eux font montre d’une insécurité linguistique dans leur rapport et à la langue française et surtout à l’écrit. Le poids de la norme et l’importance croissante de l’écrit au fil des années ne font qu’accroître le sentiment d’insécurité qu’ils peuvent ressentir.

Il existe donc un lien étroit entre la norme académique et l’insécurité linguistique que peuvent connaître les apprenants dans la mesure où ces derniers, sans cesse évalués,sont sans cesse en train d’évaluer leurs écrits et par voie de conséquence leurs savoirs sur la langue en appréhendant de ne pas répondre à certaines exigences normatives.

L’objectif est de réussir à faire des apprenants tunisiens de bons francisants, voire à les faire ressembler, autant que possible, à des locuteurs natifs. Toutefois, il est primordial de prendre en considération leurs caractéristiques et la spécificité des leur rapport à la langue française qui vont certainement amener des pratiques langagières inhérentes à sa situation linguistique tunisienne .

En effet, « le contexte sociolinguistique tunisien qui se caractérise par le plurilinguisme, la diglossie et une arabisation de l’enseignement et de l’administration a favorisé l’émergence d’un français tunisien qui présente un certain nombre d’écarts phonétiques, lexico-sémantiques et morpho-syntaxiques par rapport à la norme française, c’est-à-dire au français de la métropole » : Leïla Bel-Hadj Larbi (1995).

Plus précisément Bel-Haj Larbi montre que « certains écarts sont relatifs à l’emploi de certains articles : ex : On lui dit des fausses choses … H.Bigot affirmait déjà en 1907 qu’« on connaissait peu ici (en Tunisie) la subtilité qui consiste à remplacer le « de »s indéfini par la simple proposition  « d »e, devant un substantif précédé d’un adjectif » » (1995, p 32).

… ou encore que …

« la catégorie grammaticale du pronom offre, quant à elle, des écarts importants et fréquents. En effet, l’emploi de ce que A.Lanly appelle « le pronom-sujet de soutien » est considéré comme étant « l’une des constructions les plus courantes, l’un des tics du français régional d’Afrique du Nord » (A.Lanly, 1970, p215) ex : L’olivier il fait partie de notre patrimoine. » […] (1995, P33) Ces faits sont favorisés, à notre avis, par le système arabe qui emploie constamment un pronom-sujet pour reprendre le substantif-sujet.

A côté de ces exemples existent d’autres écarts par rapport à la norme française « de France ». Les écarts phonétiques sont assez fréquents chez les étudiants que nous avons enregistrés. Leur prononciation erronée de certains termes génère d’autres problèmes d’ordre orthographique ou lexical qui ont des répercussions négatives sur le texte produit. Les interférences entre les deux langues (arabe et français), dont nous avons parlé précédemment, représentent également une déviation par rapport à la norme.

A un autre niveau, nous pouvons considérer que l’absence de conclusion dans les textes produits par les étudiants représente un écart par rapport à une norme discursive puisqu’il n’est pas envisageable qu’un produit écrit renferme une introduction et un développement sans comporter de conclusion.

Mais d’un point de vue didactique, il nous semble nécessaire avec J.P. Cuq de mettre en rapport la norme et l’ensemble défini de registres du français que doivent utiliser les étudiants tunisiens :

‘« Aussi considérons-nous comme paramètre fondamental de toute didactique du français langue seconde que, dans un souci de planification des besoins, mais aussi de sécurisation progressive des apprenants, les responsables des programmes linguistiques des pays concernés et les enseignants établissent un degré de priorité dans l’enseignement de ces normes en fonction des probabilités supposées d’apparition de telle ou telle situation, et des « espérances pratiques » des apprenants quant à leur utilisation du français. » (J-P Cuq). ’

En d’autres termes, il est primordial de prendre en considération les besoins des étudiants et de faire en sorte d’adapter l’enseignement de la (les) norme (s) inhérentes à la langue française à la situation linguistique tunisienne afin de remédier à l’insécurité linguistique vécue par ces apprenants.

Cette insécurité linguistique peut se manifester parfois à travers les alternances codiques entre langue française et langue arabe auxquels recourent certains étudiants tunisiens. Ainsi, en évoquant la norme, nous ne pouvons qu’admettre en contrepartie la présence de plusieurs pratiques adjacentes qui dépendent de l’utilisation qui est faite de la langue en question.