5- Les alternances codiques

En Tunisie, nous nous retrouvons en face de différentes pratiques de la langue française. En effet, l’emploi de la langue française se présente différemment selon qu’on y a recours pour l’écrit ou pour l’oral. De même, l’utilisation du français à l’oral s’apparente souvent à du code-switching plutôt qu’à une utilisation exclusive du français. Les interlocuteurs tunisiens sont plus amenés à switcher entre eux en alternant le dialecte tunisien avec la langue française qu’à communiquer uniquement en français. Le recours exclusif à la langue française se manifeste généralement au cours d’une discussion exolingue. L’interlocuteur tunisien est alors obligé de se limiter, par souci de compréhension, au français contrairement à une situation endolingue où il partagerait avec son interlocuteur cette ambivalence ou ce va et vient entre la langue maternelle et la langue seconde.

Dans un premier temps, nous pouvons imputer le recours au code-switching, au cours d’une interaction entre pairs, à un déclencheur linguistique dans la mesure où les interlocuteurs se retrouvent dans une situation où ils ne sont pas à même de s’exprimer en français. Pour cela, ils choisissent une solution de rechange. C’est alors qu’ils ont recours à leur langue maternelle. En butant sur un terme en français, ils optent pour « la facilité » et donc pour un autre mode d’expression. Nous pouvons dire, de ce fait, qu’ils switchent par obligation ou par nécessité.

Le recours à la langue maternelle se manifeste également quand les étudiants veulent expliciter des termes précis et à ce moment-là, avant le terme en français, le terme en arabe apparaît souvent comme un moyen de déclencher le mécanisme mnémonique afin de trouver l’équivalent adéquat en langue seconde : ex :

D’un autre côté, le fait de switcher pourrait avoir un déclencheur interactionnel : les étudiants n’arrivant plus à se comprendre, ils décident de switcher. Si l’un des deux interlocuteurs éprouve des difficultés à faire parvenir son idée à l’autre et à la lui expliciter, il switche dans le but de réussir à faire passer son message. Ainsi, le locuteur cherche à garantir la compréhension de son énoncé et pour ce faire il utilise sa langue maternelle pour assurer la réception de sa production : ex :

D’autre part, un déclencheur psychologique pourrait être à l’origine de cette situation d’alternances codiques. Quand la situation-problème que les étudiants essayent de résoudre les amène à des confrontations répétitives et des négociations plus ou moins conflictuelles, le ton monte et les interlocuteurs ont tendance parfois à s’emporter et c’est dans ces moments d’emballement qu’ils utilisent la langue maternelle.

Nous pouvons aussi supposer que ce n’est qu’une question de spontanéité/automaticité du fait que les mots soient plus aisément trouvés en langue maternelle qu’en langue seconde.

Les étudiants se réfugient dans la langue arabe afin de diminuer leur surcharge cognitive et ce que ce soit face à un obstacle explicatif ou qui requière un effort mental important.

Nous pensons que nous pouvons imputer certains cas d’alternances codiques à l’existence d’un vide lexical au sein de l’intervention. Le locuteur se trouve incapable de trouver le terme adéquat en langue française ou langue cible ce qui le pousse à aller le chercher dans sa langue maternelle en vue de pallier ce problème « d’incapacité linguistique ».

Au cours de notre observation des différentes productions orales des étudiants, nous avonsremarqué que certains binômes avaient, plus que d’autres, recours aux alternances codiques. Citonsle G 3A, le G 3B et le G 8A.Nous optons, alors, pour une délimitation du champ d’utilisation du CSW. Pour ce faire, nous prenons la production orale du groupe 8A comme support à notre étude. Ces étudiantes ont recours à la juxtaposition de deux systèmes langagiers. Nous essayerons de comprendre ce qui les entraîne à switcher au cours de la réalisation de leur tâche scripturale.

De prime abord, nous pouvons remarquer que l’alternance codique peut se limiter, et ce selon les binômes, à des marqueurs conversationnels utilisés pour marquer le discours des interlocuteurs (comme c’est le cas dans L 36 : bεhi : d’accord ; CH 52 : ij : oui) comme elle peut s’étendre, parfois, à toute une phrase.

Nous pouvons évoquer, à la suite de l’observation des verbalisations du groupe 8A, l’existence de plusieurs types d’utilisation du CSW. De ce fait, le CSW est présent :

  • lors de commentaires méta-procéduraux qui englobent les discussions ou négociations portant sur la meilleure procédure à adopter dans l’organisation du discours. Nous illustrons nos propos par les exemples suivants :
  • lors de commentaires métadiscursifs (ou les réflexions des interlocuteurs sur le discours qu’ils produisent) :
  • en tentative d’explication :

A travers d’un côté la production orale des étudiantes et de l’autre leur production écrite, nous constatons que tout ce qui est formulé pour être écrit est énoncé en langue française, alors que dans des moments d’explication et d’explicitation la dominance est à la langue arabe. Ainsi, du début de l’interaction jusqu’à l’intervention de L en L 44, nous repérons très peu de manifestations du code-switching. Tout ce que les étudiantes énoncent ou presque est destiné à l’inscription et donc à faire partie du produit final. Elles optent pour une reproduction par écrit de tout ce qu’elles ont mentionné au préalable oralement avec une fidélité à leurs propos quasi absolue.

L’alternance entre la langue française et la langue arabe commence à apparaître en plus grande force à partir du tour de parole 45 quand CH explique sa vision des choses à son interlocutrice. Elle cherche une manière de mettre en mots l’idée qu’elle veut lui transmettre : désormais, la société encourage la mixité, la promiscuité entre filles et garçons ; a contrario, autrefois, la société était opposée à ce mélange. L’objectif de CH est d’axer l’attention, et de son interlocutrice et de l’éventuel lecteur de son produit écrit, sur les changements qu’a connus la société tunisienne au fil des ans. L’explication de l’idée se fait alors en langue arabe dans un but communicationnel.

En outre, nous notons, dans CH 58 → CH 60, que quand ces étudiantes affrontent une difficulté liée au lexique, la langue maternelle a tendance à ce moment-là à prendre le pas sur la langue seconde ou plutôt vient à son secours :

Chez ce binôme comme cela peut l’être également chez d’autres, il existe plusieurs types d’alternance codique :

  • une alternance intraphrastique qui se déroule au sein de la même phrase :
  • une alternance interphrastique qui se déploie entre différentes phrases :
  • une alternance codique d’un tour de parole à un autre :

L’alternance codique se présente de ce fait comme un élément constitutif du bilinguisme partagé.