I/ La lutte contre les exclusions, une approche par l’analyse des politiques publiques

Nous envisageons de traiter, dans le cadre de « l’analyse des politiques publiques », le processus qui mène « de la défense de la cause « des plus démunis » à la construction d’une action publique : sociogenèse de la loi relative à la lutte contre les exclusions du 29 juillet 1998 ». Ainsi, la problématique de notre thèse peut se décliner dans les termes suivants : en quoi les groupes de défense de la cause des plus démunis ont-ils influé sur la production de la thématique de l’exclusion et sur la construction de la loi du 29 juillet 1998 ?

A notre avis, trois hypothèses peuvent éclairer notre démarche :

- La première est de considérer que les gouvernements et le Parlement ne retiendraient comme interlocuteurs pertinents que les organisations de défense de la cause des plus démunis avec lesquelles ils entretiennent une traditionnelle relation de dialogue social. Il s’agit, en particulier, de grandes organisations nationales caritatives, qui siègent dans un certain nombre d’institutions publiques telles que le Conseil économique et social ou le Conseil national de l’habitat ;

- La deuxième consiste à dire que le gouvernement et le Parlement n’accepteraient de négocier qu’avec les groupes de cause qui jouissent d’une légitimité « populaire », c’est-à-dire ceux qui organisent des manifestations « populaires » et qui comptent parmi leurs adhérents des personnes considérées comme « exclus » ;

- Enfin, la troisième et dernière hypothèse consiste à considérer que le gouvernement et le Parlement ne dialogueraient qu’avec les groupes de cause qui articulent les demandes sociales des plus démunis, c’est-à-dire celles qui font des propositions présentant la particularité d’être également conformes à l’intérêt général.

La réalité des relations entre les pouvoirs publics et les organisations de lutte contre les exclusions sociales n’écarte, a priori, aucune de ces hypothèses. Ainsi, pour illustrer la première hypothèse, on peut dire que les ministres et les Parlementaires négocient et associent régulièrement les organisations caritatives nationales aux politiques publiques sociales et sanitaires. L’institution étatique cultive ainsi une tradition de dialogue social avec les groupes de cause regroupés au sein de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale de l’Uniopss créée depuis 1985. Ces organisations, qui sont également membres du collectif Alerte, siègent même, pour certaines, au sein des institutions publiques. Tel est le cas du groupe de cause ATD Quart-Monde, qui occupe, par exemple, un siège au Conseil Economique et Social.

Quant à deuxième hypothèse, les institutions étatiques n’associent pas seulement les organisations nationales caritatives au processus d’élaboration de la loi. Elles négocient aussi avec des organisations sociales dites « militantes » 7 ou de « lutte » 8 .Celles-ci se singularisent parfois, quant à l’accès à la scène publique, par des opérations « coups de poing » et ne sont membres d’aucune institution publique.

Pour ce qui concerne la troisième hypothèse, nous pourrons observer que tous les groupes de cause réformistes partagent la même représentation de l’exclusion que le gouvernement de Lionel Jospin et le Parlement.

Ces trois hypothèses permettent de s’interroger sur la manière avec laquelle les gouvernements et le Parlement procèdent pour sélectionner les groupes de cause qu’ils considèrent comme interlocuteurs pertinents. En effet, ces différentes institutions publiques jouissent du pouvoir exclusif de choisir leurs interlocuteurs pertinents parmi la soixantaine de groupes de défense de la cause des plus démunis. En associant les responsables de ces organisations de défense de la cause des plus démunis au processus de construction de la loi, les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin soutiennent, à l’évidence, l’émergence d’acteurs représentants de la cause des « exclus » et leur reconnaissent le droit de devenir des interlocuteurs légitimes des pouvoirs publics. Les autorités gouvernementales affirment, par cette démarche, leur capacité et surtout leur pouvoir de faire de tel ou tel groupe de cause un acteur représentatif ou tout simplement un partenaire social. L’Etat dispose du droit de choisir ses interlocuteurs « sociaux » et jouit ainsi de l’aptitude à configurer en bonne partie le champ de l’» exclusion ».

Quels groupes de cause les autorités gouvernementales et Parlementaires sélectionnent-elles comme interlocuteurs ? Privilégient-elles certains groupes au détriment de certains autres ? Si oui, quels sont les groupes de défense de la cause des plus démunis qui bénéficient des « faveurs » des gouvernements et du Parlement ? Pour être plus précis encore, les groupes de cause membres du collectif Contre la Précarisation et l’Exclusion 9 bénéficient-ils du même privilège, de la même considération, en termes de temps d’écoute et de nombre de rencontres avec les décideurs politiques que les groupes de cause du collectif Alerte ? Quels sont les acteurs institutionnels qui s’engagent concrètement dans le processus de construction de ce texte de loi ? Partagent-ils la même représentation de la problématique de l’exclusion ?

Les hypothèses que nous venons de valider et les interrogations ci-dessus mentionnées préludent des limites de notre champ d’analyse. En effet, notre démarche consiste à analyser l’interaction groupes de cause/ pouvoirs publics dans le cadre du processus de construction de la loi. Cette démarche conduit à écarter, au fond, les débats idéologiques 10 que cette loi a pu susciter, les débats « interminables » et les milliers d’amendements que les parlementaires ont proposés et dont la majorité à été rejetée 11 . Notre démarche consiste, en réalité, à interroger les conditions d’émergence de l’idée d’une loi contre les exclusions du champ « social » à sa « politisation », puis la manière dont cette problématique a été structurée sous forme de norme législative par les décideurs politiques et les leaders de groupes de cause 12 .

L’étude de la construction d’une politique publique de lutte contre les exclusions sociales impose de délimiter tout d’abord notre période d’analyse puis d’identifier les différents acteurs, tant publics que privés, qui sont engagés dans le processus de construction de cette loi.

Notes
7.

Droit Au Logement, Agir ensemble contre le chômage, Association pour emploi, l’information et la solidarité, le Mouvement national des Chômeurs et précaires.

8.

Entretien n° 19 avec Annie Pourre.

9.

Nous utiliserons parfois l’anagramme CPE tout au long de la thèse pour désigner le collectif Contre la Précarisation et l’Exclusion. 

10.

Pour les députés Communistes, par exemple, la lutte contre les exclusions a nécessairement une dimension idéologique. Elle est d’autant plus idéologique qu’ils souhaitent que les pouvoirs publics « ne mettent pas en place une progressivité de la fiscalité du patrimoine ; élargissant l’impôt sur la fortune, baissant la TVA, et enfin, réformant la fiscalité locale et l’assiette des cotisations sociales ». Au niveau de l’emploi, les représentants du groupes communiste à l’Assemblée nationale dénoncent « l’insuffisance des contraintes qui sont prévues à l’égard des employeurs ». Cette position assez idéologique ne semble pas être partagée par les autres députés de la majorité plurielle : les députés Socialistes et Verts par exemple. Source : Regards sur l’actualité, « La vie publique en France », hors série avril 1997-juillet 1998, René Haby. Documentation française, p. 195.

11.

Le projet de loi présenté par le gouvernement de Lionel Jospin fait l’objet de 800 amendements émanant pour l’essentiel des députés de la majorité plurielle. Le nombre d’amendements semble indiquer que le projet de loi tel qu’il a été présenté aux député le 5 mai ne recueillait pas l’assentiment de l’ensemble des députés de la majorité plurielle.

12.

Nous avons constaté que les députés de droite et ceux de gauche ont parfois défendu les mêmes positions unis au delà des clivages droite/ gauche afin de faire adopter des dispositions contre l’avis défendu par la ministre Martine Aubry. Deux exemples semblent l’illustrer : d’abord l’extension des possibilités de cumul du salaire avec l’aide sociale dans le cas spécifique du contrat emploi solidarité ; ensuite la prolongation « exceptionnelle » des programmes « Trace » au delà des 18 mois ce qui n’avait pas été initialement prévu par le gouvernement. Les députés ont réussi également à obtenir du gouvernement, l’allocation par le Fonds d’aide aux jeunes d’une aide financière destiné à « faire le pont » entre deux périodes de formation ainsi que l’exonération des charges sociales et une avance remboursable au profit des salariés et chômeurs qui reprennent leur entreprise.