II/ Période d’analyse et identification du système d’acteurs publics

La période que nous étudions commence, en principe, le 27 mars 1995, jour d’ouverture du forum que le journal La Croix et la radio France Inter ont organisé, et s’étend jusqu’au 29 juillet 1998, date de la promulgation du projet de loi par le Président de la République, Jacques Chirac. Ce forum, qui regroupe les principaux groupes de défense de la cause des plus démunis membres du collectif Alerte et les décideurs politiques est, en effet, le tournant décisif vers l’engagement en faveur de la loi contre les exclusions. Ainsi, le champ d’analyse ne prend en compte que deux phases : l’inscription de la loi sur l’agenda politique et la production d’une solution, c’est-à-dire l’adoption de la loi elle-même.

Selon Philippe Garraud 13 , l’inscription sur l’agenda politique d’une problématique sociale peut être définie comme « l'ensemble des problèmes faisant l'objet d'un traitement, sous quelque forme que ce soit, de la part des autorités publiques et donc susceptibles de faire l'objet d'une ou plusieurs décisions, qu'il y ait controverse publique, médiatisation, mobilisation ou demande sociale et mise sur le « marché « politique ou non » 14 . Il n’y a, selon lui, inscription sur l’agenda politique que lorsque les institutions politiques intègrent dans le cadre de leur logique de fonctionnement la situation vécue comme un problème social.

L’inscription sur l’agenda politique de la problématique de « l’exclusion « est donc le résultat de la combinaison de plusieurs facteurs complémentaires : mobilisation des groupes de défense de la cause des plus démunis, engagement des responsables politiques et, enfin, médiatisation de la problématique de l’exclusion. Ces différents facteurs concourent à faire de la thématique de l’exclusion, un problème public et à susciter non seulement des débats mais aussi l’intervention des pouvoirs publics.

Concrètement, la mise sur l’agenda politique du problème de l'exclusion, c'est-à-dire la perception du problème « comme appelant un débat public » 15 prend une dimension nationale et un tournant « politique » décisif lors de la campagne présidentielle de 1995. Le collectif Alerte etle groupe de cause ATD Quart-Monde mettent à profit la fenêtre ouverte par les élections présidentielles pour demander alors aux différents candidats 16 de se prononcer en faveur de l’adoption d’une loi-cadre contre l'exclusion. Cette requête semble recueillir l’adhésion de tous les candidats, en particulier celle du candidat Jacques Chirac puisque ce dernier centre son programme sur la réduction de la « fracture sociale » 17 .

De 1995 à 1998, les gouvernements successifs d’Alain Juppé et de Lionel Jospin introduisent deux projets de loi en faveur des plus démunis avec des dénominations différentes 18 . Ces projets de loi ont un même objectif : permettre aux plus démunis « d’intégrer » ou de « réintégrer » la société. Il apparaît, au terme de trois ans de processus d’élaboration, que cette loi est l'aboutissement d'une longue période de réflexions, de propositions, de débats, de négociations, de compromis, de concertations, d'interactions entre les responsables de groupes de défense de la cause des plus démunis et les responsables des pouvoirs publics.

Il convient de préciser que, par pouvoirs publics, nous entendons ici principalement le Président de la République, Jacques Chirac et son entourage ainsi que les gouvernements d’Alain Juppé et de Lionel Jospin, qui ont contribué à la construction de cette loi. Une quinzaine de ministères a ainsi été mobilisée. 19 Nous souhaitons toutefois nous focaliser sur quelques personnalités-clés représentant ces institutions publiques. Il s’agit notamment de  MM. Jacques Barrot et Xavier Emmanuelli, respectivement ministre des Affaires sociales et de l’Emploi et Secrétaire d’Etat à l’Action d’Urgence et Humanitaire sous le gouvernement du Premier ministre Alain Juppé, et Martine Aubry en tant que ministre de l’Emploi et de la Solidarité du gouvernement de Lionel Jospin. Ces derniers furent les principaux coordonnateurs des projets de loi de Renforcement de la cohésion sociale  et de Lutte contre les exclusions.

Les institutions gouvernementales ne furent toutefois pas les seules à contribuer à l’édification de cette loi. D’autres institutions étatiques ont également joué un rôle essentiel : l’Assemblée Nationale (la Commission des affaires sociales chargée de l'examen du projet de loi de Renforcement de la cohésion sociale ; la Mission d’information sur la prévention et la lutte contre les exclusions et la Commission spéciale pour le projet de loi relatif à la lutte contre les exclusions) et le Sénat (la Commission des Affaires sociales). Outre l’action des institutions publiques, celle des groupes de cause mérite aussi d’être questionnée. Quels sont en effet les groupes de cause qui ont marqué de leur empreinte la construction de la loi contre les exclusions ? Cette interrogation renvoie à deux autres questions sous-jacentes : d’une part celle de savoir comment ces organisations parviennent à faire émerger la thématique de l’exclusion comme thème de débat public, à l’imposer et à la faire accepter comme tel aux décideurs politiques et, d’autre part, celle des stratégies que les groupes de défense de la cause des plus démunis mettent en place pour convaincre les décideurs politiques de faire inscrire leurs propositions dans la future loi.

Notes
13.

Philippe Garraud, « Contribution à une sociologie des politiques publiques «, L'Année sociologique, vol. 40, 1990, PUF p. 31.

14.

Ibid p. 27.

15.

Ibid p. 19-20.

16.

Il s’agit des candidats Jacques Chirac, Lionel Jospin et Edouard Balladur. Source : François Ernenwein et Robert Migliorini, « Chirac, Jospin, Balladur en force contre l’exclusion », La Croix, 29 mars 1995.

17.

Un colloque consacré à la lutte contre la pauvreté et l'exclusion est organisé le 27 mars 1995 à l'initiative du collectif Alerte, de La Croix et de France Inter. Lors de ce colloque, les principaux candidats à l'élection présidentielle, Jacques Chirac et Lionel Jospin, prennent l'engagement de faire adopter une loi d'orientation pour réduire la « fracture sociale «. Elu Président de la République, Jacques Chirac confie la mission au Premier Ministre M. Alain Juppé d'élaborer le projet de loi sur la cohésion nationale.

18.

Chaque équipe gouvernementale donne une dénomination particulière à son initiative. Le gouvernement du Premier ministre Alain Juppé dénomme le sien « projet de loi de renforcement de la cohésion sociale », tandis que le gouvernement de Lionel Jospin l’intitule « projet de loi relatif à la lutte contre les exclusions ».

19.

Jacques Chirac, Président de la République ; le Premier ministre, Lionel Jospin ; la ministre de l'emploi et de la solidarité, Martine Aubry ; le garde des sceaux, ministre de la justice, Elisabeth Guigou ; le ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, Claude Allègre ; le ministre de l'intérieur, Jean-Pierre Chevènement ; le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, Dominique Strauss-Kahn ; le ministre de l'équipement, des transports et du logement, Jean-Claude Gayssot ; la ministre de la culture et de la communication, Catherine Trautmann ; le ministre de l'agriculture et de la pêche, Louis Le Pensec ; la ministre de la jeunesse et des sports, Marie-George Buffet ; la ministre déléguée chargée de l'enseignement scolaire, Ségolène Royal ; le secrétaire d'Etat à la santé, Bernard Kouchner ; le secrétaire d'Etat à l'outre-mer, Jean-Jack Queyranne ; le secrétaire d'Etat au budget, Christian Sautter ; la secrétaire d'Etat aux petites et moyennes entreprises, au commerce et à l'artisanat, Marylise Lebranchu et Le secrétaire d'Etat au logement, Louis Besson.