III/ De la posture de groupes de cause à celle de groupes de pression

Pour convaincre les décideurs politiques de la pertinence de leurs propositions, les groupes de défense de la cause des plus démunis créent deux collectifs : Alerte et Contre la Précarisation et l’Exclusion. Le premier est fondé en 1985 et  le deuxième collectif en 1995. Ce dernier est dissous au lendemain des élections législatives d’avril-mai 1997 par Médecins du Monde. Toutefois, certains membres du collectif Contre la Précarisation et l’Exclusion, notamment les organisations de défense de la cause des chômeurs, des sans-abri et des mal logés, créent un autre collectif à l’occasion des débats Parlementaires sur le projet de loi de lutte contre les exclusions. Elles baptisent ce nouveau collectif : Groupe de travail et d’échange inter-associatif sur le projet de loi d’orientation relatif à la lutte contre les exclusions 20 .

Si le collectif Alerte est créé pour exister « au-delà des saisons », les deux autres sont mis en place uniquement pour la période d’élaboration des projets de loi de Renforcement de la cohésion sociale et de Lutte contre les exclusions. Nous qualifions le collectif de réformiste qu’il est composé de groupes de cause qui recherchent une amélioration de la condition sociale des plus démunis dans le cadre de la négociation « républicaine » et « institutionnelle ». Il est le plus ancien des collectifs de groupes de défense de la cause des plus démunis. Le collectif Alerte est composé d'organisations anciennes, caritatives, hiérarchiques et centralisées, qui privilégient la négociation et la collaboration avec les responsables politiques et administratifs.

Le collectif Alerte, formé en 1994, est lui-même issu de la Commission Lutte contre l’exclusion et les exclusions. Les groupes de cause qui font partie du collectif Alerte prônent le changement par la négociation « institutionnelle » avec les pouvoirs publics. Ces groupes de cause, généralement de nature caritative, sont dans une logique de collaboration avec les pouvoirs publics.

Quant au collectif CPE, il comprend certains déçus du collectif Alerte, par exemple Médecins du Monde, et des groupes radicaux tels que des groupes de défense de la cause des sans abri, des mal-logés et des chômeurs qui sollicitent l’amélioration des conditions sociales des plus démunis en faisant « appel au peuple » 21   et en accomplissant généralement des actions illégales telles les occupations d’immeubles vacants, de succursales d’ANPE 22 etc. Ce collectif est animé principalement par les organisations récentes, jeunes, autonomes, non hiérarchisées et qui ne jouissent pas forcément d’une grande couverture médiatique. Elles sont généralement qualifiées de radicales parce qu’elles n’hésitent pas à « descendre dans la rue » et à revendiquer des actes qui se situent à la limite voire au delà de la légalité. Elles récusent parfois le légalisme et prônent des actions violentes.

En marge du principal collectif de groupes de cause Alerte, va donc être créé, en 1995,un second collectif, CPE, à l'initiative du groupe de cause Médecins du Monde. Il jouit d’une couverture médiatique moindre par rapport au collectif Alerte et est « dominé », ainsi que nous l’avons souligné, par des organisations que le journaliste du Monde, Jérôme Fénoglio, qualifie de radicales. Il les qualifie ainsi parce que ce sont des « associations aux domaines plus spécialisées, aux discours plus politiques et aux méthodes plus radicales » 23 . Tel est le cas de Droit Au Logement, Agir ensemble contre le Chômage !, Droits devant, Mouvement national des chômeurs et précaires, Association pour l’emploi l’information et la solidarité, etc.

Les groupes de cause qui composent ce second collectif peuvent être classés en deux catégories : la première rassemble ceux qui se sentent « rejetés » du collectif Alerte parce qu’ils ne parviennent pas à faire triompher leurs idées au sein de ce collectif. Tel est le cas de Médecins du Monde, dont les propositions sont souvent jugées non consensuelles. En effet, bien que Médecins du Monde dispose d'une compétence dans le domaine de la santé, il est souvent mis en minorité au sein du collectif Alerte. La seconde catégorie d’acteurs de ce regroupement est composée de groupes de défense de la cause des chômeurs et des groupes de défense du droit au logement. Ces organisations admettent la décision du gouvernement d’Alain Juppé de ne pas les convier au sommet social sur l’Emploi de décembre 1995. Ce refus pousse les groupes de cause radicaux à organiser des manifestations de protestation « populaire » et à se constituer en collectif des « Sans » 24 .L’organisation Médecins du Monde rencontre, semble-t-il, d’énormes difficultés à « exister » au sein du collectif Alerte. Pourfaire prévaloir ses idées, elle décide de créer un espace de réflexion et d’actions communes avec les groupes de cause radicaux.

Lesecond collectif CPE se présente donc comme le rassemblement des mécontents. Il semble être composé de deux sous groupes de déçus : les déçus du collectif Alerte et les déçus du gouvernement d’Alain Juppé. Le collectif CPE peut être conçu comme une tribune sociale et politique qui permet à tous les groupes de défense de la cause des plus démunis qui en sont membres de mettre leurs idées en valeur et de tenter de les faire triompher. Médecins du Monde trouve, à travers le collectif CPE, dont elle est par ailleurs le coordonnateur et la cheville ouvrière, « un espace » où elle peut bénéficier du soutien des groupes de défense de la cause des chômeurs et du droit au logement. Ce soutien est important, car l’organisation Médecins du Monde a besoin de partenaires pour contourner le « consensualisme » qui caractérise Alerte  et tenter de faire ainsi aboutir ses propositions avec d’autres alliés.

Ainsi, la création de ce second collectif permet aux groupes de cause qui en sont membres de construire un discours commun bien que n’ayant pas une tradition d’action revendicative collective et discursive commune, car ils n’ont ni la même philosophie, ni le même mode d’expression, ensuite, pour certains groupes, chercher à obtenir le « statut » de partenaires légitimes de l’Etat. Il s’agit pour cette « famille » de groupes de cause de s’affirmer comme des médiateurs sociaux potentiels, c’est-à-dire de se positionner comme des organisations qui ont la capacité d’articuler la demande sociale. On peut alors se poser la question de savoir si les pouvoirs publics vont accorder le statut de médiateur aux groupes de cause membres du collectif CPE ? En toute hypothèse, l'émergence du deuxième collectif de groupes de cause a eu pour effet de bouleverser le paysage des collectifs de groupes de cause puisque désormais deux regroupements poursuivent les mêmes objectifs et revendiquent le même statut social et politique.

La constitution des collectifs Alerte et CPE a eu lieu en dehors de toute intervention des autorités gouvernementales et Parlementaires et fut motivée par la détermination des groupes de cause à agir dans la sphère publique. Sur quoi se fonde la légitimité de ces groupes de cause et, par conséquent, des collectifs qu’ils ont créés ? Pourquoi les groupes de défense de la cause des plus démunis créent-ils deux collectifs alors qu’ils semblent préoccupés par la même cause : la défense des plus démunis ?

A la faveur de l’attribution du label Grande Cause Nationale en 1994, les membres de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion conviennent de changer de dénomination et portent désormais le nom d’Alerte. Le fonctionnement du collectif Alerte est alors fondé sur la liberté de parole de ses membres, la garantie et la préservation de leur indépendance vis-à-vis des médias et des pouvoirs publics. L'hétérogénéité idéologique est la principale caractéristique de ce collectif, car les groupes de cause qui le composent présentent des différences tant par la taille de leurs effectifs, leur budget que par leur approche de la question de l’exclusion.

Les groupes de défense de la cause des plus démunis présentent les mêmes caractéristiques que les groupes d’intérêt : ils jouent un double rôle a la fois social et politique.

L’action des groupes de défense de la cause des plus démunis consiste donc à « articuler les demandes politiques de la société » 25 , icicelles des plus démunis.Les groupes de cause possèdent un capital « d’expérience » du fait de leur engagement sur le terrain en faveur des « exclus » et manifestent leur engagement aux côtés des plus démunis par l’assistance, la tenue de centres d’accueil, d’hébergement et d’écoutes, tout en prodiguant des conseils au public d’exclus auquel ils s’adressent. Les infrastructures, la « présence » physique aux côtés des plus fragiles et leur capacité à recueillir les doléances des plus démunis afin de les porter sur la place publique et de saisir les décideurs politiques, sont la marque de l’engagement et de la dimension sociale de ces organisations 26 . La philosophie de ces groupes de cause consiste donc à permettre à tous les « exclus » de retrouver leur dignité et leur « place » dans la société.

Depuis la campagne Grande Cause Nationale, les groupes de défense de la cause des plus démunis, membres du collectif Alerte, jouissent d’une plus grande visibilité médiatique 27 et sont notoirement reconnues comme des défenseurs légitiment de la cause des plus démunis 28 . Ils remplissent aussi une deuxième fonction, à l’image des groupes d’intérêt, en entretenant des relations « conventionnelles » et cordiales avec les responsables politiques. Les fonctions » politiques » de ces groupes de cause se manifestent sous la forme de « pression [qu’ils exercent] sur les détenteurs des positions du pouvoir bureaucratico-politique [ce qui leur permet d’accéder] à la position d’acteur pertinent reconnu » 29 . Ainsi, ils deviennent de véritables groupes de pression puisque « leurs responsables utilisent l’action sur l’appareil gouvernemental pour faire triompher leurs aspirations ou leurs revendications » 30 .

La qualification de groupe de pression implique une « présence physique et idéologique » permanente auprès des autorités publiques. Le déploiement vers les décideurs politiques suppose que ces groupes de défense de la cause des plus démunis remplissent trois fonctions : ils doivent d’abord se constituer en groupes, ensuite se positionner comme des défenseurs d’un intérêt ou d’une cause bien identifiée et clairement définie, et enfin exercer une pression sur les représentants de l’Etat.

L’effectivité de ces trois éléments est indispensable pour qu’un groupe de cause puisse être qualifié de groupe de pression. L’accès au statut de groupe de pression renvoie ainsi à trois séries de questions essentielles :

  • Quelles sont les stratégies d'actions que les organisations de défense de la lutte contre les exclusions sociales mettent en oeuvre pour faire aboutir leurs propositions ?
  • Et surtout, quelles ressources mobilisent les groupes de pression en faveur de la cause des plus démunis ?
  • Bénéficient-ils enfin du même privilège d’écoute et d’attention de la part des décideurs politiques ?

Ces interrogations sont d'autant plus importantes qu'elles permettent de comprendre si les groupes de cause peuvent, à partir de leur propres modes opératoires, influencer la décision politique alors qu'ils n'exercent directement de pouvoir ni sur l'agenda politique du gouvernement ni sur celui du Parlement.

Comment les collectifs Alerte et CPE procèdent-ils donc pour faire prévaloir leurs arguments auprès des décideurs politiques ? Les deux collectifs recourent-ils aux mêmes modes opératoires ? Il s’agit alors de s’interroger sur l’intérêt que les groupes de cause ont à choisir telle stratégie plutôt que telle autre.

Les stratégies d'action des groupes de cause des collectifs Alerte et CPE ne sont toutefois pas les mêmes. Ces différences de stratégies d’action s’expliquent par le fait que les groupes de cause des deux collectifs ne partagent pas la même « idéologie » et ne mobilisent pas non plus les mêmes ressources pour convaincre les pouvoirs publics du bien-fondé de leurs propositions. Leurs actions de pression sont toutefois orientées principalement vers les institutions publiques et politiques : le pouvoir exécutif avec le Président de la République, les Premiers ministres et les ministres porteurs du projet de loi de lutte contre l’exclusion , mais aussi en direction du pouvoir législatif, vers les députés et sénateurs, en particulier ceux qui étaient membres des Commissions parlementaires constituées à cet effet.

Les groupes de cause ont, au cours de la procédure d’élaboration de la loi, conçu deux principales stratégies de pression : la première consiste à constituer une relation horizontale, forte et directe entre les groupes de cause implantés localement et leur direction nationale située à Paris. Cette stratégie a eu pour effet de forger et de consolider une dynamique revendicative commune entre les groupes « locaux » et les directions nationales ou parisiennes. La seconde stratégie est plutôt verticale dans la mesure où ces mêmes groupes orientent leur pression directement vers les pouvoirs publics. Ainsi, ils se déploient sur les « espaces » aussi bien institutionnels qu’extra-institutionnels. L’exploitation de « la rue » est alors l’œuvre exclusive des groupes de pression issus du collectif des « Sans ». Il s’agit en particulier des groupes de défense de la cause des chômeurs, des sans-abri et des mal-logés, c’est-à-dire les organisations, Droit au logement, Agir ensemble contre les chômage !, le Mouvement national des chômeurs et précaires, etc.

Nous souhaitons apporter une remarque essentielle avant de poursuivre notre analyse. Au delà de la constitution de deux collectifs Alerte et CPE, les groupes qui défendent la cause des plus démunis sont à distinguer en deux grandes catégories : ceux qui agissent traditionnellement dans le cadre légale et ceux qui s’expriment en dehors des canaux institutionnels du pouvoir étatique. Cette distinction nous conduit à écarter le terme « mouvements sociaux », notion développée par Lilian Mathieu.

En effet, bien que les groupes de cause représentants les « Sans » soient traditionnellement « exclus du système politique et du jeu politique légitime et institutionnel » 31 ,ce qui les oblige à « prendre possession » de la rue et à poser des actes qui se situent à la limite de la légalité, ces derniers ont accepté, tout au long du processus d’élaboration des projets de loi de Renforcement de la cohésion sociale puis de Lutte contre les exclusions, de devenir membres des collectifs CPE puis GTI, c’est-à-dire d’oeuvrer aux côtés des groupes de cause « institutionnels » tels ATD Quart-Monde et Médecins du Monde. Or, tous les membres des collectifs CPE puis GTI dont Droit Au Logement, MNCP, AC !, ont négocié avec les gouvernements Alain Juppé et Lionel Jospin et les parlementaires dans un cadre institutionnel. Ainsi, les organisations des « Sans » ont participé à la construction de la loi en accédant à aux « espaces » institutionnels étatiques au même titre que ceux du collectif Alerte, principaux interlocuteurs des pouvoirs publics, d’où le choix d’écarter le terme de « mouvements sociaux » parce que les « Sans » ont, malgré quelques difficultés, bénéficié eux aussi « de canaux d’accès privilégiés, voire d’une présence directe, au sein des structures de pouvoirs » 32 .

Après avoir identifié les deux principales catégories d’acteurs collectifs qui concourent à l’élaboration de la loi contre les exclusions et leurs stratégies d’action, il nous paraît logique de nous interroger sur la représentation que ces groupes de cause se font de la notion d’exclusion. Partagent-ils la même représentation de ce phénomène social ou de cette notion ? On tentera notamment de savoir si les décideurs politiques et les groupes de défense de la cause des plus démunis ont, ou non, réussi à élaborer un référentiel commun ou une représentation partagée de l’exclusion. Le référentiel d’exclusion, s’il existe, doit être d’une double construction : celle des institutions étatiques 33 qui abordent la problématique de « l’exclusion » selon leurs repères propres, et celle des groupes de défense de la cause des plus démunis et du collectif Alerte en particulier.

La question de la représentation de l’exclusion est une problématique majeure aussi bien pour les groupes de cause que pour les pouvoirs publics. Car, ainsi que le souligne Michel Chauvière, « le travail social est d’abord un travail matériel du social, créateur de valeurs d’usage, d’utilités distribuées ou de redistribuées ( moyens monétaires, accès au logement, accès aux droits,…). Mais cette activité est fondamentalement inséparable d’un autre travail de type discursif, d’un travail de parole, créateur de valeurs d’échange  (…). Ce travail discursif est double. Soit, premier cas, le travail est surtout cognitif, il est alors destiné à coder ou à décoder le réel, pour créer des connaissances socialement utiles, construire de nouveaux objets scientifiques mais aussi des causes légitimes pour tout le travail social. Soit, le deuxième cas, le travail principalement discursif sert à reprendre tous les éléments d’une situation socialement problématique dans le champ symbolique, qui est toujours un système de valeurs » 34 . La réalisation des fonctions « social » et « cognitif » ainsi relevée est donc fondamental, car elle permet de déterminer, de définir et donc de circonscrire l’objet en question : l’» exclusion ».

L’identification d’une représentation partagée aussi par les décideurs politiques que par les groupes de cause laisse supposer que la loi contre les exclusions n'apparaît pas comme une production exclusivement étatique. Elle serait plutôt la résultante d'un construit social modelé par un réseau d'acteurs 35 . Cette approche de la loi légitime la thèse que Jacques Commaille défend, à savoir, d’une part, que « la production des lois [est] la transcription de processus sociaux à l’œuvre qui sont eux mêmes constitutifs du politique » 36 et, d’autre part, que « le droit est un fait en référence à un phénomène social particulier dont il assure la régulation réellement ou symboliquement » 37 dans la mesure où «  le discours juridique est un discours social central : il fixe les règles du jeu essentielles d’une société, s’offre comme un condensé de la culture commune et du système de valeurs et se résume à lui seul les grands principes de l’ordre social » 38 .

L'élaboration d'une politique publique nécessite donc la contractualisation d'un compromis entre les parties prenantes. Celles-ci doivent avoir une représentation similaire ou proche de la réalité sociale, de l’intérêt ou de la cause qui justifie leur « présence » dans l’espace public. Autrement dit, comme l’affirme Bruno Jobert, « toute action sociale implique une opération de définition sociale de la réalité » 39 .Cette démarche essentielle de construction des politiques publiques se concrétise par l'élaboration d'un référentiel commun à tous les acteurs, c’est-à-dire d’un « ensemble des normes ou images de référence en fonction desquelles sont définis les critères d’intervention de l’Etat ainsi que les objectifs de la politique considérée » 40 . Ce compromis correspond à la « construction d'un langage commun qui délimite étroitement le champ des alternatives acceptables » 41 . Cela implique que les groupes de cause et l'Etat formulent le problème de la même manière, ou d’une manière similaire. En d’autres termes, tous les acteurs doivent identifier le problème par des repères communs.

En effet, une loi sociale se construit autour d'un référentiel commun, car toute politique sociale induit pour tous les acteurs, la nécessité de construire « une image de la réalité sur laquelle ils veulent intervenir » 42 . Elle induit la participation de médiateurs à « créer des images cognitives déterminant la perception du problème et la définition des solutions appropriées » 43 . Toutefois, « l'acceptation du référentiel comme représentation vraie du monde ne signifie pas la fin de toute conflictualité. Simplement, les affrontements porteront sur l'obtention de ressources légitimes ou de positions dans le cadre du référentiel dominant, qui pourra alors se décliner en plusieurs versions introduisant des variations au sein d'une même hiérarchie normative » 44 .

Les groupes de défense de la cause des plus démunis, en tant que médiateurs, ne limitent pas leur action à la mise en exergue publique de la problématique de l’exclusion. Ils se signalent également par une « présence » forte et permanente tout au long du processus de construction de la loi. Ils mettent l’accent sur le processus de conception même de cette politique publique de lutte contre les exclusions, c’est-à-dire sur la construction de la notion d’exclusion en tant que référentiel. Ce travail implique l'acceptation par les groupes de défense de la cause des plus démunis et par l'Etat de la formulation du problème, c'est-à-dire de l'identification des repères communs. Cette opération se fait de deux manières : par la forme du langage et par les termes mêmes utilisés. Ces deux paramètres jouent un rôle essentiel dans la perception que les acteurs se font de la situation vécue comme un phénomène social. Car, si les figures rhétoriques déterminent un espace de sens pour les problèmes sociaux parce qu’elles joue la « fonction de connoter plus ou moins consciemment un phénomène d'une manière particulière » 45 ,elles présentent aussi l’avantage de remplir « une fonction de labellisation » 46 .

Les responsables politiques semblent l’avoir bien compris. C’est pourquoi, nous pouvons penser que certains candidats à la présidentielle de 1995, notamment Jacques Chirac et Lionel Jospin emploient des termes différents pour désigner une même problématique sociale, l’exclusion : « fracture sociale » 47 pour le premier et « faille sociale » 48 pour le second. Ces termes « politiques » sont-ils, toutefois, représentatifs d’une image, d’une résonance, d’une vision de la société ou relèvent-ils juste d’une tactique et d’une stratégie électorales ?

En pratique, la définition du référentiel de l’exclusion est une entreprise de construction et d’harmonisation progressive d’approches, chaque groupe de défense de la cause des plus démunis possédant sa propre grille de lecture, son identité, sa vision du phénomène d'exclusion et donc sa propre idéologie.La multiplication de codages renvoie au fait que chaque groupe a ses propres perceptions de l’objet ou de la cause qu’il défend. En effet, la soixantaine de groupes de défense de la cause des plus démunis qui constituent les collectifs Alerte et CPE ont une approche de la pauvreté et de l'exclusion qui est tributaire de leur histoire, de leur mode d'organisation et de leurs présupposés idéologiques.

Chaque médiateur social a tendance à parler du public qu'il rencontre et à analyser la situation à partir de sa propre expérience. Ainsi par exemple, le groupe de cause ATD Quart-Monde, sera plus porté à parler des populations désocialisées et décryptera l’exclusion par rapport à « son » public. En revanche, d’autres groupes de cause tels le Mouvement national des chômeurs et précaires, les organisations Agir ensemble contre le Chômage et Droit Au Logement développeront une analyse critique et assez politique de la situation sociale et analyseront la problématique de l’exclusion à travers un discours plutôt centré sur la précarisation des conditions de travail et le non-accès au logement du fait, selon elle, du manque d’un réel engagement des décideurs politiques.

La spécificité de chaque public soulève quelques interrogations fondamentales : chaque groupe de défense de la cause des plus démunis cherche-t-il à imposer sa propre représentation de l’exclusion aux autres ? Arrivent-ils à forger une représentation consensuelle ? Les multiples rencontres et réflexions collectives réalisées au sein des différents collectifs semblent conduire progressivement les groupes de cause à construire une image commune de l'exclusion. Le groupe de cause créé par le père Joseph Wrésinski, ATD Quart-Monde, fut ainsi le premier à aborder la problématique de l’exclusion en termes d’atteinte aux droits fondamentaux 49 . Cette approche ne finit-elle pas par s’imposer de manière consensuelle, c’est-à-dire à représenter l’exclusion comme le non « accès effectif de tous aux droits fondamentaux » 50  ?

Les groupes de lutte en faveur de la cause des plus démunis, dont l’organisation ATD Quart-Monde, ainsi que les acteurs politiques perçoivent désormais l’exclusion comme une atteinte aux droits de l’Homme, d’où la nécessité de bâtir un corpus de mesures permettant aux plus démunis de bénéficier effectivement des droits fondamentaux reconnus à tous les citoyens. Cette démarche semble constituer pour eux la condition indispensable pour permettre l’insertion ou la réinsertion sociale des personnes les plus démunies.

L’atteinte aux droits fondamentaux comme représentation de l’exclusion apparaît donc comme le dénominateur commun de tous les groupes de défense de la cause des plus démunis ainsi que des décideurs politiques 51 . Les objectifs fixés par le législateur à la loi relative à la lutte contre les exclusions semblent le confirmer puisque cette législation vise à garantir l’accès de tous aux droits fondamentaux, en particulier dans le domaine de l’emploi, de la santé, du logement et du surendettement des ménages. Ce texte de loi atteste donc d’une réalité : le traitement de l’exclusion se conçoit désormais en termes de dispositifs juridiques, puisque c’est autour de l’approche juridique que l’ensemble des groupes de cause des collectifs Alerte et CPE élabore la représentation de l’exclusion.

Ainsi, la thèse qui présente l’exclusion comme la privation ou le non accès de certaines personnes aux droits sociaux et économiques classiques et fondamentaux trouve, en cette loi, sa raison d’être et sa justification. En effet, l’architecture de la loi du 29 juillet 1998 s’articule autour de trois axes essentiels : la garantie de l’accès aux droits par l’accès à l’emploi, au logement, aux soins, à la citoyenneté pleine et entière (Titre I), la prévention face au basculement vers l’exclusion par le traitement des situations de surendettement, de saisie immobilière et interdiction bancaire, de mise en œuvre de mesures relatives au maintien dans le logement et enfin de garantie des moyens d'existence. (Titre II). Ce texte de loi met également l’accent sur le rôle déterminant reconnu aux institutions sociales de mettre la question de la lutte contre la pauvreté au centre de leurs préoccupations (Titre III). L’affirmation du droit à l’égalité des chances par l’éducation et la culture y est aussi clairement affirmée.

L’adoption de cette loi marque une nouvelle étape dans le traitement classique des questions de pauvreté et de précarité sociale puisqu’elle préconise désormais le traitement global, permanent, cohérent et prospectif de toutes les formes d’exclusions. La prise en compte d’une politique globale de lutte contre la pauvreté et les précarités économiques et sociales tend non seulement à échapper désormais à la traditionnelle segmentation des politiques sociales mais aussi à rapprocher les ministères par delà leurs frontières et champs de compétences puisqu’une vingtaine d’entre eux est mobilisée sur le sujet.

La contribution de différents ministères au processus de construction de la loi contre les exclusions semble indiquer que la lutte contre les exclusions constitue bien une politique publique, au sens classique du terme, puisque selon Yves Meny et Jean-Claude Thoenig, « une politique publique est le produit de l’activité d’une autorité investie de puissance et de légitimité gouvernementale » 52 .Mais, au-delà de l’intérêt que les administrations publiques portent pour cette problématique sociale, les universitaires s’intéressent, eux aussi, à cette question sociale depuis le début des années 1990. Le travail que nous réalisons s’inscrit donc aussi dans le prolongement de ces travaux qui ont été réalisés par des chercheurs de diverses disciplines.

Notes
20.

Nous utilisons les initiales de ce collectif soit : GTI. 

21.

Michel Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêt, Edition Montchrétien 1998, p. 125.

22.

Jérôme Fénoglio,« Les actions spectaculaires des grandes associations », Le Monde, 22 février 1997,p. 20.

23.

Jérôme Fénoglio,« Les associations de solidarité critiquent « l’insuffisance » de l’avant-projet de loi sur l’exclusion », Le Monde, 3 octobre 1996, p. 9.

24.

Expression mise en exergue lors des manifestations de décembre 1995. Ce terme désigne tous ceux qui sont « sans logement, sans emploi, sans revenu ou sans protection sociale ». En d’autres termes, ce sont, « les chômeurs, les sans-logis, les jeunes précaires, les femmes, les immigrés, les séropositifs, les malades du sida, les handicapés et tous les citoyens sacrifiés par les lois de la concurrence et la spirale de l’exclusions ». Ce mot a été utilisé aussi pour désigner les « sans papiers ». Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Cités, Sociétés sans droits ?, « Les « Sans », n°1, 2000, p. 213 - 217. 

25.

Michel Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêt, Edition Montchrétien, 1998, p. 21.

26.

Certains groupes de cause tels la Fnars, la Croix Rouge, le Secours Catholique, le Secours Populaire disposent de centres d’hébergements, d’autres organisent des forums de réflexion avec les plus démunis, tel ATD Quart-Monde. Certaines organisations de lutte contre les exclusions sociales organisent des permanences de conseils juridiques ou effectuent des démarches administratives en faveur des plus démunis tels le DAL, AC !. 

27.

La campagne Alerte de 1995 et la mobilisation des organisations de chômeurs de décembre 1997 à janvier 1998, les actions d’occupation des immeubles par les organisations de défense de la cause du droit au logement bénéficient souvent d’un fort relais dans les médias.

28.

Archives Fédération Entraide Protestante. L’attribution du label Grande cause nationale en est la preuve la plus manifeste. Certains groupes de cause ont reçu le même label pour leur engagement social. On peut citer le Secours populaire labellisé Grande cause nationale respectivement en 1991 et 1997.

29.

Michel Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêt, Edition Montchrétien, 1998, p. 23-24.

30.

Jean Meynaud cité dans Problèmes politiques et sociaux, n°662, 6 septembre 1991, « Les lobbies et le pouvoir », p 9. Extrait de Jacques-A. Basso, Les groupes de pression, Paris, PUF, 1983, Collection Que sais-je ?, p. 8–13.

31.

Mathieu Lilian, Comment Lutter ?: sociologie et mouvements sociaux, La Discorde, Paris, 2004, p. 21

32.

Ibid. p. 20.

33.

Nous pensons notamment au Conseil Economique et Social, à la quinzaine de ministères et au Parlement.

34.

Michel Chauvière, Le travail social dans l’action publique. Sociologie d’une qualification controversée, Paris, Dunod, 2004, 304 p.

35.

Bruno Jobert (dir.), Le tournant néolibéral en Europe, Paris, L'harmattan, 1994, p. 18.

36.

Jacques Commaille L’esprit sociologique des lois. Essai de sociologie politique du droit, PUF, Collection Droit éthique société, 1994. p. 33.

37.

Ibid. p. 35.

38.

Jean-Robert Henry, Le changement juridique dans le monde arabe sur le droit commun comme enjeu central, Droit et Société, n° 15, 1990, p. 140 cité in Jacques Commaille L’esprit sociologique des lois. Essai de sociologie politique du droit, PUF, Collection Droit éthique société, 1994. p. 32.

39.

Bruno Jobert, « Représentations sociales, Controverses et débats dans la conduite des politiques publiques », Revue française de science politique, vol. 42, n° 2, avril 1992, p. 219-234, cité in Les réseaux de politique publique. Débat autour des policy networks, sous la direction de Patrick Le Gales et Mark Thatcher, Paris, L’Harmattan, 1995 p. 111.

40.

Pierre Muller, Les politiques publiques, Paris, PUF, « Que sais-je ? » 4ème édition, 1990, n° 2534, p. 26.

41.

Bruno Jobert (dir.), Le tournant néolibéral en Europe, Paris, L'harmattan, 1994, p. 14.

42.

Pierre Muller, Les politiques publiques, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 4ème édition, 1990 n° 2534, p. 42-43.

43.

Ibid p. 50.

44.

Pierre Muller, » Les politiques publiques comme construction d'un rapport au monde », in La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, Faure Alain, Pollet Gilles, Warin Philippe (Dir.), Paris, L’Harmattan, 1995, p. 166-174.

45.

P. Muller, Y. Surel, L'analyse des politiques publiques, édition Montchrestien, 1998, p. 63.

46.

Ibid.

47.

Terme utilisé par le candidat Jacques Chirac pour représenter « L’exclusion sociale ». Lire Collection Le Monde poche, L’exclusion : le social à la dérive, Olivier Mazel, Le Monde édition Marabout, 1996, p. 69.

48.

Terme utilisé par le candidat Lionel Jospin pour représenter « L’exclusion sociale ». Lire le même auteur. Ibid p. 69.

49.

Bernard Lahire, L’invention de l’illettrisme, édition La découverte, 1999, 370 p.

50.

Rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale »de Joseph Wrésinski, avis et rapport du Conseil Economique et Social, année 1989, n° 6, Paris, Journal officiel, 28 février 1987, A priori, la définition émise par le père Joseph Wrésinski, selon laquelle l’exclusion est « l’absence d’une ou plusieurs sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et aux familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux » semble constituer la représentation commune que les acteurs des sphères étatiques et sociaux adoptent p. 2.

51.

Ibid.

52.

Yves Meny, Jean-Claude Thoenig, Les politiques publiques, Paris, PUF, 1989, p. 129.