IV/ Situation dans le champ

Les sociologues furent les premiers à s’approprier et à développer la notion d’exclusion. Ils en ont dégagé principalement 53  trois approches construites à partir de trois notions distinctes : la disqualification sociale de Serges Paugam, la désaffiliation de Robert Castel et la désinsertion sociale de Vincent de Gaulejac et Isabel Tabaoada. Celles-ci semblent dominer le processus de construction de l’identité de « l’exclu ». Outre les sociologues, certains juristes se sont également saisis du concept de l’exclusion analysant la problématique de l’exclusion par rapport au sujet de droit. Daniel Lenoir dans « L’exclusion face au droit » 54 et Marie Thérèse Join-Lambert dans « Exclusion : pour une plus grande rigueur d’analyse » 55 retiennent tout particulièrement notre attention.

Le père Joseph Wrésinski, fondateur du groupe de cause ATD Quart-Monde, conçoit l’exclusion et la pauvreté comme des atteintes aux Droits de l’Homme. Il affirme, à ce propos, que « la précarité est l’absence d’une ou plusieurs des sécurités notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux » 56 . D’autres, par contre, l’abordent notamment sous « la bannière » de la sociologie politique. Jacques Commaille qui a publié Les nouveaux enjeux de la question sociale 57 en est probablement un bel exemple puisqu’il démontre que les questions sociales renvoient, en définitive, aux mêmes objectifs que l’action politique.

Il y a depuis la fin des années 1990, une « explosion » des travaux universitaires qui traitent de « l’exclusion » et plus particulièrement de la mobilisation et de l’action collective des groupes de défense de la cause des plus démunis. Ces travaux sont aussi nombreux que variés et concernent aussi bien la science politique, la sociologie, le droit, l’histoire que l’économie. Nous entendons mobiliser avant tout pour l’analyse de notre sujet, les travaux qui ont été effectués en science politique et en sociologie politique. Nous pensons en premier lieu aux recherches de Johanna Siméant 58 qui portent sur une analyse historique et sociologique de la mobilisation des populations fragiles, en particulier les sans-papiers, les demandeurs d’asile et les grévistes de la faim, au travers de leurs modes d’action et de leurs revendications.

Dans son ouvrage sur  La cause des sans-papiers, Johanna Siméant s’interroge sur la capacité de mobilisation de groupes de cause qui ne disposent que de faibles ressources. Elle semble être l’un des premières, en science politique, dès le début des années 1990 à rendre compte de la mobilisation de cette catégorie d’acteurs sociaux et des soutiens qu’ils reçoivent d’autres acteurs sociaux et politiques. Le champ d’étude exploré initialement par Johanna Siméant a toutefois été largement investi par d’autres chercheurs universitaires. Deux thèses  figurent parmi les travaux universitaires qui enrichissent le répertoire de la sociologie des mouvements des précaires : ce sont les thèses de Daniel Mouchard 59 et de Cécile Pechu 60 , soutenues respectivement en 2001 et 2004. Ils traitent de la mobilisation et de l’émergence dans l’espace public des organisations à faibles ressources, c’est-à-dire des groupes précaires : les « sans-abris », les « mal-logés » et les chômeurs. Ces différents travaux semblent justifier et conforter l’idée selon laquelle « l’émergence d’un problème au sein d’une société est souvent à la fois ce qu’il est dans la réalité et ce que les outils intellectuels en font pour en rendre compte ou pour le traiter, de telle sorte qu’un problème existe également par la façon dont il est intellectuellement construit. D’où l’importance des idées à côté de celle des faits » 61 .

De manière plus précise, Daniel Mouchard s’interroge sur deux points essentiels de l’action des groupes à faibles moyens : les logiques de la représentation et le processus d’émergence des « Sans » dans le champ public. Ce questionnement tourne notamment autour de la problématique de la représentativité politique des mouvements des « Sans-droits » 62 ou des personnes qui vivent dans des conditions de précarité extrême et des formes de spécificité de cette représentation. Quant à Cécile Pechu, sa thèse s’articule autour de la problématique de la stratégie d’action mise en place par les organisations des sans logis en particulier le groupe de cause Droit Au Logement. L’intérêt de cette analyse réside dans la capacité de mobilisation des sans logis et des mal logés alors que ces derniers disposent de peu de ressources pouvant leur permettre d’émerger facilement dans l’espace public.

Ces différents travaux de science politique recourent aussi aux outils théoriques de la sociologie de l’action collective et de la sociologie de la mobilisation des groupes de défense de la cause des plus démunis. En plus de ces éléments, nous ferons quant à nous appel aux outils théoriques de l’analyse des politiques publiques puisque notre travail, qui se situe dans le prolongement du mémoire de DEA d’Eric Cheynis 63 , présente la particularité d’apporter une interrogation centrée sur la contribution des acteurs de défense de la cause des plus démunis à la construction de la loi contre les exclusions du 29 juillet 1998.

Contrairement aux thèses citées ci-dessous qui traitent plus spécifiquement des conditions et des modalités d’irruption dans l’espace public des groupes de cause « contestataires » Agir ensemble contre le Chômage ( AC !) et Droit Au Logement ( DAL), cette thèse doit nous permettre, à notre avis, de poser un regard décalé par rapport aux principaux travaux universitaires consacrés à l’action publique des groupes de défense de la cause des plus démunis : d’abord, parce qu’elle tente de comprendre les modalités de définition d’une représentation commune de la notion d’exclusion, comme facteur de consolidation de la mobilisation collective des groupes de cause radicaux et réformistes, alors que tout semble les opposer : des modes opératoires à la philosophie de leurs actions. Ensuite, parce qu’elle analyse le degré d’implication des groupes de cause radicaux et réformistes dans un même processus de production de la loi contre les exclusions. Enfin, elle permet d’apprécier les logiques de négociation et donc d’interaction entre les groupes de cause de défense de la cause des plus démunis d’un côté, les décideurs politiques et les institutions publiques de l’autre.

Certes, nous mobilisons des outils théoriques de la sociologie et de la sociologie politique, et plus précisément d’une sociologie politique de l’action publique, mais notre thèse n’a pour objet d’analyser les mécanismes de relâchement des liens entre les individus et l’emploi, approche développée par Serges Paugam, ni d’examiner le processus de « désocialisation » du fait de la double rupture individu/salaire, c’est-à-dire de la fragilisation des liens sociaux tel que Robert Castel le conçoit, ni même d’aborder le « processus de désinsertion sociale des personnes menacées de déclassement, c’est-à-dire de perdre leur place dans la société » 64 ainsi que le suggèrent Vincent de Gaulejac et Isabel Tabaoada.

Notre thèse s’inscrit d’abord dans la dynamique de l’analyse des politiques et de la décision publiques dans la mesure où elle a pour objet d’analyser la production du problème « exclusion », la construction des solutions envisagées par les pouvoirs publics et les responsables de groupes de défense de la cause des plus démunis, et d’interroger la manière dont les groupes de cause ont influé sur les décideurs politiques.

Il convient de préciser, au-delà de l’apport de cette thèse, qu’en consultant les archives des sièges de certaines organisations de défense de la cause des plus démunis, nous avons constaté que celles-ci se présentent régulièrement comme des Associations de solidarité. Eric Cheynis  utilise ainsi ce terme pour désigner les acteurs sociaux qui agissent dans le champ de l’» exclusion ». Nous préférons, ainsi que nous l’avons déjà souligné, proposer une dénomination qui exprime à première vue l’idée de défense d’un intérêt ou d’une cause : celle de « groupe de défense de la cause des plus démunis ».

Cette dénomination présente l’avantage de préciser et d’expliciter ce qui fait agir ces organisations. Elle permet aussi d’identifier le public dont ces organisations affirment défendre la cause : les « précaires » ou les « exclus ». Ainsi ces groupes de cause souhaitent valoriser l’être humain et permettre à tout être humain d’être acteur de sa propre vie, de « s’affirmer » dans la société. Ils défendent la cause d’une population qui dispose de faibles ressources pour se mobiliser elle-même et faire prévaloir ses droits. Comme l’affirme Johanna Siméant, « les groupes ne se mobilisent pas. Ils sont mobilisés et constitués par des entrepreneurs, qui pour certains vont se faire les porte-paroles d’une population dont ils ne partagent pas les mêmes caractéristiques » 65 . Les groupes que nous étudions semblent tout à fait correspondre à cette définition.

Au lieu de parler d’associations de solidarité, ainsi que cela apparaît dans les travaux universitaires ou même dans les articles de journaux et autres archives publiques ou privées, nous préférons utiliser le terme de groupes de défense de la cause des plus démunis. Cette dénomination nous semble plus appropriée pour rendre compte de l’action de ces groupes dans le cadre de la construction de la loi contre les exclusions.

L’identité des groupes de cause étant établie, nous souhaitons souligner la particularité de la France en ce qu’elle est le seul pays de l’Union européenne a avoir élaboré une politique publique de lutte contre la pauvreté à travers une loi 66 . La France fait d’ailleurs figure d’exception en ce domaine 67  : c’est le seul pays de l’Union européenne à s’être dotée d’un texte de loi et à avoir inventé un concept et terme générique pour désigner un ensemble hétérogène de situations, de difficultés de vie et de handicaps sociaux : l’exclusion 68 .

Au sein de l’Union européenne, les tentatives de lutte contre les exclusions sociales et la pauvreté diffèrent en effet d’un pays à un autre : en France par exemple, les pouvoirs publics abordent cette problématique sociale à travers une approche basée essentiellement sur l’accès aux droits fondamentaux et la participation de tous à la vie sociale, économique et politique. Cette approche, semble-t-il, ne correspond pas à celle des pays comme le Royaume-Uni qui préfère plutôt cibler certains groupes « sociaux » : les jeunes, les migrants, les personnes âgées 69 . L’exemple de ces deux approches différentes témoigne bien d’une réalité : il n’existe pas à l’échelle européenne une stratégie et des priorités communes en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale.

En France, la lutte contre l’exclusion sociale se décline sous forme de programmes d’action et de loi d’orientation. Tous les autres Etats de l’Union Européenne préfèrent, en revanche, élaborer des programmes nationaux 70 . Il faut aller en Amérique du Nord et plus précisément au Québec pour voir un Etat adopter une loi d’orientation semblable à celle qui a été adoptée en France : la loi 112. Elle institue une « stratégie nationale de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale » 71 au Québec et vise à lutter contre la pauvreté et l’exclusion au même titre que la loi française du 29 juillet 1998.

Les deux lois d’orientation comportent de nombreux points communs : comme la loi française, la loi Québecoise fait de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion s « un impératif national ». Les lois Québecoise et française assimilent la pauvreté et l’exclusion sociale à une atteinte aux droits fondamentaux. Ces deux lois présentent aussi la particularité d’avoir été portées dans l’espace public par des collectifs de groupes de défense de la cause des plus démunis : Alerte principalement en France, et Pour une loi sur l’élimination de la pauvreté 72  au Quebec. Ces lois constituent des avancées en termes d’émergence dans l’espace public, et surtout de prise en compte par les pouvoirs publics, d’un problème social qui, jusqu’alors, n’avait jamais fait l’objet de dispositions législatives de portée générale.

Mais pour mieux apprécier analyser la loi du 29 juillet 1998, nous avons défini une méthode de travail fondée sur une démarche empirique. Celle-ci consiste à recueillir les archives aux sièges des groupes de cause, à m’entretenir avec les principaux acteurs politiques et privés de cette loi.

Notes
53.

On peut retrouver les différentes acceptions de la notion d’exclusion et le développement que nous établissons dans L’exclusion, définir pour en finir, sous la direction de Saül Karsz, Paris, Dunod, 2004, p. 6 à 16.

54.

Daniel Lenoir, « L’exclusion face au droit » tiré de L’exclusion, l’Etat des savoirs, sous la direction de Serges Paugam, éditions La découverte, 1996, p. 78–87.

55.

Marie-Thérèse Join-Lambert, « Exclusion : pour une plus grande rigueur d’analyse », Droit Social, n° 3, Mars 1995.

56.

Rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale »de Joseph Wrésinski, avis et rapport du Conseil Economique et Social, n° 6, Paris, Journal officiel, 28 février 1987. p. 6.

57.

Jacques Commaille, Les nouveaux enjeux de la question sociale, édition Hachette. Collection. Question de politique, Paris, 1997.

58.

Siméant Johanna, La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Science-Po, coll. Académique, 1998, 438 p.

59.

Daniel Mouchard, « Les « exclus » dans l’espace public. Mobilisations et logiques de représentation dans la France contemporaine » Dir. : Marc Sadoun, IEP Paris, 28 mai 2001.

60.

Du Comité des Mal Logés à Droit au logement, sociologie d'une mobilisation. Les transformations contemporaines de l'action collective, dir.: Pierre Favre, IEP Paris, Thèse de doctorat de science politique, Institut d'Études Politiques de Paris, 21 septembre 2004, 703 p.

61.

Jacques Commaille, Les nouveaux enjeux de la question sociale, Hachette Littérature, 1997, p. 57-58.

62.

Le Monde, « Exclusion : s’intitulant eux-mêmes des « sans-droits », 15 décembre 1995, p. 14.

63.

Mémoire de Diplôme d’Etudes Approfondies de Cheynis Éric, Usages et enjeux associatifs de la construction du champ de l’exclusion. Éléments pour une genèse de la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions. 1994-1998, Mémoire de DEA « Politiques sociales et société «, Université Paris 1-ISST, sous la direction du professeur Michel Offerlé, 2000, p. 29.

64.

Gilbert Clavel La société d’exclusion. Comprendre pour en sortir, L’harmattan, Logiques sociales, 1998, p. 225.

65.

Pour Johanna Siméant l’exercice de la fonction de porte-parole donne aux leaders de ces groupes de cause un « statut » social différent des personnes mobilisées, quant bien même ils sont tous issus de mêmes milieux. Source : Siméant Johanna, La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Science-Po, coll. Académique, 1998. p. 53.

66.

Nous ne pouvons nous appesantir longuement dessus car la problématique de notre thèse ne porte pas sur l’analyse comparative des processus de construction des politiques publiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale dans les pays développées ou au sein de l’Union européenne en particulier.

67.

Nous avons, pour réaliser ce travail, réalisé un long entretien téléphonique avec Mme Vivian Labrie, président du collectif Pour une loi sur l’élimination de la pauvreté  au Québec. Entretien n° 27.Ensuite nous avonsconsulté des documents que nous avons obtenus sur les sites suivants : http://www.politiquessociales.net/ pour l’Union européenne et http:///www.cpds.umontreal.ca et http://www.pauvrete.qc.ca . pour le Canada. Lire également Fenoglio Jerôme, « La France est le seul pays européen à se doter d’une loi globale contre l’exclusion », Le Monde, 21 mai 1998.

68.

L’exclusion, définir pour en finir, sous la direction de Saül Karsz, Paris, Dunod, 2004, p. 34.

69.

Le choix du Royaume-Uni et du Portugal de faire de la pauvreté des enfants un axe stratégique de l’action communautaire a été rigoureusement rejeté par les autres états membres de l’Union Européenne, pour qui la pauvreté des enfants ne constituent pas une catégorie pertinente.

70.

Philippe Pochet,« La lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale et la méthode ouverte de coordination », Revue belge de sécurité sociale, N° 1, 1er trimestre 2002. p. 6.

71.

Cette loi a été adoptée par l’Assemblée nationale du Québec le 13 décembre 2002.

72.

Le collectif Pour une loi sur l’élimination de la pauvreté s’est mué après l’adoption du projet de loi en Collectif Pour un Québec sans pauvreté. Source : http://www.pauvrete.qc.ca