Chapitre I : Les groupes de cause comme médiateurs et promoteurs de la cause « des plus démunis »

Comment des groupes de cause qui ne partagent pas la même philosophie, ne recourent pas forcément aux mêmes modes opératoires et n’agissent pas non plus dans les mêmes domaines de l’» exclusion » peuvent accepter de s’assembler au sein des collectifs Alerte et CPE  pour se positionner en défenseurs de la cause des « exclus » ou en représentants des plus démunis ? Nous nous interrogeons sur le processus de légitimation des groupes de cause en tant que médiateurs et sur les mécanismes d’accès de ces derniers au rang de partenaires et d’interlocuteurs pertinents des autorités gouvernementales et parlementaires.

Nous fondons notre raisonnement sur trois hypothèses qui doivent nous permettre d’appréhender la posture sociale de ces collectifs.

La première hypothèse consiste à penser que les collectifs Alerte et CPE sont les porte-parole des plus démunis, dans la mesure où ils révèlent à l’opinion publique et aux autorités politiques les attentes sociales mais aussi les besoins et les aspirations des personnes considérées comme « exclus ». La deuxième hypothèse nous amène à considérer ces deux collectifs plutôt comme des regroupements d’organisations de défense de la cause des plus démunis dont le rôle est d’interpeller et de mobiliser les décideurs politiques vis-à-vis de la cause des plus démunis. Les groupes de cause se constitueraient ainsi en collectifs pour que leurs actions produisent un impact plus important sur l’opinion publique et sur les décideurs politiques. Ces derniers auraient compris la nécessité de « rassembler » leurs forces afin de mieux faire pression sur les acteurs politiques. Apparemment, ils auraient pris conscience d’une réalité : seule l’action de pression collective peut produire un effet réel sur les décideurs politiques. Autrement dit, si chaque groupe de cause initiait isolément des actions de pression sur les acteurs politiques, celle-ci n’auront pas le même impact que les actions réalisées dans le cadre d’un collectif de groupes de cause déjà constitué.

Enfin, la troisième hypothèse s’appuie sur l’idée selon laquelle les collectifs Alerte et CPE auraientpour missions de mobiliser l’opinion publique vis-à-vis du combat qui justifie leur existence même : la lutte contre les exclusions.

Les groupes de cause, membres des collectifs Alerte et CPE, semblent jouer des rôles différents. Ils paraissent tantôt comme des groupes d’intérêt et agissent tantôt comme des groupes de pression, d’où notre choix de tenir compte des trois hypothèses énoncées ci-dessus.

Les collectifs Alerte et CPE revendiquent ainsi la défense de la cause « des plus démunis » lors des réunions avec les membres de cabinets ministériels ou lors de leurs conférences de presse 101 . L’affirmation de cette « étiquette » est un acte fondamental dans la mesure où l’accès au statut de représentant des populations « exclues » constitue un enjeu majeur. Le bénéfice de cette « qualité » permet aux groupes de défense de la cause des plus démunis de prendre position et de s’exprimer au nom des personnes et familles pauvres ou « exclues ». Cette aptitude confère indéniablement un pouvoir qui permet aux « bénéficiaires » d’accéder à la position d’interlocuteurs légitime des pouvoirs publics.

Pour des raisons stratégiques diverses liées notamment à la volonté de construire un discours commun et cohérent qui soit considéré comme crédible par les autorités gouvernementales et parlementaires, les organisations caritatives, sociales et humanitaires décident de se rassembler et d’unir leurs forces. Ils créent au sein de L’Union Nationale Interfédérale des œuvres et Organismes Privés Sanitaires et Sociaux 102 ,une Commission appelée Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. La constitution de cette Commission est la première manifestation de la volonté d’agir ensemble des groupes de défense de la cause des plus démunis. Cet acte est d’autant plus surprenant que tous les groupes de cause revendiquent des pratiques et une histoire qui n’est pas la même. En s’assemblant ainsi, les groupes de cause augmentent leur capacité à éveiller l’attention des décideurs politiques et à susciter l’adhésion de l’opinion publique à la cause et au combat qu’ils mènent depuis plusieurs années.

Cette Commission a une double signification. Elle est le cadre ou le « lieu » de rencontres et de production de la réflexion commune des groupes de cause appartenant au champ « exclusion ». Elle symbolise aussi le regroupement d’organisations d’aide et de solidarité qui s’engagent à défendre la cause « des plus démunis ». L’existence de cette Commission traduit par ailleurs la détermination des groupes de cause à confronter leurs « expériences » et « savoirs » de l’exclusion et de la pauvreté, afin de mieux faire prévaloir leur expertise lors de négociations avec les ministres, les membres de cabinets ministériels, les députés et les sénateurs qui analysent cette problématique dans différentes Commissions de l’Assemblée nationale et du Sénat.

Les groupes de cause qui se retrouvent périodiquement au sein de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion de l’Uniopss sont de nature caritative. Ils échangent analysent et tentent de comprendre les mécanismes d’émergence de la pauvreté et de l’exclusion. Ce travail de compréhension a pour but de bâtir un « savoir » qui pourrait permettre aux groupes de cause qui agissent quotidiennement aux côtés des plus démunis de mettre en place des stratégies pour mieux lutter contre ce phénomène social.

Nous allons montrer comment les groupes de défense de la cause des plus démunis légitiment leurs actions. En pratique, les collectifs Alerte et CPE jouent deux rôles principalement : ils exercent respectivement les fonctions de défenseurs de la cause des plus démunis et de médiateurs sociaux (Section I). L’accomplissement de ces fonctions est nécessaire à la légitimation de la cause des plus démunis (Section II).

Notes
101.

Jérôme Fénoglio, « Les associations de solidarité critiquent « l’insuffisance » de l’avant-projet de loi sur l’exclusion », Le Monde, 3 octobre 1996, p. 9.

102.

Nous désignerons ce groupe de cause par ses initiales : Uniopss.