Section I : Alerte et CPE, decollectifsde défenseurs de la cause « des plus démunis » à la position de médiateurs

L’objet de cette section est de montrer comment la soixantaine d’organisations de défense de la cause des plus démunis a, alors qu’elle n’évolue pas dans un secteur très constitué, réussi à construire des cadres « structurels » de concertation et à imposer une posture de médiateurs à travers la constitution des collectifs Alerte et CPE.

L’» exclusion » en tant que le champ d’action des groupes de défense de la cause des plus démunis ne peut être considérée comme un secteur à part entière comme on pourrait le dire pour l’agriculture par exemple. La soixantaine de groupes de cause ne représente en effet pas un secteur au sens où l’entendent Pierre Muller et Bruno Jobert, c’est-à-dire « un assemblage de rôles sociaux structurés par une logique de fonctionnement en général professionnelle » 103 .

L’analyse du processus de construction des collectifs Alerte et CPE renvoie donc àune interrogation essentielle : les constitutions des collectifs Alerte et CPE sont-elles le résultat de l’interaction entre décideurs politiques et groupes de cause ? Sont-elles, au contraire, la conséquence des conjonctions stratégiques des seuls groupes de défense de la cause des plus démunis sans même que les décideurs politiques ou la puissance publique n’interviennent ? Cette interrogation est fondamentale dans la mesure où elle permet de montrer comment les groupes de cause réussissent à créer des espaces de concertations, d’élaboration de stratégies et d’actions communes.

Les collectifs de groupes de cause se positionnent comme des regroupements d’acteurs qui articulent les besoins des personnes en grande difficulté de vie et des « exclus ». Ce constat renvoie à deux interrogations sous-jacentes. Si la première porte sur la représentativité des groupes de cause qui affichent leur ambition d’agir pour la défense de la cause des plus démunis, la seconde questionne la manière dont ces groupes légitiment leur « statut » de partenaires « sociaux » pertinents des pouvoirs publics.en d’autres termes, il s’agit de savoir si les groupes de défense de la cause des plus démunis peuvent-ils être qualifiés de groupes d’intérêt ?

Traditionnellement, la définition du groupe d’intérêt s’établit selon une double approche : les approches dites « négative » et « positive ». L’approche négative du groupe d’intérêt consiste à circonscrire l’action du groupe d’intérêt aux seules attributions d’ordre social. Ainsi, la fonction des groupes de défense de la cause des plus démunis consiste à « articuler les demandes politiques de la société » 104 .Ils se positionnent alors comme des organisations qui incarnent la défense de leurs membres, c’est-à-dire ici des plus démunis. Aussi, selon l’approche négative, les groupes d’intérêt ont une vocation sociale contrairement aux partis politiques qui cherchent plutôt « la production de représentations générales et transclassistes, la conquête et l’exercice du pouvoir » 105 .Cette définition permet au fond de distinguer les groupes d’intérêt, c’est-à-dire les groupes de défense de la cause des plus démunis des partis politiques.

Le comportement social de ces groupes de cause tend à conforter l’idée selon laquelle ces organisations sont bien des groupes de défense de la cause des « exclus » puisque ces derniers luttent non pas pour eux-mêmes mais pour un idéal social : permettre à chaque être humain d’accéder à la citoyenneté pleine et entière. Si telles sont les caractéristiques de l’approche négative des groupes d’intérêt, on parle au contraire de définition positive des groupes d’intérêt lorsque ceux-ci jouent un rôle politique. La dimension politique consiste alors pour les groupes d’intérêt à « faire pression sur les détenteurs […] du pouvoir bureaucratico-politiques en accédant à la position d’acteur pertinent reconnu » 106 .

Nous pouvons établir quelques remarques d’ordre général à partir de cette dichotomie : toutes les organisations membres des collectifs Alerte, CPE puis GTI soutiennent la cause « des plus démunis » 107 . Ces dernières possèdent un capital d’» expérience » qui se caractérise par une présence permanente sur le terrain aux côtés des plus démunis. Les groupes de cause affichent l’ambition de recueillir sur le terrain les demandes des « exclus » et nourrissent l’ambition de porter dans l’espace public la question de la place des plus démunis dans la société 108 .

En pratique, les groupes de défense de la cause des plus démunis exercent deux types d’actions : ils incarnent la défense de la cause « des plus démunis » et se positionnent comme des interlocuteurs sociaux des décideurs politiques 109 .

Pour J.D. Steward 110 , un groupe est lié à une cause lorsque celui-ci prend position pour la défense d’une croyance, d’un principe ou d’une valeur 111 . Ainsi, les groupes de cause défendent plutôt une idée ou une vision « transcatégorielle » de la société. La particularité de cette catégorie de groupes d’intérêt est qu’ils oeuvrent pour un projet public dans la mesure où ils s’adressent à tous les hommes et non à une catégorie d’individus définis ou déterminés. Les groupes de cause ont donc une vocation universaliste. Pour les groupes de défense de la cause des plus démunis, la lutte contre les exclusions sociales est une opération qui vise à rendre à l’homme toute sa dignité, sa valeur et sa « grandeur » sociale et politique. Ce combat consiste donc pour les groupes de cause à valoriser l’être humain, à donner et à reconnaître à tout homme sa place dans la société.

Pour cela, les responsables de groupes de défense de la cause des plus démunis ont fait pression, comme nous le verrons, sur les principaux décideurs politiques : Président de la république, Premiers ministres, ministres des Affaires sociales, députés et sénateurs, etc.

Notes
103.

Bruno Jobert et Pierre Muller, L’Etat en action, 1987, Paris, PUF, p. 55.

104.

Michel Offerlé Sociologie des groupes d’intérêt, Montchrestien, Paris, 1998,p.21

105.

Ibid. p. 21.

106.

Ibid. p. 23-24.

107.

Certains groupes de défense de la cause des plus démunis tels la Fnars, la Croix rouge, le Secours catholique, le Secours populaire disposent de centres d’hébergements, d’autres groupes de cause organisent des forums de réflexion avec les plus démunis, tel est le cas de l’organisation ATD Quart-Monde. Pour d’autres, les groupes de cause organisent des permanences de conseils juridiques, aident les plus démunis à faire des démarches administratives, tel le DAL, AC !, et vivent au quotidien avec les « exclus ».

108.

La campagne Alerte de 1995 et la mobilisation des organisations de chômeurs de décembre 1997 à janvier 1998 sont des « voies » par lesquelles les groupes de cause expriment leur vision de la lutte contre les exclusions.

109.

Nous développerons les différentes fonctions des groupes de défense de la cause des plus démunis au fur et à mesure de notre analyse.

110.

Grant Jordan, William Maloney et Lynn Bennie, « Les groupes d’intérêt publics », Pouvoirs, n° 79, p. 69.

111.

Ibid.