A/ Alerte et CPE ou l’autonomisation des collectifs vis-à-vis du pouvoir politique

En quoi les collectifs Alerte et CPE peuvent-ils être considérés comme des regroupements sociaux qui se sont constitués en dehors de toute intervention des pouvoirs publics ? Les créations de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale 114 qui s’est muée en collectifs Alerte et le CPE résultent de facteurs qui sont à la fois de nature sociale et politique.

Le premier facteur que nous qualifions de social est lié à la recrudescence de ce qu’on qualifie de « nouvelle pauvreté ». Cette expression désigne les « groupes marginaux jugés inadaptés au progrès comme cela était le cas dans les enceintes précédentes. [Mais cela concerne] des couches de la population considérée comme parfaitement adaptées à la société moderne et victimes malgré elles de la conjoncture économique et de la crise de l’emploi » 115 . La période des années 1980 reste marquée, au niveau politique par la mise en œuvre, par le gouvernement de Laurent Fabius des programmes « précarité - pauvreté », programmes financés par les pouvoirs publics puisque ceux-ci ont débloqué une enveloppe de près de «  30 millions de francs » 116 pour lutter contre la pauvreté. Cette opération d’aide se fonde sur une logique d’assistance aux plus défavorisés : « [...] 1984, ça a été un tournant, [...] en fait la pauvreté montait de manière importante, [elle montait d’ailleurs dans un certain nombre de pays]. Elle est devenue publique de manière beaucoup plus forte » 117 .

Quant au deuxième facteur d’ordre politique, il correspond à « la politisation » de la thématique de la pauvreté au cours des années 1980 et 1990. Celle-ci se matérialise par une série de décisions politiques.

Pour faire face à la montée du phénomène de « nouvelle pauvreté », le gouvernement de Laurent Fabius s’engage ainsi à venir en aide aux plus démunis. Il alloue des fonds publics à des groupes de cause à caractère caritatif afin que ces derniers apportent directement de l’aide aux personnes les plus démunies. Le déblocage de deniers publics correspond à la volonté des pouvoirs publics « d’accroître des subventions des pouvoirs publics aux organisations caritatives » 118 , puisque selon un responsable de l’Uniopss,

‘« C’était une masse financière importante qui était donnée aux associations réparties entre les différentes associations nationales par une convention entre le ministère des Affaires sociales et elles pour les aider à lutter contre la pauvreté » 119 .’

La décision du gouvernement de Laurent Fabius semble alors doper l’engagement des groupes de cause. La prise en compte des enjeux qu’impliquent cette problématique sociale pousse les groupes de défense de la cause des plus démunis à mettre en place, au sein de l’Uniopss, une Commission dénommée Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Cette Commission sert de cadre de rencontre et de travail des groupes de cause réformistes. Ils s’y retrouvent pour élaborer des connaissances et concevoir des stratégies communes afin de mieux défendre la cause des plus démunis. La Commission de l’Uniopss est, affirme Miriam Lemonnier, « le lieu de réflexion, d’échange, de propositions et d’interpellation » 120 . Et, selon Bruno Grouès les groupes de défense de la cause des plus démunis « se réunissaient régulièrement à l’Uniopss, sous la présidence de Mr Bloch Lainé, pour réfléchir à la situation de la pauvreté en France et à ces programmes de lutte contre l’exclusion » 121 .

La décision du gouvernement de Laurent Fabius de remettre des fonds publics aux groupes de défense de la cause des plus démunis pousse les leaders de ces organisations à mettre en place une structure « institutionnelle ». Celle-ci a vocation à faciliter les rencontres, les échanges de savoirs et la construction de discours et de stratégies communes à la réalisation des objectifs que les groupes de cause se fixent eux-mêmes. La constitution de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale  est, de notre point de vue, la première esquisse de ce que nous qualifions de premier collectif ou de première « famille » de groupes de cause puisque cette Commission réunit presque toutes les organisations caritatives qui, jusqu’en 1985, n’avaient pas coutume de travailler ensemble. Elle devient le « lieu central « de concertation, c’est-à-dire l’outil indispensable à la conceptualisation des actions communes des groupes de cause qui se mobilisent pour venir en aide aux populations les plus démunies,

‘« Le Conseil des ministres a décidé de prendre des mesures d’urgences. (...) ça a été le point de départ et après le gouvernement a décidé le déblocage de fonds importants dont 50% étaient versés aux préfectures et 50% aux associations, (...) les associations se sont retrouvées au sein de ce qu’on appelle toujours d’ailleurs la commission « Lutte contre la pauvreté et l’exclusion de l’Uniopss ».[...] elle s’est créée à ce moment-là, alors fin 1984 début 1985, collectivement on a commencé à réfléchir, (...) on a pris du recul, et a commencé à travailler autrement. (...) » 122 .’

La décision du gouvernement de Laurent Fabius de transférer la gestion des situations sociales d’urgence aux groupes de défense de la cause des plus démunis peut apparaître comme une tentative de « privatisation » de la lutte contre les exclusions et donc de « responsabilisation » des leaders de ces groupes 123 . Ainsi, la montée en première ligne des groupes de cause de défense de la cause des plus démunis ne donne pas seulement une plus grande visibilité à ces groupes de cause, elle constitue aussi une « fenêtre d’opportunité « afin de mettre en exergue leur savoir-faire. L’acceptation de l’argent public pour assister les plus démunis constitue un véritable défi que les responsables de groupes de cause doivent relever : ces derniers doivent convaincre les médias du bien-fondé de leur action, gagner la confiance des pauvres et des pouvoirs publics et montrer aux décideurs politiques, en l’occurrence au gouvernement de Laurent Fabius, qu’ils sont capables de répondre favorablement aux attentes des pouvoirs publics 124 et à la demande des pauvres.

Concrètement,la création de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale résulte de deux faits essentiels : la montée du nombre et de la visibilité de nouveaux pauvres et de personnes « exclues » durant les années 1980, et la volonté des pouvoirs publics de se désengager d’une prérogative sociale étatique en « responsabilisant » directement les leaders de groupes de cause, qui sont les premiers concernés en matière de défense de la cause des plus démunis :

‘« Elle a été créée [ la Commission de l’Uniopss ] en 1985 par le Président François Bloch Lainé à la demande des associations de lutte contre la pauvreté. Je crois qu’à l’époque, c’était le Secours catholique et le Secours populaire quelque chose comme ça, il me semble, qui étaient venus voir le président de l’Uniopss et lui avaient dit qu’elles avaient envie de travailler ensemble…, de réfléchir au sein de l’Uniopss sur les problèmes de pauvreté en France. Donc on a répondu à une demande de nos adhérents » 125 .’

Il convient de signaler que la création de cet « espace » de concertation est, à l’origine, une démarche conjoncturelle puisqu’elle s’inscrit dans le cadre de la campagne de lutte contre la pauvreté lancée par Mme Georgina Dufoix, ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, lors de l’hiver 1984-1985 126 .

L’institutionnalisation de cette Commission révèle l’ambition qui anime l’Uniopss, et tous ceux qui en sont membres, de s’impliquer et de mobiliser leur réseau de groupes de lutte contre la pauvreté et les « exclus » sur des thèmes de travail transversaux. Car à terme, ces organisations cherchent à cerner ensemble les différents aspects relatifs à la problématique de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Cette démarche « intellectuelle » permet aux groupes de cause d’avoir une meilleure compréhension possible de la cause qu’ils défendent, de mieux saisir les formes d’expression de cette cause et des conséquences qu’elle induit au plan humain et sociétal 127 .

Pour les membres de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, cette commission constitue le laboratoire où ils conçoivent des solutions communes. C’est, en somme « l’espace » de rencontres et de maturation des questions de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Elle fait donc office de « cellule » de réflexion où les groupes de cause viennent échanger leurs points de vue, valoriser et en définitive valider leurs expériences pratiques. Ainsi, cette Commission de l’Uniopss joue un rôle essentiel dans la stratégie visant à faire exister ces groupes de cause en tant que groupes d’intérêt et groupes de pression.

La Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale  est donc une structure qui constitue une « cellule de réflexion et d’action », c’est-à-dire le lieu où les représentants d’organisations confrontent leur savoir-faire, unissent leurs forces et légitiment leurs postures de défenseurs de la cause des plus démunis ainsi que leurs « visions » de la problématique de l’exclusion 128 . Toutes les décisions qui engagent la « communauté » des groupes de cause » institutionnel « sont prises au sein de ce « laboratoire », et cela malgré les différences idéologique et historique qui caractérisent l’engagement de ces différentes organisations de lutte contre l’exclusion.

Quant au second collectif dénommé CPE, celui-ci semble trouver aussi ses racines dans des causes d’ordre social. Toutefois, si la lutte contre la « nouvelle pauvreté » est à l’origine de la constitution de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, futurcollectif Alerte, la cause sociale qui sous-tend la mise en place du second collectif est plutôt identifiée comme étant le chômage. La mise en place de ce second collectif apparaît comme la conséquence logique de la « révolte » des organisations de chômeurs. En refusant d’inviter au « Sommet social » consacré à l’Emploi 129 les organisations de lutte pour la cause des chômeurs, des mal logés et des sans logis, c’est-à-dire les « Sans » 130 , le gouvernement d’Alain Juppé est très mal perçu par ces organisations radicales. Le refus des autorités gouvernementales d’associer, ou même de consulter les acteurs du champ « exclusion «, suscite ainsi une profonde frustration y compris du côté des groupes de cause réformistes.

Pour manifester leur « révolte » contre ce qui apparaît à leurs yeux comme une tentative du gouvernement d’Alain Juppé de les écarter du sommet social et donc du débat public sur le chômage, les organisations radicales de défense de la cause des chômeurs mettent en place un collectif baptisé collectif des « Sans ». Ce collectif est créé au centre Beaubourg à Paris en décembre 1995 131 et s’illustre par un symbolique, « l’appel des Sans «. Ce collectif semble rencontrer de sérieuses difficultés à se faire remarquer par les décideurs politiques. Cette « invisibilité » est certainement due au manque de ressources des groupes de cause radicaux qui le composent. A ce premier handicap s’en ajoute un autre : la non reconnaissance de ce collectif des « Sans » par le gouvernement d’Alain Juppé.

La décision du gouvernement d’Alain Juppé de limiter les participants de la société civile aux seules organisations syndicales et patronales achève de convaincre les groupes de cause radicaux de se regrouper au sein d’un collectif distinct du collectif Alerte. Il y a alors une sorte de coïncidence heureuse des évènements puisque la constitution du collectif des « Sans » intervient au moment même où le groupe de cause Médecins du Monde, mis constamment en minorité au sein de la Commission de l’Uniopss pour cause de propositions « audacieuses », cherche de nouveaux partenaires avec lesquels il souhaite s’associer pour construire des stratégies de lutte commune dans le cadre du débat « institutionnel ».

Le collectif des « Sans » présente donc un intérêt stratégique pour l’organisation Médecins du Monde, car cette dernière est à la recherche de nouveaux alliés qui pourraient l’aider à soutenir et à faire aboutir ses propositions dans l’espace public. Ainsi, l’ambition des organisations radicales d’exister dans le champ politique coïncide avec le besoin que nourrit Médecins du Monde de trouver de nouveaux partenaires afin de mieux faire valoir ses propositions puisque celles-ci rencontrent de réelles difficultés à se faire admettre par les autres groupes de cause de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale  de l’Uniopss puis du collectif Alerte. En effet, les revendications de Médecins du Monde ne recueillent pas souvent le soutien des autres membres de la Commission de l’Uniopss. Elle se sent de plus en plus isolée. Car, selon elle, ses propositions sont jugées trop revendicatives :

‘« On participait déjà de façon plus ou moins régulière à la coordination faite par l’Uniopss, d’accord, mais on l’avait probablement pas ressenti à l’époque comme étant vraiment porteuse de vrais changements parce que c’était toujours, très consensuel, que l’aspect santé était très réduit » 132 . ’

Il semble donc que les responsables de Médecins du Monde ressentent, en tant que membre de la Commission de l’Uniopss, un réel et profond sentiment « d’inutilité » du fait de leur « isolement » en son sein. Ce sentiment coïncide avec la déception qu’éprouvent les organisations « militantes » de lutte contre le chômage et pour l’accès au logement suite au refus du gouvernement d’Alain Juppé de les inviter au sommet social 133 . C’est la rencontre et la conjonction de ces deux « frustrations sociales « qui font que Médecins du Monde propose à ses nouveaux « alliés » de créer un deuxième collectif et semble les assurer de son soutien puisqu’il dispose de ressources financières, humaines et matérielles suffisantes pour animer et coordonner l’activité de cette nouvelle structure inter-groupes.

La création du collectif CPE peut, à notre avis, trouver une part de son explication et peut-être aussi de sa justification dans la volonté de Médecins du Monde de faire « bande à part ». Une telle décision a eu pour effet de recomposer le paysage des organisations de solidarité puisque l'émergence du collectif CPE a un effet positif indéniable : elle reconfigure le champ « exclusion » avec l’existence d’un deuxième collectif regroupant les organisations radicales et certains groupes de cause réformistes, tous membres du collectif Alerte.

Les organisations radicales  s’associent d’autant plus facilement avec Médecins du Monde que tous ces acteurs cultivent une certaine proximité « idéologique » 134 . Ce rapprochement contraste avec le positionnement traditionnel des groupes réformistes, membres du collectif Alerte. Ces derniers éprouvent en effet une répulsion « naturelle » à travailler avec les organisations radicales malgré le fait qu’ils appartiennent tous au champ de lutte contre l’» exclusion ». Cette distanciation « idéologique » et dans leur manière d’agir se manifeste par une sorte de répulsion réciproque qui animerait les deux catégories de groupes de cause. En effet, les responsables des groupes radicaux n’envisagent pas, non plus, d’engager des actions collectives avec les groupes réformistes membres de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale,

‘« Nous, on a décidé de créer ce collectif avec Médecins du monde parce qu’on ne se retrouvait pas dans le collectif « Alerte » ou à l’Uniopss avec d’autres associations… donc on avait besoin d’avoir une parole commune qui n’était pas la même que celle de l’Uniopss » 135

Ces facteurs contribuent à renforcer la détermination des organisations de défense de la cause des chômeurs, des sans logis et des mal logés à se constituer en collectif afin d’exprimer leur propre discours dans l’espace public et de tenter de faire pression sur les décideurs politiques. En effet, le collectif CPE propose un discours assez nuancé par rapport à celui du collectif Alerte, même si les deux collectifs poursuivent un même but général : lutter contre la pauvreté et l’exclusion, et tenter de convaincre le gouvernement et les parlementaires de prendre les mesures législatives globales tant attendues par les plus démunis.

Sur la trentaine de membres qui compose le collectif Alerte en 1995 136 , aucun de ces groupes ne partage les mêmes modes opératoires que les groupes radicaux membres du collectif CPE. Les groupes de cause réformistes ne manifestent pas non plus leur engagement en faveur des plus démunis par des actes d’occupation de la « rue » ou des « réquisitions » de bâtiments publics et privés, comme c’est le cas des organisations radicales. Ainsi, tous les groupes de cause du collectif Alerte ont une caractéristique commune : ils n’agissent que dans le cadre du champ et du dialogue légal et institutionnel.

Les groupes de cause réformistes et radicaux recourent à des modes opératoires différents. Leur philosophie d’action n’est pas la même. Nombre de responsables de groupes radicaux avouent ne pas être capables de s’unir avec les groupes de cause caritatif pour réaliser des actions communes à cause des divergences de modes opératoires. Les dirigeants de l’Uniopss et du collectif Alerte  mettent plutôt en avant l’écart « idéologique » même s’ils reconnaissent travailler avec certains groupes radicaux tel le DAL,

‘« Il s’agit avant tout d’une différence de sensibilité. Le 40 associations qui composaient Alerte ont réussi, au fil du temps à travailler sur des plateformes communes, à faire aussi progressivement évoluer leurs réseaux sur certains points. Les associations plus radicales entrent mal dans ce travail au long cours d’élaboration des textes, souvent assez technique. Mais si l’on considère un mouvement comme le DAL, pendant la période où j’étais à l’Uniopss, nous les avons régulièrement rencontrés pour arriver à des constats d’accords partiels. Les questions de logement ont plus été traitées en dialectique avec cette association, qu’en opposition. Alerte sait rencontrer des députés et effectuer un lobby efficace, mais ne savait pas regrouper des manifestant devant l’Assemblée Nationale. A plusieurs reprises nous avons travaillé avec le DAL dans cette optique de mobilisation/négociations » 137 .’

Le responsable de l’Uniopss présente ainsi le collectif Alerte comme un regroupement qui est prêt à examiner les demandes d’adhésion des organisations radicales 138 . Cette version des faits, qui consiste à démontrer que la non-présence de ces organisations à la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale et au collectif Alerte dépend de ces dernières, est rigoureusement remise en cause par Mme Nathalie Simmonot, responsable de Médecins du Monde. Celle-ci rejette cette assertion et explique que, pendant la phase préparatoire de la loi sur le Renforcement de la cohésion sociale  ou la Lutte contre les exclusions, les groupes de cause dits « militants » n'étaient pas les bienvenues au sein de l’Uniopss. Les membres de l’Uniopss ne souhaitaient pas travailler avec les groupes de cause « agitateurs » ou radicaux, parce que ces derniers ont recourt à un mode opératoire qui est différent du leur. En d’autres termes, les groupes de cause radicaux portent leurs revendications en dehors du cadre institutionnel : 

‘« Ils [les groupes de cause membres de l’Uniopss] ne disaient jamais on ne veut pas les voir. Ils disaient, elles ne font pas partie d’Alerte, euh.... Quand on se réunit, il faut un consensus. Or, le consensus n’est pas là euh...ou alors, elles prônent des positions que notre groupe n’a pas encore, euh on n’aura peut-être jamais. Ce n’était jamais, on ne veut pas les voir. Mais, je vous le dis tout était fait pour qu’on ne puisse pas les accepter : Agir ensemble contre le Chômage, le Comité Des Sans Logis, Droits Devant. Moi, je leur ai amené dans un premier temps des gens qui étaient plus faciles qu’AC, c’était le Mouvement national des chômeurs et précaires en me disant que c’est vrai qu’avec AC, ils sont trop radicaux, ils crient souvent. Bon donc, ça va être plus facile avec le Mouvement national des chômeurs et précaires, mais même là c’était difficile »  139 .’

Comment peut-on expliquer une telle attitude de rejet, surtout pour l’Uniopss qui, en principe, est une organisation qui a vocation à rassembler toutes les organisations du champ de l’» exclusion » ? Le refus de l’Uniopss d’œuvrer avec les groupes de cause radicaux peut se fonder sur deux raisons : le refus de collaborer avec les groupes de cause « extrémistes » 140 car ils ne partagent pas les mêmes approches « idéologiques », et les différences de modes opératoires entre les organisations caritatives et ceux que l’on qualifie de radicales 141 . Il convient de préciser qu’historiquement et traditionnellement, l’Uniopss mène depuis sa création une politique « d’exclusion » à l’égard des groupes de cause dits radicaux. Car, elle comprend essentiellement des organisations de solidarité de nature caritative qui ont une tradition de relations non conflictuelles avec les gouvernements. Ces dernières adoptent une posture de collaborateurs des décideurs politiques et refusent de se positionner en contre-pouvoirs. Or, les organisations dites radicales se signalent souvent par des comportements « publics » qui se situent à la limite de la légalité, même s’ils acceptent au final de dialoguer avec les représentants des pouvoirs publics. Ainsi, la philosophie d’action des organisations radicales se différencie de celles des groupes de cause réformistes, membres du collectif Alerte. Car, selon Bruno Grouès,

‘« … il y a aussi dans pas mal de grandes associations une histoire beaucoup moins…, pas très jolie…, qui est quelque chose de non respectable, de peu honorable hein, etc. Dans ce cas, on préfère travailler entre notables plutôt que de travailler avec les gens qui n’ont pas de toit, pas de boulot, etc. parce que c’est tellement plus agréable, c’est tellement plus commode, c’est tellement plus tranquille. Ça aussi, c’est l’une des tares du système français et là je pense que c’était la conjonction des deux »  142 .’

En fait, le collectif Alerte est constitué de « groupes notables », dans la mesure où les organisations qui le composent jouissent d’une respectabilité incontestable vis-à-vis des pouvoirs publics. A l’inverse, le deuxième collectif CPE est plutôt composé de groupes de cause plus récents, plus revendicatifs aux « domaines plus spécialisés, aux discours plus politiques et aux méthodes plus radicales » 143 . Ils ne bénéficient pas toujours d’une notoriété publique et ne sont pas non plus reconnus par les pouvoirs publics. Mais au-delà des différences idéologiques qui caractérisent les groupes de cause qui composent les collectifs Alerte, CPE puis GTI, nous relevons que ces acteurs sociaux se positionnent comme porte-parole des plus démunis.

Notes
114.

La création de la Commission Lutte contre la pauvreté et l’exclusion de l’Uniopss remonte à 1985 du fait de la montée du phénomène social qualifiée à l’époque de « nouvelle pauvreté ». Cette situation sociale prend une dimension politique avec la décision du gouvernement de Laurent Fabius d’allouer un budget aux organisations de lutte contre la pauvreté. En effet, après que le Premier ministre Laurent Fabius a envisagé « un accroissement des subventions aux organisations caritatives » aux prises à la lutte contre les exclusions sociales (Le Monde, 11 octobre 1984, p10), il « a annoncé la création d’un fonds national de développement de la vie associative (le budget de cet organisme) est inférieur à 30 millions de Francs ». Source : Le Monde, « M. Fabius annonce la création d’un fonds pour mieux gérer les associations », 11 décembre 1984, p. 16.

115.

Sous la direction de Serges Paugam, L’exclusion, l’état des savoirs, La Découverte, 1996, p. 12-13.

116.

Le Monde, « Fabius annonce la création d’un fonds pour mieux gérer les associations », 11 décembre 1984, p. 16.

117.

Entretien n° 11 avec M. Bruno Grouès, conseiller technique à l’Uniopss.

118.

Le Monde, « M. Fabius envisage un accroissement des subventions aux organisations caritatives », 11 octobre 1984, p. 10.

119.

Entretien n° 11 avec Bruno Grouès, conseiller technique à l’Uniopss.

120.

Entretien n° 6 avec Myriam Lemonnier, chargée de mission des questions d’exclusion sociale, puis actuelle secrétaire générale de la Fédération Entraide Protestante chargée des questions sociales au niveau national.

121.

Entretien n° 11 avec Bruno Grouès, conseiller technique à l’Uniopss.

122.

Entretien réalisé avec le Secours Catholique, Paris, 8 juin 2000, Eric Cheynis, Usages et enjeux associatifs de la construction du champ de l’exclusion. Éléments pour une genèse de la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions », Université Paris 1-ISST, mémoire de DEA sous la direction du professeur Michel Offerlé, 2000, op. cit. p.30

123.

Sur le plan politique, la stratégie du gouvernement de Laurent Fabius s’avère être payante, du moins dans l’immédiat. Il veut éviter de se faire éclabousser par une éventuelle aggravation de la situation des plus démunis. En effet, en termes d’image ou de retombées politiques, le gouvernement prend les devants en « se dégageant » d’un problème social particulièrement délicat, dans la mesure où ce problème peut devenir explosif, notamment dans l’hypothèse où la situation s’aggraverait et mobiliserait l’opinion publique nationale.

124.

Car la mauvaise gestion des fonds destinés aux pauvres par les organisations caritatives aurait certainement eu des conséquences néfastes directes sur l’image et la renommée des groupes de cause qui revendiquent agir en faveur des plus démunis et qui appartiennent au champ de la pauvreté et de l’exclusion.

125.

Entretien n° 11 avec Bruno Grouès, conseiller technique à l’Uniopss.

126.

Le Monde, « Les mesures pour lutter contre la pauvreté », 19 octobre 1984, p. 37.

127.

Il paraît donc nécessaire de comprendre l’exclusion sociale avant d’envisager faire des propositions à même d’éradiquer ce « mal social ». En s’assemblant ainsi, les groupes de cause se donnent pour ambition d’évaluer l'ampleur de l'exclusion, d’identifier ses visages ou formes d’expression d’où la mise en place de la Commission dénommée Commission de Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale.

128.

A priori, c’est « l’espace » à l’intérieur duquel plusieurs groupes de défense de la cause des plus démunis se retrouvent pour produire une connaissance « vraie » sur la pauvreté, la précarité et l’exclusion.

129.

Il s’agit en réalité d’une multitude de groupes radicaux : les groupes qui défendent la cause des « exclus », des chômeurs, des sans logis et mal logés.

130.

Cathérine Lévy « Des exclus aux « exclus » in La Revue, p. 79 à 82 ; Le Monde du 8 janvier 1996 p. 20 et enfin Daniel Mouchard, Les « exclus » dans l’espace public. Mobilisations et logiques de représentation dans la France contemporaine, Thèse pour le doctorat de science politique, IEP Paris, 28 mai 2001, p. 113-114.

131.

Archives Médecins du Monde : communique de presse, « Combattre la précarisation et les exclusions », Paris, 1er février 1996.

132.

Entretien avec Médecins du Monde, le 31 mai 2000, Eric Cheynis, «  Usages et enjeux associatifs de la construction du champ de l’exclusion », op. cit., p. 41.

133.

Ce sommet social convoqué par le gouvernement d’Alain Juppé s’est tenu à Matignon le 21 décembre 1995. Archives Médecins du Monde : Communique de presse, « Combattre la précarisation et les exclusions ». Paris, 1er février 1996.

134.

Lors de l’entretien avec Bruno Grouès, celui-ci a justifié le rapprochement momentané de Médecins du Monde d’avec les groupes radicaux de défense de la cause des plus démunis par le fait que ce sont tous des groupes qui se caractérisent par l’action sur le terrain.

135.

Entretien n° 21 avec Jean-Jacques Eyrand, Président du groupe de cause Droit Au Logement.

136.

Archives Uniopss : Association pour le droit à l’initiative économique, Armée du salut, Association nationale de prévention de l’alcoolisme, Association Setton, Aide à toute détresse-Quart monde, Coordination des organismes d’aide aux chômeurs par l’emploi, Emmaüs-France, Croix-Rouge française, Entraide protestante, fédération française des équipes Saint-Vincent, familles rurales, Fédération française des banques alimentaires, Fédération relais, Fédération nationale d’aide familiale à domicile, Fédération nationale des associations d’accueil et de réadaptation sociale, Fédération nationale des associations familiales des maisons d’accueil, Fonds social juif unifié, France terre d’asile, les Petits Frères des pauvres, Médecins du monde, Médecins sans frontières, Relais médical aux délaissés, Secours catholique, Secours populaire français, Société Saint-Vincent- de- Paul, Solidarités nouvelles face au chômage, Union féminine civique et sociale, Union nationale des associations gestionnaires de foyers de travailleurs migrants, Union nationale des institutions sociales d’action pour tziganes.

137.

Entretien n° 29 avec Magdeleine Hilaire.

138.

Selon Bruno Grouès, « l’Uniopss est ouverte, mais après c’est une libre adhésion. Chacun est libre d’adhérer ou pas à l’Uniopss. Il n’y a aucune obligation. Chacun est absolument libre d’adhérer ou pas, donc il se trouve que, historiquement, on n’a pas développé de liens avec les associations de chômeurs, que le Droit Au Logement a un mode d’expression qui est particulière, qui lui appartient. Mais on est fermé à rien. Si le DAL souhaitait adhérer alors …, il se serait soumis à notre Conseil d’administration comme pour toutes les adhésions à l’Uniopss, voilà la question serait examinée. Mais la question ne s’est pas posée jusqu’à présent ». Entretien n° 11. 

139.

Entretien n° 4 avec Nathalie Simonnot, responsable Médecins du Monde.

140.

Selon Bruno Grouès, conseiller technique à l’Uniopss, la première s’expliquerait par le fait « qu’en France en général, on a très peu l’habitude de travailler avec les personnes concernées par un problème et ça a une influence sur l’ensemble des acteurs et les associations...on essaie d’influer là dessus mais c’est encore très marginal hein ! ! ! ». Entretien n° 11.

141.

Alors que les groupes de cause caritatifs prônent toujours la négociation avec l’Etat, les réformistes recourent parfois, sinon généralement à la violence et à l’illégalisme comme mode opératoire.

142.

Entretien n° 11 avec Bruno Grouès, conseiller technique à l’Uniopss.

143.

Jérôme Fénoglio, « Les associations de solidarité critiquent  « l’»insuffisance » de l’avant-projet de loi sur l’exclusion », Le Monde, 3 octobre 1996, p. 9.